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« Certes nous avons un cerveau, mais il est habité par un sujet »
(Une amie)
Le premier titre qui me fut proposé par les organisateurs pour cette conférence était : « Soin et travail social : pari possible ». J’ai suggéré un déplacement vers « Soin et travail social : un pari sur l’impossible ». En effet à partir bille en tête sur le possible, on risque d’achopper sur l’impossible et alors l’élan est vite brisé. Alors qu’en partant de l’impossible, en n’occultant pas les points de faille, les points d’énigme, les inconnues comme on dit dans une équation, on peut dégager le possible. Ce n’est pas qu’un jeu sur les mots. C’est une argumentation logique. Dégager les points d’impossible pour libérer du possible. Tel est le chemin que je souhaite tracer.
Commençons par introduire la question à partir d’un petit schéma tout simple, en prenant appui sur les cercles inventés par le mathématicien Euler
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SOINS ET TRAVAIL SOCIAL
On voudrait que ces deux cercles soient joints par une intersection. Le « ET » que les linguistes nomment : copule, unirait comme une seule chair, comme une seule tête, comme un seul corps, les deux espaces. Ça copulerait enfin entre soin et travail social. Ainsi tout irait bien : soins et travail social se trouveraient d’emblée articulés. Mariage d’amour ou mariage de raison, le reste ne serait que question de communication. Or que constate t-on ? Que justement, comme dans tous les couples, ça ne s’articule pas si bien que ça. Si bien que l’intersection en question se fait faille, quand ce n’est pas faillite. Il y a bien quelque chose qui cloche et met en échec cette belle volonté d’harmonie et de mariage entre soins et travail social. L’intersection se vide et chute. Le « ET » unificateur tombe et les illusions qu’il entretenait itou. Chacun des deux cercles s’en trouve amputé.
Jacques Lacan a décrit ce mouvement de chute comme passage de l’aliénation à la séparation. Et en lieu et place d’une intersection, il y a bel et bien un trou : un impossible, précise Freud. Ce qui chute, Lacan le nomme objet @, c’est cet objet qui s’il existait ferait qu’on puisse rétablir l’harmonie, que tous les gars du monde pourraient se donner la main, que le lieux de soin et les lieux du travail social s’accoupleraient dans une étreinte parfaite, un partenariat enfin réalisé. Eh bien force est de constater que là aussi comme entre les hommes et les femmes, « il n’y a pas de rapport sexuel ». Soins et travail social, ça ne fait pas rapport au sens mathématique du terme où a/b = 1. Il y a quelque chose qui cloche, et il s’agit alors, comme on dit, de marcher à cloche-pied. Je me souviens d’une chanson de Boris Vian, où un vieux fou essaie de fabriquer une bombe atomique et qui reprend à chaque refrain : « Y a queq’chose qui choche lad’dans, j’y retourne immédiatement ». Car c’est vraiment vers ce qui cloche qu’il faut alors se retourner, pour prendre la mesure de ce qui rend impossible de marcher au pas. Ça marche « au pas », au sens où il y a du « pas » , de la négativité, de l’impossible Et que c’est bien de ce « pas » là qu’il s’agit d’entamer la marche, où de toute façon et pour les uns et pour les autres, ça boite. Mais « boiter » n’est pas pécher
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, nous avertit la Bible. C’est la marque dans l’humain d’un manque structural. Comment faire avec ce manque, cette incomplétude, c’est toute la question.
Soigner et éduquer, donc intervenir dans le champ social, sont deux des métiers frappés par ce que Freud nomme l’impossible. Il faut élever cet impossible, comme le fit Lacan dans sa foulée, au rang de concept fondamental, non seulement de la psychanalyse, mais de tout ce qui concerne les relations humaines. L’impossible vient marquer également un troisième métier : gouverner, la politique donc.
