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Tolstoï pédagogue

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France Roy

dimanche 18 mars 2007

Université de Rouen, laboratoire CIVIIC.

Article publié dans

Nouveaux pédagogues : Tome 1 - Pédagogues de la modernité.

Sous la direction de Jean Houssaye

Editions Fabert, 2007, 526 pages

1 - BIOGRAPHIE

Léon Tolstoï naît le 28 août 1828 à Iasnaia Poliana, "La clairière lumineuse", propriété située près de la ville de Toula, à environ deux cent kilomètres au sud de Moscou.

Ce nom "Iasnaia Poliana", aujourd'hui connu dans toute la Russie, cette propriété, devenue musée, que les paysans du village ont religieusement protégée lors de la révolution de 1917 et pendant la seconde guerre mondiale, cette belle campagne russe, respectueusement façonnée par les ancêtres maternels de Tolstoï, tout cet ensemble a été le point d'ancrage de son inspiration et de ses engagements.

Pour Tolstoï, ce lieu est lié à l'idée du bonheur ; celui qui devait exister, il en est sûr, avant la disparition de sa mère, il n'avait que deux ans ; celui également, que son frère aîné Nicolaï promettait à tous les hommes lorsqu'ils s'amusaient ensemble à rechercher le bâton merveilleux qui aurait le pouvoir de le leur donner. C'est à l'endroit précis de ces jeux que Tolstoï, à sa demande, sera enterré.

Et c'est dans ce lieu qu'il revient après un séjour à Kazan, où il aura entamé sans suite, des études de langues orientales, puis de droit. Il a 19 ans, son père est mort dix ans auparavant déjà, et du partage des biens, lui revient le domaine. Il se lance dans sa gestion, mais se rend vite compte de l'ampleur et de la complexité de la tâche. D'où l'idée, déjà à cette époque, de fonder une école qui permette de pallier à l'ignorance des paysans (ils sont encore asservis et ne seront affranchis qu'en 1861).

Puis soudainement, Tolstoï décide de rejoindre l'armée du Caucase, dans laquelle son frère aîné s'est lui aussi engagé. Cette expérience de cinq années de guerre restera gravée en lui : elle constituera bien sûr une puissante source d'inspiration pour la réalisation de son oeuvre "Guerre et paix", et sera plus tard, l'une des causes de son engagement en faveur de la non-violence.

C'est également dans le Caucase que Tolstoï entreprend d'écrire : d'abord un journal intime, puis "Enfance", publié dans la revue littéraire "Le contemporain". Viennent ensuite "Adolescence" et les "Récits de Sébastopol", qui bien que censurés, impressionnent fortement et font d'emblée de Tolstoï un écrivain reconnu dans les milieux littéraires.

De retour à Iasnaia Poliana, il se préoccupe du sort des paysans. Il ressent et respecte en eux une authenticité qu'il ne trouve pas dans les milieux de la haute société, dont il est issu. Il veut leur accorder la liberté, mais se heurte à nouveau à leur incompréhension et revient à l'idée de la nécessité d'éduquer le peuple.

Son activité pédagogique à proprement parler, se situera entre 1858 et 1862. Elle sera entrecoupée de deux voyages à l'étranger, en France, en Angleterre, en Allemagne, et en Suisse, avec pour but essentiel la visite d'écoles, la rencontre d'enseignants, et la collecte de documents pédagogiques, ouvrages théoriques ou textes d'enfants.

De retour du second voyage, il trouve son école dévastée à la suite d'une perquisition policière. Tolstoï est révolté, il proteste auprès du tsar, mais jamais l'expérience pédagogique de Iasnaia Poliana ne retrouvera plus tard l'ampleur de cette époque.

Tolstoï n'oubliera et n'abandonnera pas, pourtant. Le mariage, la vie de famille et la rédaction de ses grandes oeuvres "Guerre et paix" et "Anna Karénine" l'absorberont pendant de longues années, mais il prendra le temps de se consacrer à l'instruction de ses propres enfants, et accueillera régulièrement des enfants de paysans chez lui pour leur donner des leçons. Par la suite, sa femme et ses enfants l'aideront même, surtout lorsqu'il entreprendra de publier ce qui sera connu sous le nom de "syllabaire". Cet ouvrage composé de quatre volumes, présente il est vrai, une partie consacrée à l'apprentissage de la lecture, mais propose ensuite une compilation de récits de difficulté croissante, collectés dans le monde entier et retravaillés par Tolstoï lui-même, ainsi que des cours d'arithmétique et des instructions pour les maîtres.

