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Thierry Goguel d’Allondans, Anthropo-logiques d’un travailleur social. Passeurs, passages, passants. (note de lecture)

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Joseph Rouzel

mardi 18 novembre 2003

Préface de David Le Breton, Téraèdre, 2003.

On ne peut que se réjouir de la parution de l’ouvrage de Goguel d’Allondans. L’auteur, formateur à l’école de moniteurs – éducateurs de Schiltigheim, éducateur, titulaire d’un doctorat d’état en anthropologie pour une thèse consacrée au rites de passages, chercheur à l’Université Marc Bloch de Strasbourg, a derrière lui un beau parcours de travailleur social. A l’origine cuisinier de formation, il a franchi petit à petit ces différentes « passes ». Cette histoire de vie singulière, bien enracinée dans le quotidien, lui donne une assise solide dans la réalité du travail éducatif, dont il ne s’est jamais départi.

A partir d’une métaphore qui fait flores dans le travail social, celle du passeur, Thierry Goguel d’Allondans, montre dans cet ouvrage tout l’intérêt d’un repérage de la fonction éducative à partir des coordonnées de l’anthropologie. Là où la sociologie fournit des réponses en terme de masse, de grands groupes sociaux ; là où la psychanalyse introduit la question de la subjectivité ; l’anthropologie construit une approche raisonnée des petits groupes et des communautés tels qu’on peut les rencontrer dans les institutions sociales et médico-sociales. Le fondement conceptuel de cette approche subtile tient dans la notion de rite et de rituel. Dans un ouvrage précédent consacré à Arnold Van Gennep, célèbre folkloriste et père du concept de rite de passage, il a montré toute la richesse des rites au quotidien. A partir d’une structure ternaire : préliminaires, liminaires et post-liminaires, il enveloppe l’ensemble de la fonction éducative. L’éducateur se fait alors artisan des bords, des franges, des marges. Là où la société post-moderne délite le lien social en frappant des milliers de nos concitoyens du sceau de l’exclusion, bon an, mal an, avec les moyens du bord, les travailleurs sociaux sont attelés à une tache impossible, digne de Sisyphe, sans cesse à remettre sur le métier : produire de l’humain. C’est bien une position de résistant. Dans un moment socio-historique où il n’est pas besoin d’être grand clerc pour constater l’effondrement des réseaux de solidarité, l’éducateur, et plus globalement l’ensemble des intervenants sociaux professionnalisés, fait du remaillage, de la reprise du lien social. A partir de ce constat il s’agit de penser l’acte éducatif comme fondé sur une rencontre inter-humaine, un rencontre soumise aux aléas de toute rencontre, tissé d’affectif, de sentiments, d’émotions dont les rituels institutionnels vont baliser le cheminement : rituels d’accueil, d’hospitalité, d’initiation, de transmission, de séparation… Ainsi l’auteur décline-t-il ce qu’on nomme par ailleurs l’accompagnement éducatif. Dans un moment difficile où beaucoup de collègues ne croient plus à ce qu’ils font, perdent le sens ou se laissent bercer par les sirènes du management, de la démarche qualité et autres balivernes technoscientistes, voila un ouvrage dans lequel il faut bon respirer. Le style et la teneur des propos de l’auteur laissent à penser. Il invite à faire quelques pas de cotés face aux représentations prètes-à-penser qui envahissent le champ social. Une nuance cependant : il n’est pas sûr, comme il nous le présente en cours d’ouvrage, que les éducateurs aient grand intérêt à continuer à faire des projets pour les usagers, aussi enthousiasmants soient-ils, ce à quoi les poussent par ailleurs les directions et les donneurs d’ordre (Conseils Généraux ou représentants de l’Etat…). La véritable subversion – et là le sens des rites prend tout son poids- impose un retournement à 180 ° : ce ne sont pas les éducateurs qui savent mais les sujets dont on leur confie le soutien, quelque soit leur âge. C’est donc à partir de ce savoir, qui ne se sait pas, de ce savoir insu mais qui marque la subjectivité de chaque personne prise en charge, qu’il faut envisager le point de départ de tout projet d’accompagnement social. Parce que les rites du quotidien autorisent et protègent la rencontre, c’est du lieu même de cette rencontre que ce savoir peut advenir au grand jour. A partir de là, il ne s’agit pas tant comme David Le Breton l’énonce dans sa préface à l’ouvrage, de ramener à bon port des êtres à la dérive. En effet de quel lieu jugeons-nous que ceux-là, les exclus, les miséreux, les démunis, les gueules cassées du social, dérivent ? Ce dont il s’agit, et Goguel d’Allondans appuie de tout son poids de travailleur social, de formateur et de chercheur cette notion, c’est de les faire passer de l’autre coté, de les faire advenir à l’autre rive. Passer de l’enfance à l’état adulte en franchissant les « rapides » de l’adolescence, par exemple. Franchir cet entre-deux places sociales qu’implique l’état de chômage etc Cela exige du passeur qu’est tout éducateur, une sérieuse connaissance et des rivages et des lois de la navigation. Mais, et c’est une limite infranchissable, sauf à tomber dans des manipulations d’autrui que l’éthique du travail social ne peut que réprouver, il ne saurait imposer au passant une direction : il l’accompagne le temps de ce passage (parfois pas-sage !). Pris entre deux feux : les impératifs du contrôle social et les exigences des sujets qu’ils soutient dans cette passe (souvent mauvaise) l’éducateur ne saurait se soustraire à cette tension qu’exige tout passage : il s’agit de lâcher ce que l’on connaît pour se lancer dans le vide. Se libérer du connu pour accueillir le toujours nouveau telle pourrait être la morale de cet ouvrage.

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