Il existe deux occurrences de cette phrase célèbre de Freud. Voyons-y voir de plus près. La première se trouve dans la préface
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(ou plutôt les mots d’encouragement) que Freud écrit à l’ouvrage d’un éducateur, directeur d’institution à Vienne dans les années 20, où il accueillait des cas sociaux, des « verwahrloste Jugend »
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comme c’est indiqué dans le titre de l’ouvrage. Des jeunes qu’on a laissé tomber et qui se sont laissé tomber. Je cite « J’avais fait mien très tôt le bon mot (la vanne, la bonne blague) qui veut qu’il y ait trois métiers impossibles – éduquer, soigner, gouverner-… » En 1925, date de cette préface, il n’en dit pas plus. Par contre il y revient en 1937, un an avant de mourir dans un texte fondamental : « Analyse finie et analyse infinie ». On possède deux versions de cette citation. L’une parue en 1939 dans la
Revue Française de Psychanalyse
visiblement tronquée et une seconde qui date de 1985, parue dans le recueil
Résultats, idées, problèmes
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. La voici : « Il me semble presque cependant, que l’analyse soit le troisième de ces métiers impossibles, dans lesquels on peut d’emblée être sûr d’un résultat insuffisant ? Les deux autres connus depuis longtemps sont éduquer et gouverner ». Il existe sûrement d’autres traductions, mais l’essentiel est dit. L’impossible, présent dans tous ces métiers, métiers qui ont en commun finalement une certaine forme d’intervention dans le champ des relations humaines, est une sorte de garantie à rebours : vous pouvez être assuré que ça ne marche pas, en tout cas pas comme on le voudrait. Entre les résultats attendus et les résultats obtenus, il y a un écart irréductible. Ça se présente comme une faille, un trou dans le savoir, dans le savoir-faire, dans le pouvoir, dans le vouloir. Un réel dit Lacan, en précisant que le réel, c’est justement l’impossible, ce qui revient toujours à la même place. Plus largement Freud plaçait cet impossible à l’origine du malaise dans la civilisation. Que ça ne colle pas finalement entre les hommes, c’est de structure. On aura beau dire, on aura beau faire, comme on disait dans le temps étant môme : y a pas moyen de moyenner. Donc cette donnée de l’impossible est à prendre en compte et à mettre dans la balance de tout ce qui fonde les interventions que ce soit dans le champ thérapeutique ou dans le champ social.
Venons-en maintenant à ce qui nous préoccupe : les relations entre soin et travail social. Là encore la préface de Freud va nous être d’un précieux recours. Freud y énonce que travail social - plus précisément travail éducatif -, et travail thérapeutique - plus précisément travail analytique -, ne sont pas à confondre. Ces deux types d’intervention dans ce qu’il nommera plus tard « réalité psychique » et « réalité sociale », n’obéissent pas aux mêmes règles, ne relèvent pas de la même formation, n’interviennent pas dans le même champ, ni du même lieu. Pour que les soins psychiques opèrent, précise Freud de sa place de psychanalyste, il faut : 1) que le patient ait des capacités d’élaboration symbolique suffisamment acquises et développées, en gros qu’il puisse causer. Ainsi il ne peut travailler avec des jeunes ou des adultes sans arrêt pris dans la jouissance du passage à l’acte, dans l’«
agieren
» , comme il dit. On a un peu avancé sur cette question, grâce aux travaux de Françoise Dolto, Mélanie Klein et quelques autres qui ont inventé un dispositif plus souple, notamment pour l’accueil des enfants, en prenant appui sur des dessins, de la pâte à modeler, des jeux etc Pour les adolescents, que l’on voit peu en consultation, s’est ouvert tout un champ d’intervention également. Je pense par exemple aux travaux de mon collègue Richard Hellbrunn sur la psychoboxe
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etc. En tout cas Freud dit que pour lui, dans le cas d’un défaut de capacité à élaborer dans la parole, il ne sait pas faire. L’autre exigence du dispositif analytique concerne le transfert et son maniement possible dans ce champ d’intervention thérapeutique. Heureusement, ajoute Freud, que devant cette limite, ce point de butée, il y a « mes amis éducateurs » qui peuvent prendre le relais avec d’autres dispositifs, d’autres cadres, d’autres approches dans le champ de la réalité sociale. Et il conclue en disant que ces deux approches : soigner et éduquer, à ne pas confondre, convergent cependant vers « la même intention ». Le terme allemand est «
