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Trans-formations et évaluation

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Marc Prudhomme

samedi 26 novembre 2005

La formation serait-elle un processus de trans-formation comme on l’entend souvent ? Transformation de qui ? De quoi ? Comment cerner, donc évaluer cette transformation ? D’ailleurs le doit-on, le peut-on et les « outils » existent-ils ?

Pour répondre à ces questions il nous faut d’abord préciser l’objet de cette réflexion et revenir sur ce qu’engage une demande de formation.

Nous écarterons d’emblée l’idée que la formation « transforme » le sujet dans le sens d ‘un changement radical. Le formé, s’il est en bonne santé psychique ( !), reste ce qu’il était avant d’entrer en formation à ceci près: il s’est passé « quelque chose » pendant le temps de formation, un « quelque chose » de difficilement repérable . Il nous faut donc considérer cette transformation au sens étymologique du « trans », locution latine, qui indique un mouvement vers. Si elle transforme, la formation implique un déplacement : on est parti de quelque part pour arriver autre part, d’un état d’esprit et de représentations personnelles pourrait-on dire, pour passer à un autre état d’esprit et à d’autres représentations, celles-ci plus professionnelles.

Partons donc du début, c’est à dire du pourquoi de l’entrée en formation et la demande qui s’y articule.

La demande, nous y voilà ! Lors des épreuves d’admission, on sait comme il est difficile pour les candidats de formuler le pourquoi ils « demandent » à être formés à ces métiers. Les discours plaqués et récités ne sont pas satisfaisants et immédiatement repérables. « Je suis très motivé,..C’est ma voie depuis longtemps…Je suis décidé à faire ce travail ...» ne nous renseignent pas pour autant. Oui mais encore : « Pourquoi voulez vous exercer ces métiers dont on dit parfois qu’il faut la vocation ? » Cela laisse supposer que ce n’est pas facile tous les jours!

Premier constat : la demande est difficilement formulable. Voilà peut-être une piste exploitable. Force est de constater que la demande ne peut-être formulée car ce qui la soutient est en grande partie « masqué » C’est ce que l’on appelle les motivations profondes et nous ne pouvons pas en dire grand chose car elles sont singulières. Le candidat n’est pas sans savoir qu’il est travaillé par cet objet caché, mais sans pouvoir le formuler. La formation devient alors un espace où existerait un Savoir qui permettrait de trouver l’objet en question

Donc l’attente en début de formation est immense. Bien entendu la déception qui va suivre va y être proportionnelle ! Le terrain de la formation vient d’ailleurs nous confirmer cet écart. Nous constatons généralement le décalage entre la première année débordante d’enthousiasmes et la seconde année plus apathique. L’ambiance des promos s’en ressent et la question pour tous devient : comment passer de l’illusion à la désillusion? Cela engage la question de l’accompagnement des étudiants.

Passer de l’illusion à la désillusion….Nous retrouvons cette idée de mouvement évoquée antérieurement, de trans-formation comme nous l’entendons. Dans cet accompagnement à la désillusion, car le formé ne peut en rester là, la position est trop inconfortable, la fonction du formateur va prendre tout son sens. Perdant de son désir initial, le formé va se retourner vers le formateur imaginé lui comme sachant faire avec ces populations en difficulté. La déception issue de la désillusion va conditionner cette nouvelle demande adressée sur des modes divers et variés, parfois conflictuels. Ces conflits semblent se cristalliser autour de la demande de ce Savoir que les formateurs ne peuvent apporter et pour cause : c’est un savoir imaginaire

Le formé va devoir se dégager de cette impasse. Comment ? En acceptant de ne pas être rempli par ce supposé savoir attribué aux formateurs. Le seul savoir dont le formé peut prétendre est celui qu’il va devoir se construire . Cette construction professionnelle, nous sommes là dans un mouvement habituel d’une fin de formation, est cette trans-formation souhaitée. Il s’agit de lâcher des certitudes pour se laisser aller vers un non encore savoir. Cette découverte d’un savoir être et d’un savoir-faire personnels est parfois une révélation pour les étudiants. C’est se mettre en mouvement psychique de trans-formation, éprouver que l’on grandit….professionnellement va sans dire…mais tout de même. Cette avancée vers son identité professionnelle, nous l’avons vu, se construit aussi autour de changements personnels. De cela nous ne pouvons, pour les raisons que l’on imagine, en faire l’évaluation. L’évaluation ne peut s’adresser qu’à la partie visible et professionnelle de ces transformations. De ces compétences révélées, il semble que les savoirs-faire sont plus facilement identifiables. En effet, comment évaluer des savoirs être si ce n’est les effets sur les populations que l’on prétend aider ? Et encore, n’est-ce pas là quelque peu prétentieux ? Sans compter que ces effets sont manifestes parfois bien après « l’intervention » ? Comment évaluer « la rencontre, la relation de confiance, l’écoute empathique, le transfert… » ? La relation humaine, même sur le terrain professionnel, garde une part énigmatique qu’il faut admettre. Le pendant de ce refus serait l’instauration d’une volonté de maîtrise totale de l’autre et on ne pourrait plus alors parler de travail social ou éducatif.