Édité en 1872, ce livre aura peu de succès, mais remanié et réédité en 1880, il sera vendu à plus d'un million d'exemplaires, et ce bien que n'ayant pas obtenu d'approbation gouvernementale.

L'année 1878 et celles qui suivent constitueront par ailleurs un tournant décisif dans la vie de Tolstoï. Il a atteint la cinquantaine et voit resurgir les questions qui l'avaient hanté pendant son adolescence : des questions sur le sens de la vie, la vie confrontée à la souffrance - il en a été le témoin récent dans certains quartiers misérables de Moscou - puis la vie inéluctablement confrontée à la mort. Écartelé entre un idéal de pureté et d'altruisme, et la réalité de sa vie de notable, dans une société dont les relations tant sociales qu'économiques se durcissent, il cherchera pourtant à vivre en accord avec ses convictions, et ce jusqu'à la toute fin de sa vie, où il quittera Iasnaïa Poliana, mais pour tomber malade et mourir dans une petite gare, celle d'Astapovo, le 7 novembre 1910 à l'âge de 82 ans.

Il est difficile de cerner précisément en quoi a consisté cette crise morale, mais il est certain qu'elle a permis à Tolstoï de construire une conviction religieuse personnelle, fondée sur la recherche du sens véritable des écrits bibliques. Cette foi aura d'importantes conséquences tant sur le plan de ses idées que sur celui de sa vie sociale et familiale. Pour citer quelques exemples, il deviendra végétarien, décidera de renoncer aux droits d'auteurs d'une partie de ses oeuvres, et sera excommunié de l'église orthodoxe.

Il poursuivra par ailleurs l'écriture de textes destinés aux enfants, et prendra le temps de conseiller de jeunes enseignants. Des lettres qu'il adresse à deux de ses amis, Paul Biroukof et Valentin Boulgakof, seront l'occasion pour lui d'étayer ou de critiquer ses idées précédentes sur l'éducation, pour en exposer sa conception définitive, inscrite dans le cadre plus large de sa philosophie de vie.

2 - ASPECTS MAJEURS

De par nature, Tolstoï s'est toujours opposé à tout ce qui pouvait lui paraître formel, hypocrite, ou non-authentique. Il en est de la pédagogie comme des autres domaines de sa vie. C'est pourquoi, plutôt que de dépendre d'une théorie ou d'une méthode pré-établies, sa réflexion s'appuie avant tout sur l'expérience. Expérience qui tente d'ouvrir la voie d'une relation éducative basée sur le principe de liberté.

2 1 - Opposition au formalisme

On trouve de manière récurrente dans l'oeuvre pédagogique de Tolstoï la question de savoir " ce qu'il faut enseigner, et comment" . Cette question très concrète se pose à lui dès qu'il prend conscience de la nécessité d'éduquer le peuple, dans le but de lui permettre d'accéder à la connaissance, de se libérer de la peur et de sortir de la passivité. Comme Tolstoï, de nombreuses personnes issues de la noblesse terrienne russe, étaient préoccupées par cette question, mais pour la plupart ne préconisaient que l'application de méthodes déjà utilisées dans les milieux aisés.

Pourtant, aucune expérience solide ne pouvant servir de point de référence en la matière, on pourrait penser que la situation aurait pu être favorable à l'expérimentation, à la recherche. Cependant le poids du régime tsariste, par l'intermédiaire de la censure, freinait toute initiative ; seule une forte détermination pouvait justifier un engagement sur les chemins de traverse, et ce fut le cas de Tolstoï dont de nombreux écrits pédagogiques furent publiés dans d'autres pays avant de pouvoir l'être en Russie.

Tolstoï est en effet très critique vis-à-vis de l'école de son temps, il en dénonce le caractère formel, dévitalisé, rigide, dont il vient de subir les méthodes à l'université de Kazan. Il refuse de se conformer à la mode pédagogique allemande, idolâtrée parce que venue de l'étranger, et démasque le caractère condescendant et autoritaire, quoique d'apparence généreuse, d'une volonté d'adaptation pour le peuple de méthodes ou de contenus utiles aux classes dirigeantes.

Il aura la même attitude critique à l'égard des écoles dites pestalozziennes ou froebeliennes qu'il visitera lors de ses voyages en Europe. Disciple de Rousseau, dont l'admiration lui fut transmise par sa mère, il éprouve a priori de la sympathie pour ces courants, continuateurs de la pensée de son maître, mais il est révolté par ce qu'il observe concrètement : le même divorce entre l'école et la vie, une discipline rigide, voire brutale, et des méthodes que Tolstoï qualifie de "monstrueuses" parce que niant les principes qu'elles énoncent, de respect de la vie et des besoins de l'enfant. Pour exemple, une leçon "d'observation vivante" devient sous ses yeux, une longue séance de questionnement par le maître, totalement abstraite, à l'issue de laquelle les élèves doivent dire qu'ils ont devant eux non pas un poisson, mais "l'image d'un poisson".

