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Transmission d’impossible

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Joseph Rouzel

mercredi 02 décembre 2009

Transmission d’impossible 1

« Ce que j’ai cherché à penser, sinon à connaître, tout au long de ce chemin, c’est la possibilité d’un im-possible au-delà de la pulsion de mort, au-delà de la pulsion de pouvoir, au-delà de la cruauté et de la souveraineté, et un au-delà inconditionnel. Non pas souverain, mais inconditionnel. »

Jacques Derrida, Etats d’âme de la psychanalyse. Adresse aux Etats Généraux de la psychanalyse , Paris, Galilée, 2000.

J’ai fait un rêve :

Un jeune disciple rencontre son maître :

- Comment se transmet l’essence de la doctrine ? lui demande celui-ci

- Par l’enseignement des maîtres, répond, sûr de lui, le jeune disciple. Et il reçoit un coup de bâton.

Quelque temps plus tard, alors qu’il a longuement réfléchi à la question, il rencontre à nouveau son maître :

- Alors comment se transmet l’essence de la doctrine ?

- Par les livres, les colloques, les congrès, toutes les assemblées d’étude et de prière… Et à nouveau il écope d’un coup de bâton.
Quelque temps plus tard, même rencontre, même question :

A nouveau sûr de lui le disciple répond :

- La doctrine se transmet par voie directe de Dieu.

Et il reçoit un coup de bâton.

L’histoire aurait pu durer longtemps. Mais un jour le disciple face à la question du maître resta muet.

Et il reçut un coup de bâton.
Conclusion la doctrine se transmet par un coup de bâton.

Nietzsche avait inventé la philosophie à coup de marteau ; mon rêve me fait faire la découverte de la transmission à coup de bâtons.

Pourquoi en effet chercher midi à 14 heures, alors que la réponse est sous la main ? La réponse à ce qu’est la transmission, l’essence même de la doctrine, quelle soit religieuse, philosophique, éducative, psychanalytique etc est dans l’instant présent, lorsqu’on se laisse saisir et déposséder par ce qui se passe. Car il ne se passe rien d’autre que ce qui se passe. Dans cet instant nous sommes saisis par l’ « Eternité de la joie », précise Baruch de Spinoza. L’instant présent - ce qui est à entendre aussi au sens d’un cadeau, l’instant comme présent, - est comme une tête d’épingle dans la masse d’une vie. Or de la vie nous ne vivons que l’instant présent. Le passé, le plus souvent pas dépassé, et qui obture le présent, nous encombre ; le futur nous tire hors de nous, en avant, il nous jette en avant, il nous projette. Poussés par le poids du passé et tiré par le miroir aux alouettes du futur, nous nous laissons embrumés et perdons l’attention à ce qui se passe. L’assemblage entre passé et futur qui obstrue le présent demande à être mis en suspens pour percevoir ce qui se passe. Je reviendrai sur ce point d’assemblage. C’est un terme que Carlos Castaneda et Jacques Lacan utilisent au même moment. Vraisemblablement Lacan l’a-t-il appris de ses jeunes élèves, Pierre Soury et Michel Thomé, qui étaient aussi ses maîtres en topologie et science des nœuds. Ces jeunes gens vivaient en communauté dans les années 70 et étaient plongés dans l’œuvre de Castaneda dont venait de paraitre L’herbe du Diable et la petite fumée . Don Juan, le maître de Castaneda, insiste souvent pour qu’il dénoue son point d’assemblage. Les représentations qui tiennent ficelés corps, âme et esprit, à la fois protègent l’être humain, en lui donnant une consistance ; ils lui permettent de s’assembler, de se nouer à une culture, une histoire, des choix, d’entrer en relation avec autrui. C’est la structure même de la relation aux autres, au monde, à soi-même. Mais c’est aussi un enfermement : les assemblages déterminent des routines et des modes d’être figés. Ce qui fait que la plupart du temps dans nos vies nous dormons. Le chamanisme de Don Juan, comme la psychanalyse, par d’autres voies, vise au désassemblage, c’est à dire au réveil. Ce que Lacan nommait la traversée du fantasme. Nous sommes, nous les êtres parlants, construits autour d’un noyau de vacuité, d’une énigme. Nous sommes des énigmes vivantes. Le langage et la parole, sans lesquelles il n’y aurait ni humain ni lien social, forment les bords de ce point d’énigme, de cette vacuité, un peu comme la margelle d’un puits entoure et borde un trou d’eau. Le symbolique fait bord au réel, dirait Jacques Lacan. Mais il lui fait aussi écran.