Pour continuer sur la question très d’actualité de l’évaluation, je voudrais relater une situation tirée de ma propre expérience de terrain. La clinique de terrain permet de resituer le débat en le reliant à la réalité que l’on a peut-être tendance à oublier bien facilement, ou du moins à utiliser après la construction théorique et non comme matériel servant avant des considérations plus intellectuelles.

Il y a quelques années, dans le cadre d’une mesure d’Action Educative en Milieu Ouvert, l’éducateur de terrain que j’étais, se voit proposer d’intervenir auprès d’un jeune adolescent en difficultés familiales. Pour synthétiser, la maladie d’un père de fait peu présent, venait questionner la construction de l’enfant dans la période délicate et sensible de l’adolescence. On imagine quel a été le projet éducatif travaillé en équipe autour de la problématique de ce jeune en souffrance : restaurer l’image du père, proposer une autre image identificatoire et j’en passe des meilleures….

Mais il y a un élément signifiant qui, au fil de l’intervention, a échappé à l’éducateur et à l’équipe : ce dernier se prénommait « Marc »…comme l’adolescent. Celui-ci, lors de sorties éducatives régulières prévues dans le projet, interrogeait le professionnel de façon récurrente sur la fonction de ce dernier. « C’est quoi un éducateur? Est-ce que ton métier consiste à sortir avec des jeunes, leur payer un pot au café et parler avec eux de tout et rien, je ne comprends pas bien?… »

Avouons que l’éducateur était embarrassé pour répondre. Que fait un éducateur au delà d’un cadre repérable et surtout que se passe-t-il vraiment dans cette rencontre?

Quoiqu’il en soit, après deux années d’intervention, l’AEMO s’arrête au vu de l’évaluation « d’évolution positive » de Marc…l’adolescent.

Quelques années plus tard, lors du retour de l’éducateur d’une visite à domicile, les deux Marc se rencontrent par hasard dans la rue. Au-delà de la surprise, chacun a envie d’en savoir un peu plus sur ce que devient l’autre. Renversement de situation, c’est Marc, le jeune maintenant adulte, qui invite Marc, l’éducateur, à boire un pot !

Dans l’échange, Marc relate rapidement les sorties lors de son suivi passé et de son questionnement sur ce que je « faisais » avec lui. Preuve qu’il s‘est là aussi passé quelque chose d’important pour lui et …bien loin du projet pensé « dans son intérêt » Marc a grandi, passé son Bac et entrepris avec réussite, des études en psychologie Il est maintenant installé en cabinet et se dit « heureux » dans sa vie familiale et privée.

Cette vignette me parait illustrative de la complexité de la démarche évaluative, pire, des risques de la formalisation touchant le registre de la subjectivité.

Dans le cas présent, qui aurait pu entrevoir, l’intervention éducative pourtant terminée, les effets de ce qui s’est passé à l’insu de tous, les sujets en relation, mais aussi l’équipe pourtant en position de tiers ? Sans rentrer dans une démarche interprétative, on perçoit un lien probable entre signifiant prénominal, énigme de la fonction et manque d’une réponse à son sujet et au sujet de la demande. Au vu de ces prémices d’un peut-être début de compréhension après coup et de plus « par hasard », que valait l’évaluation « d’évolution positive » argumentant la fin de l’action éducative ?

Dans l’évaluation, il me semble se poser deux questions fondamentales. La première est, vous l’avez compris celle de la subjectivité et donc du même coup de l’objectivité. La deuxième est celle des effets de l’évaluation et de ce que l‘on en fait. Au fond, à quoi sert-elle et à qui sert-elle ?

Cette question de terrain interrogeant la question de l’évaluation peut paraître éloignée de ce qui se passe dans un centre de formation. Elle ne l’est pas tant que cela dans le sens où l’évaluation devient une pratique formalisée et mise en protocole en travail social, voire présentée comme une technique professionnelle. Elle sera utilisée comme telle par ces futurs professionnels que sont les étudiants en formation.

Mais pour être plus convaincant, l’apport d’une autre vignette clinique, in situ, le centre de formation, sera peut-être plus démonstrative.