Tolstoï réprouve également l'attitude des pédagogues qu'il sera amené à rencontrer, les pédagogues allemands en particulier, dont la foi aveugle en leurs méthodes a développé un dogmatisme tout aussi néfaste que celui des anciennes pédagogies, auxquelles ils prétendent pourtant s'opposer. Tolstoï les qualifiera de "pédants froids", dont l'attitude fermée, à l'origine d'une ambiance lourde et étouffante dans la classe, ruine également toute capacité au dialogue.

Cette position critique, Tolstoï ne l'adopte pas qu'en pédagogie : elle s'exprimera aussi de manière flagrante après les années 1880, lorsqu'il remettra en cause l'autorité de l'église et entreprendra de réformer complètement son mode de vie quotidien.

Tolstoï manifeste en effet un caractère d'une sensibilité exacerbée qui le conduit souvent à adopter des positions très tranchées. Il en donne un exemple dans son roman autobiographique et introspectif "Enfance" : il est touché jusqu'aux larmes par la gentillesse de son premier précepteur, Fédor Ivanovitch, pour qui il dit être prêt à tout sacrifier, mais il frappe et refuse de s'excuser auprès du second, un précepteur français du nom de Saint-Jérôme (Saint-Thomas dans la réalité), chez qui il perçoit "l'égoïsme léger, la vanité, l'impertinence et la suffisance des ignorants" (Tolstoï, 1854, p.223). Plus tard, A. A. Tolstoï, la tante de l'écrivain, écrit à son propos : "Le surnom de "peau fine" que lui donna plus tard sa femme lui allait on ne peut mieux, tant la moindre chose agissait sur lui dans un sens favorable ou défavorable. Son intuition artistique lui permettait de deviner les gens, et son jugement se révélait souvent d'une vérité surprenante" . (A. A. Tolstoï, 1977, p.81)

Cette sensibilité, enracinée et développée dans le vécu d'une enfance douloureuse, fait que Tolstoï perçoit de manière très vive la réalité de ce que vivent et ressentent les enfants, et ne peut supporter de les voir s'ennuyer, souffrir, ou subir les lubies, l'incompétence ou l'hypocrisie des adultes. Pour lui, la pédagogie ne doit pas exister dans le but de satisfaire le pédagogue, encore moins pour répondre à des intérêts d'ordre politique, économique ou religieux. Elle ne doit pas partir d'une théorie, mais s'appuyer sur l'observation, l'écoute attentive des besoins des enfants, et en particulier ceux des enfants de paysans (Texte n°3).

Ces enfants ont il est vrai, besoin d'être instruits, mais ils sont surtout porteurs d'une "vérité", d'une authenticité et d'une sagesse nourrie de leur rapport à la nature. Dans son article intitulé "Qui doit enseigner l'art littéraire, et à qui?" , Tolstoï relate une expérience d'expression écrite, proposée aux enfants à partir de proverbes populaires, et il est très étonné de la qualité de leurs productions, d'où le titre de son article. Il dit à propos de l'un d'eux : "Ce sentiment de la mesure, que de rares artistes acquièrent à force de travail et d'étude, vivait en son âme pure d'enfant dans toute sa force primitive. (...En voulant influencer son écriture), il me semblait avoir dépravé l'âme pure, primitive d'un enfant de paysan. (...) Je ne connais rien de pareil à ces pages dans la littérature russe." (Tolstoï, 1862, p. 281 et 295)

Comme Rousseau, Tolstoï croit que la nature est bonne, que l'enfant en est la plus pure expression, et que la pire influence est celle qui vient entraver le libre développement de la vie : "L'homme naît parfait. C'est le grand mot dit par Rousseau et cette parole restera vraie et ferme comme un roc." (Tolstoï, 1862, p.307) Comme Rousseau également, Tolstoï pense que "tout dégénère entre les mains de l'homme" (Rousseau, 1762, p.1). Le contexte des sociétés modernes en particulier, avec le travail en usine et la recherche du profit ou du luxe, est pour lui à l'origine de la dépravation de l'âme enfantine : ce mode de vie qui a tendance à développer l'avidité et les instincts, n'offre d'autre but que l'intérêt personnel, au point que l'individu en arrive à ne plus se préoccuper des répercussions de ses actes.