Cela détermine un mode de transmission particulier. Prenons une expérience que j’ai vécue tout jeune. J’ai passé plusieurs mois au Birman Vihar de Bodh Gaya dans le nord de l’Inde. J’y étudiais le Vipassana qui est une méthode de méditation issue du Hinayana, sous la houlette du maître Anagarika Munindra. J’avais rencontré, un maître zen, dans le même temps, toujours à Bodh Gaya qui est un peu la Mecque des bouddhistes, puisque c’est en ce lieu que le Bouddha reçut l’illumination. Lors d’une méditation particulièrement « chaude » le maître nous fit « monter le bourrichon » en affirmant sans cesse : vous êtes Bouddha, vous êtes Bouddha. Au bout de quelques heures alors que tout le monde s’était laissé embarquer par cette affirmation O ! combien farfelue, sa voix trancha l’air : bande d’idiots Bouddha n’existe pas. Bref la doctrine se transmet vraiment à coup de bâtons. Un jour Anagarika Munindra me fait venir pour un entretien. « Quand est-ce que vous allez arrêter de faire le singe ? », me dit-il. J’en étais tout estomaqué. Moi qui ne ménageais pas mes efforts pour être un bon méditant, travaillant d’arrache pied à vaincre l’ignorance, cette critique acerbe et injuste me toucha droit au cœur. En fait il me fit comprendre qu’on ne peut pas faire du saute-mouton d’une culture à une autre, nous sommes nés dans un préassemblage, et c’est de ce lieu où nous avons baigné qu’il faut à chacun trouver son chemin. Et il ajouta : vous avez de grands maîtres bouddhistes en Occident, mais vous ne le savez pas …

- qui, qui ? questionnais-je

- Lewis Caroll , par exemple !

Et il partit d’un de ces rires énormes dont il avait le secret.

Oui décidément la doctrine s’enseigne à coup de bâtons. Au sens où on ne lâche pas facilement ses illusions, il faut à celui qui s’est mis dans la posture de transmetteur, frapper fort pour que les écailles vous tombent des yeux.

Or dans la transmission nous ne sommes que des passeurs et le passage dépasse le passeur. Il s’agit bien d’ouvrir une brèche dans un mur d’ignorance, d’orgueil, de prétention, de savoirs savants accumulés... J’illustrerai mon propos d’une découverte récente. Je me promenais il y a quelque temps dans Paris et j’aime assez lorsque je souhaite réfléchir tranquillement, me réfugier dans une église, non par souci religieux, mais pour avoir la paix. C’est ainsi que mes pas me menèrent au hasard dans l’église Saint Sulpice. En entrant par la porte de droite je tombais dans une petite chapelle dite des « Saints Anges », sur trois fresques gigantesque de Delacroix. L’une d’entre elles attira particulièrement mon attention.

Cette fresque de 7,51 x 4,85 m, intitulée La lutte de Jacob avec l’ange met en scène un déplacement, donc une transmission qui produit une sorte de rectification subjective... Notons que Delacroix mit quatorze ans à réaliser cette œuvre. Lorsqu’on sait la rapidité d’exécution qu’exige l’art de la fresque on ne peut qu’être étonné. Mais, - on le sait par les carnets du peintre -, la lutte qu’il projeta sur le mur de Saint Sulpice témoignait d’une lutte équivalente en lui-même. Dans la transmission, y compris à soi-même, - car comme l’énonçait le jeune poète Arthur Rimbaud, « Je est un autre », - il s’agit de faire un trou dans la jouissance, et de permettre au sujet de passer à autre chose. La transmission a un effet de passe, là où l’on peut se trouver dans une mauvaise passe, voire une impasse. Tout dans le tableau, mais aussi dans l’histoire de Jacob, indique cet effet de franchissement, et même de renversement. Le nom de la rivière, du gué où ils luttent est Yabok, renversement de Yakob. Deux lettres s’inversent, mais ce renversement est soutenu par une lettre, le Yod qui ne bouge pas. Ce qui bouge n’est vu comme tel que par rapport à un point fixe. Le yod on le retrouve dans le nom imprononçable de Yawhé, nom qui peut seulement s’écrire : Yhwh. Les cabalistes de l’école de Rabi Akiba, comme le fut un homme avec qui j’ai eu la joie de travailler à la fin de sa vie, Carlo Suarès, vous diront que l’on peut remplacer ces lettres par des nombres. Ça donne : 10/5/6/5. Le 10 soutient le renversement sans fin des deux 5 qui se produit autour du pivot du 6. Les chiffes ont aussi un sens. H, c’est la vie et wé une copule. Les deux 5 (la vie et la vie) tentent sans cesse de copuler mais ce faisant ne cessent de produire une division à l’endroit du même. Autrement dit le tétragamme, c’est le 1 du aleph projeté dans la manifestation, qui donne le 10 où la vie fait face à la vie. « Heyé escher heyé », dit Dieu à Moïse : je suis celui qui suis. La manifestation divine sur terre se présente comme principe de division. Passer de Yakob ( Yod/Khaf/Beith) à Yabok (Yod/Beith/Khaf) indique le retour de Jacob à la maison symbolique (Beith). Il sort de l’errance. Désormais il se nommera Israël.