absicht
» ce qui signifie : visée. Il y a dans le soin et l’intervention sociale deux approches différentes, mais une seule visée. Quelle est cette visée unique ? Quelle est cette ligne d’horizon vers laquelle pointent, quant à leur but, ces deux approches du sujet ? Tout d’abord pour reprendre le début de mon exposé : l’impossible, c’est ce qui se partage le mieux, l’impossible comme échec à la «
furor sanandi
» et à la «
furor socialandi
», si j’ose dire. Une mise en échec de la volonté de trop bien faire, de faire le bien , irais-je jusqu’à dire. « Vouloir faire le bien d’autrui, disait le philosophe Emmanuel Kant, c’est la pire des tyrannies ». Autrement dit face à la volonté de soigner et d’éduquer, il y a quelque chose qui résiste en face. Cette forme de résistance représente souvent la marque, la signature subjective, cette forme d’opposition à ce qui, venant de l’Autre, veut l’aliéner. Cette signature subjective, les analystes la désignent comme symptôme. Et ça résiste autant chez ceux qu’on nomme pudiquement les partenaires, que chez les usagers. Certains usagers résistent parfois jusqu’à la mort pour faire savoir qu’ils ne sont pas que des personnes ayant des droits et des devoirs, des objets de soins ou d’intervention sociale, mais qu’ils sont des sujets uniques, énigmatiques, mystérieux. Donc cet impossible à réduire le sujet à la personne, fait point commun dans le soin et le travail social. Mais d’autre part, comme on peut le lire également dans cette même préface de Freud, qui est décidément une véritable mine d’or : ce qu’ont à traiter et l’intervention thérapeutique et l’intervention sociale, c’est quelque chose d’étrange, présent chez chacun d’entre nous qu’il nomme «
Das Kind
», l’Enfant. Non pas un enfant, mais l’Enfant avec un grand E. Cet Enfant bizarre, souligne Freud, on se le coltine toute la vie durant, il est sans age. Et il apparaît parfois dans les rêves, les symptômes ou encore la création artistique. C’est de plus en plus opaque cette histoire d’Enfant. Pour y voir plus clair je vais m’appuyer sur un petit ouvrage de Serge Leclaire,
On tue un enfant,
paru en 1975. Je résume la thèse de Leclaire : nous portons tous en nous un enfant terrible et merveilleux et la vie n’est possible qu’au prix du meurtre permanent de cet Enfant-là. Cet Enfant-là qu’on peut alors taxer du concept que Freud forgera un peu plus tard : l’infantile. Ce que Lacan dans son vocabulaire nomme quant à lui : la jouissance. Voilà donc la visée commune au travail social et au travail thérapeutique : le traitement de cet Enfant merveilleux, le traitement jamais achevé de cet Enfant de la jouissance. La jouissance est produite par quelque chose d’un peu particulier, présent dans le corps des êtres humains, à savoir l’appareillage d’un organisme biologiquement animal aux lois du langage. Cet appareillage qui fait le fond de toute éducation, produit un corps où justement cet appareillage repose sur un impossible : entre corps biologique et corps de langage, ça ne s’articule pas bien, ça cloche là aussi. Puisque l’appareillage à ce que Freud nomme «
spracheapparat
» (appareil-à-parler) est déterminé par l’introduction d’un manque radical dans le corps de l’homme, une castration, - tel est le gros mot qu’emploient les psychanalystes -, une castration de la jouissance de vie présente dans le corps humain. C’est cet appareillage que Freud nomme « sexuel ». Se souvenir ici que sexuel a la même origine que « section ». Le sexuel, c’est bien le lieu du corps où ça coupe, où ça rate, où ça foire. Je vous renvoi ici aux travaux pratiques domestiques, vous m’en direz des nouvelles. « Le sexuel, ça concerne la jouissance du corps », écrit Freud dans ses conférences de 1917 d’
Introduction à la psychanalyse