C'est pourquoi l'adulte doit en quelque sorte s'effacer devant l'enfant, se mettre à son écoute et réfléchir à ce que sont ses besoins réels. Il doit partir du doute, et non de certitudes théoriques ou préétablies ; à tout moment il doit être prêt à remettre en question ses conceptions erronées, et c'est ce que Tolstoï lui-même fera à plusieurs reprises dans ses écrits pédagogiques en faisant preuve d'une grande sincérité.

2 2 - Une seule méthode : l'expérience

Tolstoï part donc du concret, de l'expérience qu'il retient pour seule méthode en pédagogie. Avec beaucoup d'intuition et de précision dans ses recherches, il prend des notes relatives à sa pratique ou à celle de ses collaborateurs, échange avec eux au moment des repas ou pendant la journée du dimanche, et utilise la revue Iasnaïa Poliana qu'il a créée, pour décrire, interroger, théoriser.... (Texte n°1). Cette publication, ainsi que les textes pédagogiques ultérieurs rendent compte d'une constante évolution de sa réflexion ainsi que d'une interaction remarquable entre théorie et pratique.

Du point de vue des méthodes, la modernité de celles que propose Tolstoï est assez impressionnante. En grammaire par exemple, il ne conçoit pas d'imposer un carcan de règles, mais propose une méthode inductive, à partir d'écrits lus ou produits par les enfants. En mathématiques, le même genre de démarche les guide du concret vers l'abstrait (Texte n°5). Tolstoï qui avait remarqué l'importance de la littérature populaire lors de son séjour à Marseille, entreprend la rédaction du syllabaire, avec pour ambition de former et de faire accéder aux premières impressions poétiques "tous les enfants russes, aussi bien ceux de la famille impériale que ceux des moujiks." (A. A. Tolstoï, 1872)

Mais là encore, Tolstoï s'oppose à toute tentation dogmatique, et réagit fortement lorsqu'il la perçoit dans les classes de ses collaborateurs. "L'expérience nous a convaincu qu'il n'y a pas une seule méthode mauvaise et pas une seule bonne, que le défaut de la méthode consiste, précisément, en l'étude exclusive par elle seule, que la meilleure méthode est l'absence de toute méthode : c'est d'apprendre et d'employer toutes les méthodes et d'en inventer une nouvelle chaque fois que se présente une difficulté. (...) Chaque maître doit savoir que chaque nouvelle méthode inventée n'est qu'un degré sur lequel il faudra se placer pour aller plus loin" . (Tolstoï, 1862, p. 60)

Pour Tolstoï, l'essentiel est que le maître sache s'adapter, à travers la méthode qu'il emploie, aux circonstances humaines, historiques, géographiques, et sociales dans lesquelles il enseigne. Plus précisément, le maître doit s'adapter à chaque élève en particulier, de manière à lui proposer la méthode qui lui permette de surmonter toutes ses difficultés (Texte n°4b). "C'est-à-dire, dit Tolstoï, qu'il ne faut pas de méthode mais de l'art et du talent." (Tolstoï, 1862, p. 77)

En ce qui concerne les contenus, Tolstoï réfléchit à leur utilité, ainsi qu'à l'opportunité de l'enseignement de chaque matière. Il est l'un des rares à remettre en cause la foi dans le progrès qui caractérise la fin du XIXème siècle, car pour lui, le savoir n'est pas bon en lui-même, dans l'absolu. Après le tournant des années 1880, il cherche à donner une cohérence d'ensemble à tous les domaines de la connaissance, en les reliant à la conception de la vie qu'il a développée. Partant du principe que la science doit être au service de la vie, il adopte comme critère principal de son utilité celui de l'union, union entre les hommes, union de tous dans le savoir par le dialogue et l'échange.

2 3 - Liberté

L'axe qui a sous-tendu l'ensemble de cette réflexion, est le principe de liberté. On a vu que cette idée est le point de départ de l'action pédagogique de Tolstoï : il s'agissait d'éduquer le peuple, de l'éduquer à la liberté. Dès 1862, et il le confirmera dans un article intitulé "Sur l'instruction du peuple" en 1875, il affirme que si la seule méthode en pédagogie est l'expérience, son seul critère est celui de liberté.

Comme on l'a vu, cette prise de position très directe résulte d'une réaction vive au type d'enseignement qu'il a reçu à l'université, et qu'il observe plus tard dans les écoles allemandes et françaises. Elle résulte également d'influences telles que celles de Montaigne, qui, dira Tolstoï, "a exprimé le premier clairement l'idée de la liberté dans l'éducation" (Tolstoï, 1860), ou de Rousseau pour qui "le bonheur des enfants ainsi que des hommes consiste dans l'usage de leur liberté" (Rousseau, 1762, Ed1958 p.114). Renforcée au fur et à mesure de son expérience concrète, elle deviendra une conviction suffisamment profonde pour lui permettre de résister à la censure et aux oppositions de l'état, de l'église et plus tard de sa propre famille. Tolstoï, qui était avant tout en quête de sa propre liberté, cherchera comment la vivre jusqu'à la veille même de sa mort.