Lors d’un Groupe d’Analyse des Pratiques, espace primordial de la formation des éducateurs spécialisés, l’échange vif entre le formateur-animateur de cette instance et un étudiant conduit ce dernier à quitter, très en colère, le groupe de réflexion. Il y avait de l’insupportable, pour chacun, dans ce qui était dit.

Il y a fort à parier qu’une évaluation du Groupe d’Analyse des Pratiques par l’étudiant, après l’incident, aurait été soumise à l’affect négatif produit par l’échange.

Plusieurs mois plus tard, une fois diplômé, cet étudiant est venu « remercier » le référent du groupe pour le travail, certes douloureux, effectué ensemble.

Quelles conclusions en tirer ?

Il existe une confusion entre évaluation et satisfaction . Cette dernière n’est pas le gage d’une bonne ou mauvaise formation reçue. On peut se sentir satisfait de justement ne pas être bousculé dans ses certitudes, de ne pas changer, de répéter le même…de ne pas se « trans-former » C’est d’ailleurs la résistance à la trans-formation qui est en partie interrogée pendant le cursus. Cela demande à se pencher sur la place occupée par chacun dans la relation pédagogique.

Les quelques grilles d’évaluation que j’ai pu consulter ressemblent effectivement plus à des enquêtes de satisfaction qu’à une évaluation des effets d’une formation, ceux-ci n’étant pas et je le répète, forcément identifiables.

Arrivés à ce point, il faudrait confronter sérieusement les sens que chacun donne à ce mot « d’évaluation » La philosophie, la psychanalyse, la sociologie et bien d’autres champs référentiels seraient à explorer avant même d’employer un mot de vocabulaire aux significations multiples. De quoi parle-t-on ?

J’en resterais ici au sens premier que nous apporte le Petit Larousse : évaluer c’est « estimer la valeur »

Il en existe une, fondatrice du travail social, la prise en compte du sujet , tel qu’il est, là où il en est. Prise en compte du sujet avec ses possibilités de changement…et déjà nous devinons que la question de la subjectivité nous rattrape. Pour en revenir aux centres de formation, comment évaluer, par exemple, les capacités d’évolution, de transformation, de changement d’un candidat aux épreuves d’admission à la formation d’éducateur spécialisé ? D’emblée, dans notre secteur, l’évaluation et sa pertinence nous questionnent. Nous savons comme les sélections des futurs étudiants-stagiaires sont délicates à manier pour les sélectionneurs ( évaluateurs ?) des centres de formation.

La demande d’évaluation existant, que peut-on en faire ? Comment la travailler ?

Elle est effectivement à travailler , mettre en forme et pas seulement en grille. Cela demande du temps car cette mise en forme doit passer par une mise en paroles pour venir faire coupure dans ce qui s’est passé entre formateur et formé. Comment a été reçu par l’un ce qu’a apporté l’autre ? Que s’est-il passé dans cet échange ? Pourquoi ? L’évaluation doit devenir elle-même un acte de formation et non une formalité figée. L’évaluation se doit d’être vivante donc changeante . Elle ne peut être un point final à un module terminé de formation mais trois petits points laissant supposer qu’il y a encore à dire mais sans savoir quoi…

Nous savons bien comme le travail de construction se fait entre les modules de formation, parfois même à l’insu du formé, donc hors les espaces de formation, école ou lieu de stage. Je prendrais encore pour exemple le Groupe d’Analyse des Pratiques.

En ce sens l’évaluation doit servir avant tout au formé en lui permettant de réévaluer sa propre évaluation, de pouvoir à nouveau la discuter. Il est fréquent de constater dans les centres de formation les réajustements, au fil des années, des étudiants concernant les évaluations faites antérieurement par eux-mêmes. Parfois, après être diplômés, certains envisagent autrement, et ils le disent, ce qu’ils ont reçu quelques années auparavant.

Il faut être convaincu que la relation formateur-formé est soumise, comme toute relation humaine, à des forces souterraines à la fois motrices et faisant frein dans l’évolution professionnelle de l’étudiant. L’imaginaire et les représentations ne sont pas sans galoper entre les acteurs de la formation. Comment les repérer et en pointer les effets ? Au fond comment évaluer ce qui est transformateur dans un cursus de formation et dont on ne sait rien si l’on admet que le savoir est une construction en grande partie personnelle ? En quoi la relation formateur-formé, l’apport de connaissances mis à part, est-elle intrinsèquement formatrice pour chacun ? En un mot, comment évaluer ce qui s’échange, se transfert et qui semble essentiel dans un processus d’apprentissage

Freud, dans son ouvrage de 1926, Malaise dans la civilisation, nous met en garde dés la première phrase du premier chapitre : « On ne peut se défendre de l’impression que les hommes se trompent généralement dans leurs évaluations »

Déjà…

novembre 2005

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