. Mais qu’est-ce que veut un corps finalement ? ça veut jouir. Lacan dit la même chose à sa façon : « Un corps ; c’est ce qui sert à la jouissance ». Or ce corps, du fait de l’appareillage au langage, de l’« apparolage », est empêché de jouir. La jouissance est impossible pour « les trumains » du fait qu’ils parlent. Ce pourquoi Lacan les nomment « parlêtres », êtres parlants, ce qui est proprement un pléonasme, puisqu’il ne saurait y avait d’être sans la parole. Non seulement la jouissance impossible pour l’être parlant, mais de plus elle interdite. Car c’est ainsi que se transmet de génération en génération l’impossible, sous le signe de l’inter-dit, ce qui se dit entre les corps et qui fait barrage à la jouissance. Pensez à cet interdit structural qu’est l’interdit de l’inceste : c’est ce qui s’inter-dit entre le corps de la mère et le corps de l’enfant. Cette coupure produit un corps maternel mythique qui, s’il existait, ferait sauter l’impossible et rendrait alors possible l’accès à la jouissance. C’est un vieux rêve, mais ce serait purement et simplement la mort de l’espèce humaine. Là encore on retrouve l’impossible comme fondement de l’humaine condition. D’où toute une série de stratégies chez chaque sujet pour faire avec cet impossible. C’est là que l’on peut loger les manifestations de l’inconscient : les actes manqués, les lapsus, les oublis, les passages à l’acte, les symptômes, les rêves, les fantasmes… comme autant de tentatives de jouir malgré tout, malgré l’impossible. Mais évidemment ça ne marche pas. Ça coagule dans le corps, ça cherche un passage dans les structures de représentation psychique, ça subvertit les lois sociales et les lois du langage… Le symptôme est une tentative de gommer ce qui cloche dans la structure du sujet, à savoir que l’appareillage au langage, ça le divise. Comme a dit un jour une de mes patientes : j’ai beau parler, c’est jamais ça ! Ce « c’est jamais ça », cet impossible à dire, chacun se le coltine. Et le symptôme est une des façons de faire avec. Le symptôme c’est ce qui tombe ensemble, étymologiquement, d’un coté ce noyau de réel et de l’autre le langage, c’est à dire la confrontation aux lois de l’Autre. Mais ça tombe à coté, ça tombe dans le corps, ça tente de jouir du corps, ça cherche des formes dans la langage, ça cherche à se transformer toute cette énergie pulsionnelle inconsciente, et c’est muet. D’où l’invention de Freud suivi en cela par les thérapeutes de tous poils, le symptôme, il ne faut la le faire taire, il s’agit de le faire parler, sachant que le noyau dur du symptôme, le point de réel et d’impossible qu’il enchâsse est indicible, mais la parole et ses différents prolongements symboliques, comme la création artistique, lui font un bord à ce réel impossible.
Dans les équipes de soins et de travail social ceux que l’on reçoit sont affligés par un excès de symptôme, en gros ça dérange surtout leur entourage, et ça finit par les déranger. Le traitement de l’impossible que constitue le symptôme peut s’avérer insupportable pour ceux que côtoie le sujet. Chez les enfants, le symptôme met en scène l’impossible fiché au sein de l’espace parental. Non pas qu’il y aurait je ne sais quel dysfonctionnement à réparer, mais parce que de structure, là encore, il y a de l’impossible dans le rapport sexuel entre un homme et une femme, un père et une mère.
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Soit l’enfant prend la place de l’objet qui pourrait faire jouir la mère et il s’y épuise ; soit il refuse cette place et se bat comme un lion pour faire objection à la jouissance maternelle. Dans les deux cas il en est prisonnier. Et c’est en ce point d’impossible qu’interviennent et les soignants et les travailleurs du social, lorsque ces stratégies pour contourner l’impossible font trop de foin, que ce soit en famille, à l’école ou dans l’espace de socialité en général. Mais attention le symptôme, comme production de l’Enfant dont parle Freud, prend aussi les habits du jour, il se travesti dans la mode. Jadis, du temps de Charcot, la grande hystérie, aujourd’hui l’hyperactivité. Le symptôme, selon la lecture socioculturelle qui en est faite, présente une traduction dans le discours dominant de ces manifestations, à la base subjectives. C’est là qu’on tente de passer à l’objectivité, de faire des catégories, de classer, et comme à chaque fois qu’on prétend classer, il y a des incasables. Sur la relativité des constructions culturelles liées au symptôme, je renvoie au bel ouvrage signé de Catherine Clément et Sudhir Kakar,
La folle et le saint