Sa conception de la liberté évolue et s'approfondit néanmoins.

Son aspect le plus immédiat, et qui a grandement choqué en France, lorsque les textes pédagogiques de Tolstoï furent traduits à partir des années 1888-90, est la liberté concrète dont bénéficiaient les enfants de l'école de Iasnaïa Poliana : la liberté de venir en cours, d'écouter, de participer ou non, de partir à tout moment... d'où un certain "désordre" dans la classe, inconcevable au sein l'école de la république, nouvellement instituée. Cependant, d'après l'expérience que Tolstoï décrit dans la revue Iasnaïa Poliana, peu à peu se met en place une organisation "naturelle", issue de la vie du groupe et de l'intérêt pour les activités proposées.

Dans le même ordre d'idée, les enfants doivent entretenir un rapport libre avec la connaissance ; leurs besoins, leurs intérêts doivent spontanément s'exprimer, et guider le professeur (Texte n°4a). Suivant un principe de "non-immixion", Tolstoï n'accepte que d'instruire les enfants, du moins au début de son expérience pédagogique. Il rejette l'aspect éducatif, à ses yeux coercitif, et conçoit l'instruction comme un processus permettant d'instaurer un rapport libre et créatif avec la culture, dont l'école n'est d'ailleurs pas la seule garante. (Texte n°2) La liberté devient alors une véritable méthode d'éducation, car pour Tolstoï la liberté, c'est la vie elle-même.

En 1909, dans une lettre à V. Boulgakov, Tolstoï élargit encore ce concept de liberté. Elle ne suppose plus seulement l'absence de contrainte (pas d'interrogations orales, ni de devoirs par exemple), de violence ou de punition de la part de l'adulte, mais aussi l'absence de toute sollicitation telle que la récompense, extérieure au besoin réel de l'enfant. Celui-ci, gâté par l'adulte qui veut lui faire plaisir, perd dans ce cas tout naturel, pour ne se comporter qu'en "chien savant qui aime le sucre". La personnalité de l'enfant doit pouvoir s'exprimer indépendamment de toute stimulation artificielle, agréable ou désagréable, pour être respectée et pouvoir se développer.

Comme le préconisait Rousseau, Tolstoï s'efforçait de ne pas punir, mais veillait "à ce qu'une sanction découle tout naturellement, nécessairement, de la faute" (Baudouin, 1923, p.120) : si l'enfant ne trouvait pas son chapeau à l'heure de la promenade, il ne pouvait pas sortir, c'était la règle.

De même, le maître doit être dépourvu de tout intérêt extérieur à son oeuvre éducative. Celle-ci doit être indépendante de toute récompense et même de toute rémunération (L'exercice d'un autre métier était tout à fait envisageable pour les maîtres de l'époque, puisque les cours n'avaient lieu que pendant le long hiver russe). Cette oeuvre ne doit pas plus dépendre d'un idéal abstrait, le point essentiel étant que pour être un bon enseignant, le maître ne doit avoir aucune autre préoccupation que celle de servir les enfants. Seule cette liberté intérieure de l'adulte lui permettra de tisser avec eux de réels rapports humains, d'avoir une connaissance profonde de leur nature, et de découvrir les méthodes qui leur conviendront le mieux.

2 4 - Relation humaine

Dans ses écrits pédagogiques de 1862, Tolstoï avait établi une différence nette entre instruction et éducation. Pour lui, l'éducation est une "influence obligatoire, forcée, d'une personne sur une autre (...) c'est la tendance chez un homme à faire d'un autre ce qu'il est lui-même, (...) c'est la tendance au despotisme moral érigé en principe" (Tolstoï, 1862, p.115/157). En particulier, il ne reconnaît aucun droit aux fonctionnaires ou à la noblesse d'exercer cette influence sur qui que ce soit.

Pourtant, quelques pages plus loin dans le texte, Tolstoï reconnaît que la passion de l'enseignant est une donnée essentielle dans la transmission des connaissances : "Elle se communique aux élèves et agit sur eux de façon éducatrice." (Tolstoï, 1862, p.210) Il est difficile en effet, d'imaginer que Tolstoï ait pu écarter définitivement l'aspect relationnel de l'éducation étant donné le type de personnalité, et l'attitude qu'il manifestait lui-même au sein de son école.

Lorsqu'il l'ouvre en 1859, dans un bâtiment annexe de sa propriété, la population se montre tout d'abord sceptique, si bien qu'il ne se présente que 22 enfants le premier jour. Pourtant en quelques mois, l'effectif atteindra 70 élèves. La classe a lieu en principe de 8 heures à midi, puis de 3 à 6 heures, mais les enfants arrivent souvent plus tôt le matin, déjeunent avec leur maître qui leur a demandé de l'appeler "Léon Nicolaïevitch", ce qui dans le contexte est aussi lourd de sens que pour Célestin Freinet d'avoir supprimé la traditionnelle estrade. Les enfants ne rentrent parfois que très tard le soir, après avoir joué ou être allés en promenade avec Tolstoï. Parfois aussi, ils ne rentrent pas, dorment sous des abris de branchages ou partagent la chambre des autres maîtres de l'école.

Les joies, les jeux et les rapides progrès des enfants les ont beaucoup rapprochés de Tolstoï. Et lui aussi en retour a exprimé à plusieurs reprises, dans des lettres ou dans son journal intime, le bonheur qu'il a eu de se trouver à leur contact. L'un de ses anciens élèves, V.S. Morozov explique : "Toute sa bonne volonté si fervente nous encourageait et notre enthousiasme grandissait de jour en jour. (...) Nous souffrions quand il n'était pas là, et lui de même. Nous étions inséparables. (...) Il semblait puiser quelque chose de profond dans l'âme des élèves." (Morozov, Ed 1977, p101)

On a pu reprocher à Tolstoï de se servir en quelque sorte, de ce que sa famille appelait sa "marotte" pédagogique pour maintenir son propre équilibre psychologique, mis à rude épreuve par les difficultés rencontrées pendant l'enfance ; mais à l'inverse, c'est peut-être justement grâce à cela qu'il a pu être aussi sensible à la richesse de la nature enfantine. Ses deux grands romans en sont un témoignage particulièrement fort : les enfants y tiennent une place centrale, aussi importante que celle des adultes, et sont confrontés aux mêmes difficultés de vie que ceux-ci, même si leur manière de les percevoir et d'y réagir leur est propre.

Tolstoï sait aussi que de manière intuitive, les enfants ressentent ce qui est sincère, authentique, ou au contraire hypocrite ou surfait dans l'attitude des adultes (Texte n°6). Comme l'exprime Charles Baudouin, "le maître doit être un homme et son âme doit rester de plain pied avec l'âme de l'enfant" (Baudouin, 1923, p.60). C'est pourquoi par exemple, considérant le jeu comme "une affaire sérieuse" pour les enfants, Tolstoï s'y donnait sans restriction et n'éprouvait aucun scrupule à y prendre autant de plaisir qu'eux.

Pourtant, ce n'est qu'en 1909, dans sa lettre à Boulgakov, qu'il reconnaît de manière théorique l'influence éducative de l'adulte ainsi que l'impossibilité d'une séparation entre instruction et éducation. Ce changement résulte pour une part d'une évolution dans sa conception de l'enfant, dont il ne dira plus qu'il est naturellement bon mais plutôt qu'il est sain. Tolstoï entend par là que si la nature telle que l'enfant la manifeste est infiniment préférable à sa déformation par la société, elle ne saurait constituer en elle-même un idéal. Ses conceptions religieuses l'ont amené en effet à envisager, au-delà de la "nature animale", une "nature rationnelle ou divine" présente en chaque être humain, et que celui-ci doit s'efforcer de révéler. Le rôle de l'éducateur n'est donc plus seulement d'être à l'écoute de l'enfant, mais de permettre chez lui le développement de cette "nature divine", expression de sa véritable humanité.

Comment éveiller cette nature spirituelle chez l'enfant ? La réponse de Tolstoï est la suivante : grâce au pouvoir de la "suggestion" (Texte n°7). Ce terme est pris au sens clinique, tel qu'il a été défini par les psychologues de l'école de Nancy : il recouvre une forme normale et très générale de l'influence humaine, qui dans certains cas, peut être associée à l'hypnose. La suggestion peut être positive ou négative, voire néfaste, par exemple lorsque l'église ou le gouvernement s'en servent pour "hypnotiser" le peuple ; elle est d'autant plus puissante qu'elle commence à agir dès l'enfance, âge suggestible entre tous. C'est pourquoi l'oeuvre éducative devra s'efforcer d'éliminer autant que possible les suggestions mauvaises, pour renforcer les bonnes. Tolstoï associe l'idée de suggestion consciente à l'instruction, celle de suggestion inconsciente à l'éducation. Cette dernière consiste en ce qui se transmet le plus profondément, par notre exemple involontaire de chaque jour et de chaque instant : il appartient donc à l'adulte d'éveiller tout d'abord sa propre "nature divine", afin de pouvoir ensuite stimuler son apparition chez l'enfant. "L'éducation paraît une oeuvre compliquée et difficile, tant que nous voulons, sans nous élever nous-mêmes, élever nos enfants ou ceux des autres." (Tolstoï, cité par C.Baudouin, 1923, p.142) Et C.Baudouin commente : "C'est très simple, c'est beaucoup plus simple que toutes les pédagogies. C'est aussi plus difficile." (Baudouin, 1923, p.144)