. Au même moment de l’histoire, au début du XX é siècle, à deux endroits éloignés de la planète de 8000 Km, deux sujets présentent le même tableau clinique, Madeleine Lebouc en France et Ramakrishna en Inde. Tous deux ont des élans mystiques, vivent retirés dans un monde étrange et étranger, mangent peu, semblent évaporés, ravis, raptés par le haut vers des êtres divins invisibles qui peuplent la sphère céleste. C’est pourquoi Madeleine, par exemple, marche en permanence sur la pointe des pieds, en élévation constante etc. Madeleine sera prise en charge chez le professeur Janet au titre d’un épinglage de sa folie qui dérange sérieusement son entourage. Ramakrishna sera lui accueilli dans le temple de Kali et deviendra un des grands sages modernes. Pour ouvrir à une réflexion sur le symptôme sur le plan psychique et sur le plan social, il faut frapper ferme dès le départ : la structure n’est pas le sujet. Le sujet habite la structure. Il ne faut pas confondre la maison et son habitant, même si ladite maison est produite à partir de formes et de topologies non-ordinaires, que l’on peut estimer, surtout dans notre culture très scientiste, comme « pathologiques »
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Que signifie alors le traitement de la jouissance, cette visée convergente que dégage Freud dans ces deux pratiques sociales, que sont le travail social et le travail thérapeutique? Que signifie traiter l’Enfant terrible et merveilleux dans ces deux champs d’intervention ? Là tout en distinguant les champs d’intervention, on peut dégager des invariants. Ce travail porte évidemment d’abord, en tenant compte du dispositif et des outils dont on… dispose, thérapeutique ou social, sur l’entame de la jouissance de l’Enfant. Travail sur les limites, la différence des places, la différence des sexes etc Donc travail sur la castration. Dans le travail social ce travail se réalise à partir de ce qui fait obstacle à la jouissance du fait du vivre ensemble. C’est dans la confrontation à cette loi du vivre ensemble (qui englobe autant ce qu’on appelle la Loi, qu’elle soit pénale, civile, coutumière, que les lois de la parole et du vivre ensemble etc) Dans le travail thérapeutique, il s’agit de la confrontation à une loi plus radicale, plus primaire si l’on veut. La loi symbolique qui se soutient de l’impossible. La visée de tout travail thérapeutique inspiré de la psychanalyse pose en ligne d’horizon la confrontation au manque, à l’incomplétude, au manque-à-être et à la castration comme disait Lacan.
Le deuxième point que j’aimerais soulever et qui découle du premier, concerne la demande. Si l’on pose comme axiome de toute intervention sociale, comme de toute intervention psychique, qu’il n’est de clinique que du sujet, prendre au sérieux cette assertion implique un travail sur la demande de soin ou d’aide sociale. Si le travail sur la jouissance porte sur la façon dont un sujet s’inscrit dans le rapport à l’Autre, c’est donc par les voies du langage qu’il s’agit de produire cette analyse. Non seulement pour entendre ce que demande un sujet et vérifier qu’il demande à la bonne adresse, mais encore parce que ce travail préalable à toute forme de prise en charge, produit déjà de fait un certain traitement de la jouissance. Les travailleurs sociaux vont articuler ce travail autour des objets de la réalité sociale : trouver un logement, un travail, une formation, des aides financières, et pourquoi pas des soins etc soutenu en cela par des droits qu’ont pu dégager les luttes sociales. Là je dirai que dans ce champ la difficulté est de ne pas se dérober aux demandes légitimes des sujets, sans leur clore le bec avec l’illusion que les objets de la réalité sociale puissent en quelque sorte, les combler. Répondre à la demande dans le champ du travail social consiste à soutenir un usager, comme on dit, dans une élaboration subjective autour des objets qu’il estime lui manquer. Il s’agit donc tout à la fois de répondre à la demande d’objets sans ignorer le sujet. Du point de vue du travail thérapeutique, les objets de la réalité sociale restent à la porte, on travaille sur les formations de l’inconscient, les rêves, les symptômes, les fantasmes, autre travail d’élaboration du sujet dans ses signifiants-maîtres, dans ses mots-phares, ses représentations psychiques de base. Dans le champ du travail social le point de butée sera marqué par le fait qu’on ne peut tout avoir, qu’aucun objet au monde ne suffit en soi à combler le manque ; et sur le plan psychique, c’est au manque-à-être que le sujet est confronté. Manque-à-avoir et maque-à-être se conjuguent ici pour soutenir un sujet dans la confrontation à l’incomplétude. Dans un moment de la socioculture tel que celui que nous vivons, où la structure de discours du néolibéralisme fait du monde un vaste supermarché des biens, la question est d’autant plus difficile à soutenir. D’où l’impression - et ce n’est pas qu’une impression -, des travailleurs sociaux, comme des psy, de ramer à contre-courant.