Avant tout, Tolstoï demande donc au maître de progresser lui-même, non seulement d'un point de vue technique pour la transmission des connaissances, mais surtout d'un point de vue humain. S'il réussit à construire pour lui-même une profonde philosophie de vie, et s'il "est animé par une foi en la fraternité humaine, il devient alors "éducateur" au sens noble du terme." (Filloux, 1996, p.42)

3 - DÉBAT CRITIQUE

Tolstoï fut un acteur important dans l'organisation de l'éducation populaire en Russie, tout d'abord en tant qu'enseignant et directeur d'école, mais aussi en tant que formateur de maîtres, gestionnaire des écoles de sa région ou par l'intermédiaire du journal Iasnaïa Poliana qui lui a permis de publier par exemple, un "Projet de plan général pour l'organisation des écoles populaires" - en réaction à une proposition gouvernementale. Il y aborde de nombreux aspects concrets, d'ordre administratif - budgets, locaux, gestion d'effectifs, inspection- , ou pédagogique -choix de contenus, emplois du temps, organisation matérielle des classes...

Le fait qu'il ait toujours refusé, quoi qu'il en coûte, de se référer à une théorie préalable mais au contraire, ait pris pour point de référence la question de rechercher "quoi enseigner, et comment", lui a donné une capacité d'action et de création remarquables. Un siècle et demi plus tard, nombre de ses propositions, très novatrices pour l'époque, ont été depuis "redécouvertes", et pour certaines intégrées à la pratique de nos classes.

Son oeuvre pédagogique eut un impact énorme en Russie grâce au syllabaire, dont pratiquement toutes les familles possédaient un exemplaire. Mais pour ce qui concerne ses idées pédagogiques, leur influence s'est surtout exprimée à l'étranger, au sein du courant libertaire (Summerhill, écoles de Hambourg) et de celui de l'éducation nouvelle, puisqu'Adolphe Ferrière a reconnu en lui un précurseur de ce mouvement.

Mais plus qu'un initiateur, Tolstoï est avant tout un continuateur des idées de Rousseau, de Pestalozzi et de Froëbel dont il a su saisir l'essence, démasquer l'aspect figé des méthodes créées par leurs successeurs, et auxquelles il a redonné vie en les confrontant à la réalité russe qu'il connaissait. Comme l'exprime JC. Filloux, pour Tolstoï "la pédagogie n'est pas de l'ordre des techniques, mais de l'invention, de la création. (...) Iasnaïa Poliana ne prétend pas alors se donner comme modèle, mais comme exemple d'un lieu où s'est poursuivie entre Tolstoï - ou entre ses aides - et les élèves une sorte d'aventure commune." (Filloux, 1971)

L'attitude critique de Tolstoï, l'a conduit néanmoins à se démarquer de Rousseau sur le plan de la relation pédagogique. Ce n'est pas par une mise en contact avec les choses qu'il pense finalement éduquer les enfants, surtout lorsque cette apparence de permissivité cache en fait une maîtrise totale du précepteur sur son élève. Fondamentalement pour Tolstoï, la relation éducative doit s'établir par un contact direct et profond, de vie à vie, contact sur la base duquel il est possible ensuite de construire la démarche pédagogique la plus appropriée.

Mais au-delà de ces questions de contenu et de relation maître-élève, au-delà également des conditions spécifiques à son époque, l'intérêt de l'oeuvre pédagogique de Tolstoï se situe dans le fait qu'il ait interrogé sur un plan théorique, les fondements de l'acte éducatif. S'il refusa toujours de fixer un but ultime à l'éducation, il fut néanmoins à la recherche de principes fondamentaux concernant le sens de la vie humaine, principes qu'il reproche justement aux courants pédagogiques de son époque de ne pas posséder, et qu'il ne parviendra lui-même à énoncer qu'à la toute fin de sa vie.

D'où de nombreuses insuffisances et contradictions, tant dans sa pratique que dans le discours qui l'accompagne, et que Tolstoï lui-même ne manque pas de souligner : comment les enfants peuvent-ils décider eux-mêmes des connaissances qui correspondent à leurs "besoins" ? Comment concilier éducation libre et nécessité sociale? Pourquoi refuser totalement l'enseignement de l'histoire, alors que seul son aspect nationaliste est en cause? Comment concilier suggestion et liberté, éducation religieuse et liberté? ...

Et comment reconnaître le bien fondé d'un développement "naturel", lorsque les enfants sont élevés dans la misère? La confrontation à la réalité sociale des villes de la fin du XIXème siècle, a induit une complète remise en question de ses idées pédagogiques par Tolstoï. S'il n'a pu faire de propositions concrètes, et son expérience d'éducation au village montre en cela très nettement ses limites, cette prise de conscience a provoqué une modification de sa conception de l'enfant, de son rapport à l'adulte, et de l'articulation qu'il envisageait auparavant entre instruction et éducation.

Plus que le détail de ses applications, ce qui importe et ce que peut nous apporter l'expérience de Tolstoï, est la logique qui sous-tend toute sa démarche, c'est-à-dire le type de questionnement qui l'a guidé, et l'impulsion qui lui a permis de rechercher inlassablement comment donner sens à l'acte éducatif. Charles Baudouin a dit de lui qu'il s'était trouvé "à l'entrée de presque toutes les avenues de la nouvelle pédagogie." Le pire écueil à ses yeux, mais aussi le plus sournois, serait sans aucun doute une quelconque dogmatisation de ses idées pédagogiques qui leur ferait perdre tout aspect vivant et créatif (Son rêve de fraternité ne s'est-il pas transformé en un cercle restreint d'adeptes du "tolstoïsme"?).

Un dernier point sur lequel Tolstoï a été très controversé est celui de sa personnalité et de ses motivations profondes envers l'éducation. De nombreux livres écrits par ses enfants, par des écrivains ou artistes qui sont venus le rencontrer, ainsi que des analyses réalisées à partir de ses journaux et romans ont été publiés et traduits, surtout après sa mort.

Doté d'une force physique hors du commun et d'une prodigieuse vitalité, il impressionnait tout autant les enfants par sa capacité à "deviner" tout ce qu'ils pensaient et par sa joie de vivre communicative. Tolstoï était pourtant d'un tempérament complexe, cyclothymique, écartelé entre des moments d'euphorie et d'autres de doute profond, entre un désir de "sainteté" et un sentiment d'aliénation vis-à-vis de ses passions. Comment parler de liberté, sous l'influence d'une telle personnalité, souffrant de plus d'un manque affectif dû à la mort prématurée de ses parents?

La force de Tolstoï est précisément d'avoir su prendre appui sur ces difficultés, pour rechercher le fondement d'une relation pédagogique "non-violente", et avancer sur la voie de l'établissement d'un rapport libre entre maître et élève. Cette liberté, il appartient avant tout à l'adulte de la cultiver pour lui-même, dans une recherche constante, afin de pouvoir réellement se mettre au service des enfants, plutôt qu'à celui d'une méthode, d'une technique, ou d'un objectif politique ou religieux. Là se situe pour Tolstoï le seul moyen de permettre l'épanouissement de la "nature divine" des enfants, dont il a acquis la conviction qu'elle existe à l'intérieur de la vie humaine. Le fait qu'il ait à titre personnel, réussi à poursuivre cet idéal de perfection jusqu'à la toute fin de sa vie n'est-il pas, en lui-même, la preuve de sa "sincérité pédagogique", tout autant que celle de sa victoire sur le destin ...

BIBLIOGRAPHIE

De Tolstoï

TOLSTOI, L. (1960) Enfance, adolescence, jeunesse (1852 à 1857)

Paris, Gallimard, col Folio

TOLSTOI, L. (1902) Oeuvres complètes,

Articles pédagogiques et syllabaire :

vol 13 : 1862 , vol 14 : 1875, vol 19 : récits populaires 1881-1886

Paris, Stock

TOLSTOI, L. (1925) Mémoire à Boulgakof sur l'éducation

Paris, Anvers, Ed Lumière

Sur Tolstoï

BAUDOUIN, C. (1923). Tolstoï éducateur .

Paris, Neuchâtel. Niestlé et Delachaux.

MAROGER, D. (1974). Les idées pédagogiques de Tolstoï.

Lausanne. Editions L'Age de l'homme.

Thèse présentée devant l'université de Paris IV, le 1er Juin 1972,

Service de reproduction des thèses de l'université de Lille III, 1974

FILLOUX, JC. (1996). Tolstoï pédagogue .

Paris. Presses Universitaires de France.

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