Voilà donc des invariants que travailleurs sociaux et soignants peuvent partager sans confusion des places, ni des genres. Mais que faire alors pour travailler malgré tout ensemble ? Première réponse : ensemble ne signifie pas confondus. Ensemble signifie que réalité sociale et réalité psychique sont distingués et que les intervenants desdits champs sont, si j’ose dire, tout aussi distingués. Qu’est-ce qui peut alors faire lien entre eux ? La réponse est logique, si l’on reste dans le domaine binaire : le travail social face aux soins, ça tourne vite au duel. Les effets d’une position en miroir débouchant fatalement sur une prolifération de la haine et de l’agressivité. On ne peut s’en sortir que par le tiers. Le tiers, si je reprends ce que j’ai soutenu à partir de Freud, c’est la visée « comme-une » au travail social et au travail thérapeutique : le traitement de la jouissance, et sur le plan social et sur le plan psychique. Pas la peine de se bouffer le nez, il y a du pain sur la planche pour tout le monde. Premier type de réponse donc : maintenir la différence des places. Ce qui a pour effet certain de traiter chez les professionnels la propension comme chez tout un chacun, à la jouissance. Pas question de soutenir, comme certains l’ont pu faire, jusqu’à une époque récente, que tout est dans tout et réciproquement et qu’on fait tous la même chose. Souvenons-nous qu’un journal fasciste de la France de Vichy titrait « Je suis partout » , mise en œuvre, avec toutes les conséquences que cela comporte d’un concept totalitaire, s’il en est. Non, on ne saurait être partout, on est où l’on est et pas ailleurs !
Deuxième réponse pour éviter face à la confrontation à l’impossible introduite par la confrontation à la différence des places de tenter de s’en débarrasser en le refilant à l’autre : c’est les travailleurs sociaux qui ne comprennent rien au travail thérapeutique ; ou l’autre versant de la même rengaine: les thérapeutes et leur jargon, de toute façon, on n’y comprend rien, il sont débranchés des questions sociales etc. Vous connaissez la ritournelle, puisque si j’ai bien compris c’est de là qu’est née l’idée de cette journée de réflexion, l’impossible transparence entre soins et travail social.
Alors comment faire ? Comment faire jaillir, à partir de cet impossible radical, des possibles, des ponts, des passerelles, des forum, des espaces de dire, des lieux de confrontation ? Comment se tenir ensemble tout en étant distincts ? Comment faire pour ne pas tomber soit dans le duel, soin contre travail social (et parfois tout contre !) ou diffracter des sous groupes , le tenants de la psychanalyse contre ceux des neurosciences etc. Ou encore jouer l’unité imaginaire interne contre l’externe : tous unis à l’hôpital contre tel autre dispositif. On sait que les groupes s’unissent plus dans la haine, donc dans ce qu’ils taisent, que ce qu’ils disent.
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Il me semble que la réponse est du côté de ce tiers qu’autorise la parole en son théâtre. Car la parole à la fois nous sépare et nous réunit. C’est bien le paradoxe par excellence du symbole :
tesserra
, morceau de poterie en son origine que les familles grecques se partageaient pour marquer leur alliance. Une journée comme celle qui nous a réuni à Albi début septembre, a ceci d’exemplaire qu’elle ne cherche pas à produire un mixte, un montage, une articulation impossible, une sorte de tarasque, licorne ou de sphynge où s’emmêleraient les pinceaux soin et travail social, au contraire en soutenant un espace de dire où l’expérience de chacun s’inscrit dans la parole dont il peut la soutenir, ça produit peut-être pas de l’articulation, mais ça fait lien. Ça copule pas , mai ça favorise la rencontre. Du coup peuvent s’ouvrir des questions tierces, au-delà de la confrontation du deux. Qu’est-ce qui nous tient ensemble ? On peut parler projet, le décliner sous toutes ses formes (projet institutionnel, d’équipe, personnalisé…) et vérifier comment chacun, de sa place, s’y inscrit. Plus largement on peut se dire que ce qui nous tient ensemble, c’est qu’on se parle. « On tient les bœufs avec un joug ; explique un juriste du XVII e nommé Choiseul, les hommes on les tient avec de la parole ». Voilà le questionnement sur lequel j’aimerai déboucher : quels sont les lieux où dans le service, à l’hôpital, dans la région, les thérapeutes et les travailleurs se retrouvent ensemble pour se parler de ce qu’ils font? Attention je ne dis pas forcément pour se parler des usagers, parfois bien usagés jusqu’à la corde, pris qu’ils sont dans ces machinations de transparence, dans des déplacements incessants, dans ces paroles et ces décisions trop souvent tenues dans leur dos. Trop fréquemment on pense qu’il suffirait de se parler d’un usager pour que les différentes facettes de la prise en charge fassent ensemble et fabriquent un patchwork, avec l’illusion au bout du compte qu’on va enfin comprendre ce qui se passe chez lui. Cet usager, il s’agirait d’en faire le tour, de le saisir comme une totalité, dans « sa globalité » précise-t-on dans le jargon, oubliant au passage cet impossible radical de la transparence de l’être dit humain. Le risque d’un partenariat aussi imaginaire, vous le savez bien, dans cette tentative impossible de «
glasnost
» généralisée , est de réifier un peu plus le sujet, de parler et d’agir derrière son dos, provoquant un peu plus d’aliénation, un peu plus de souffrance. C’est ce que signifie à l’origine le terme de partenariat. Dans l’argot des truands, le partenariat c’est la part du butin que chacun reçoit lors du partage des recettes d’un mauvais coup. Ce terme, fort à la mode dans notre secteur, vient en droite ligne d’un mot de l’ancien français : « parçon » qui désigne à la fois le butin et le partage. C’est tout benef ! Il faudrait se demander ce qu’implique le fait de bavasser ainsi dans le dos des gens et ce que ça produit : généralement le pire. Se méfier du partenariat, pour en faire bon usage, au bon endroit : conserver des zones d’opacité. Sachant que dans le réseau de partenaires, dont le soin et le travail social ne sont que deux sommets émergeant parmi d’autres, dans un ensemble complexe que qu’on peut nommer : le social (comme on dit le bâtiment !), c’est d’abord des usagers qui y circulent qu’il s’agit de tenir compte. Comment en tenir compte si ce n’est en leur laissant la parole ?
Donc je ne parle pas de partenariat, je parle de lieux où chacun puisse soutenir en paroles ses actes, où chacun puisse prendre acte de ce qu’il agit et de ce qui l’agit. Je parle donc de confrontation entre les équipes de soin et les travailleurs sociaux. Pas pour faire du semblable, pas pour faire du même, pour maintenir justement de l’écart, de la différence, pour mettre au travail au cœur de ces pratiques, l’impossible. Pour se le coltiner.
Joseph Rouzel, Montpellier, 17 août 2006
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Conférence tenue à Albi le 5 septembre 2006 à l’invitation de La Fondation du Bon Sauveur (tout un programme !) dans le cadre d’une journée de pédopsychiatrie.
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Leonard Euler , mathématicien suisse (Bâle, 1707 - Saint-Pétersbourg, 1783). Dans
Introduction à l'analyse infinitésimale
(1748), Euler traite de l'étude générale des fonctions et met en évidence pour la première fois les liens entre fonctions exponentielles et fonctions circulaires.
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Cf. le bel ouvrage de Lucien Israël,
Boiter n’est pas pécher
, Denoël, 1989.
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On trouvera mon commentaire pas à pas de cette préface dans l’ouvrage collectif
Que serait un travail social qui ne serait ni théologique, ni politique ?
Éditions de l’Association Lacanienne Internationale, Joseph Rouzel , « Psychanalyse et éducation spécialisée », p. 129-147.
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August Aïchhorn,
Jeunes en souffrance
, préface de Sigmund Freud, Editions du Champ Social, 2005 (2eme édition)
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Sigmund Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » in
Résultats, idées, problèmes II
, PUF, 1985.
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Richard Hellbrunn
, A poings nommés. La violence à bras le corps
, érès, 2003.
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Sur cette question de l’enfant metteur en scène du symptôme parental, voir « Note sur l’enfant » de Jacques Lacan, in
Autres Ecrits
, Seuil, 2001.
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Sur cette question voir l’ouvrage, classique maintenant, de Georges Canguilhem,
Le normal et le pathologique
, PUF, 1999. En effet : « l’état pathologique peut être dit normal, sans absurdité, dans la mesure où il exprime un rapport à la normativité de la vie. »
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Sur cette question voir Daniel Sibony,
Le groupe inconscient. Le lien et la peur
, Christian Bourgois, 1980.