Ce n’est pas une passe d’armes : les armes chez Delacroix sont à terre. Ce n’est pas un combat, un duel. Visiblement Jacob lutte seul. L’ange, le messager de El, soutient cette lutte. Il lutte avec. L’ange se soutient du non-savoir pour dé-signer Jacob, c’est-à-dire le décharger du signe, pour l’introduire à l’ordre du signifiant. Il dé-signe de la même façon le lieu de la lutte qui se nomme désormais : Penuel, face à Dieu. Mais lorsque Jacob devenu Israel lui demande son nom, il lui dit qu’il n’a pas à le savoir. Le représentant du Père du Nom qui soutient le Nom-du-Père est sans nom. Savoir contre non-savoir. C’est un trou dans le savoir qui permet l’avènement du mi-dit de la vérité du sujet. Au petit matin, l’ange blesse Jacob à la cuisse. C’est alors que tout bascule, la nomination et le sujet qu’elle supporte. Là encore la transmission se fait à coup de bâtons ! Le combat intérieur de Jacob, métaphore vivante dans la création artistique du combat intérieur de Delacroix, n’a rien d’une partie de plaisir ni d’une mise en scène. La transmission ne saurait opérer sans ce déplacement imposé au sujet. En cela elle ne saurait être confondue avec les « appareils » qui lui font support : groupes, religions, enseignements etc La transmission s’enseigne d’elle-même. Bien entendu elle passe par un autre, elle le traverse, mais elle ne vient pas de cet autre. Le transmetteur ne saurait se l’accaparer. Un médecin, philosophe, mécanicien, alchimiste, Gérolamo Cardano (Pavie 1501-Rome 1576, dit Jérôme Cardan) inventa en 1550 un mode de transmission qui fit sa renommée : le cardan. Jusque là les arbres de transmission entre un moteur et une roue étaient directs et le plus souvent cassaient du fait de la force d’inertie. Jérôme Cardan introduisit sur l’arbre de transmission une pièce vide, telle qu’on peu encore la voir dans nos voitures modernes. Cette invention géniale nous fournit clé en main une belle métaphore de toute transmission : il faut entre les deux un point de vacuité. Par exemple qu’un élève autant qu’un professeur acceptent de ne pas tout savoir. Ce qui les réunit, dans deux places asymétriques, c’est alors ce manque dans le savoir, ce manque qui fait naître le désir. C’est ce point de vacuité que je m’attacherai à cerner comme impossible. Cet impossible constitue l’essence de toute transmission.

C’est un peu ce qu’exprime Martin Heidegger dans ses Remarques sur art-culture-espace … Du temps des anciens grecs, précise-t-il, nul besoin de commentaires sur les œuvres d’art. « Les œuvres d’Homère et de Pindare, d’Eschyle et de Sophocle, les édifices et les sculptures des grands maîtres parlaient d’elles-mêmes. Elles parlaient, c’est à dire montraient où l’homme prenait place, elles laissaient entrevoir d’où l’homme recevait sa détermination. Les œuvres n’étaient que l’expression de situations existantes et surtout pas la description de vécus psychologiques. Les œuvres parlaient tel l’écho révélateur de la voix qui déterminait la totalité de l’existence ( Dasein ) de ce surprenant peuple. (…) L’art du sculpteur, par exemple, n’exigeait ni galerie, ni exposition. »

Cela fait de celui qui s’offre à transmettre, quel que soit son domaine, qu’il soit parent, enseignant, psy, religieux ou autre, un passeur et de la transmission un impossible. Puisqu’il s’agit de transmettre justement ce qu’aucune catégorie au monde ne peut représenter. Transmettre l’impossible tel est l’enjeu. Voilà pourquoi Freud en 1920 parle dans la préface à l’ouvrage d’un éducateur, August Aïchhorn, des trois métiers impossibles que sont : « gouverner, éduquer, soigner » Il y revient en 1937 pour préciser pourquoi il y a de l’impossible dans ces métiers : « parce qu’on peut être sûr d’un résultat insuffisant ». Autrement dit ce que l’on transmet, c’est une forme d’imperfection. Les musulmans ont bien raison d’affirmer que seul Allah est parfait. Nous, êtres issus de l’humus, - et c’est pour cela que nous nous nommons : « humains » -, sommes des êtres inachevés, mais c’est cet inachèvement, qui tient à notre appareillage aux lois de la parole et du langage, qui nous pousse sans cesse à inventer, y compris - j’espère ne pas trop choquer les croyants - à inventer des dieux, voire un dieu, au nom desquels cet impossible peut se transmettre. Les philosophes nomment cette invention : la transcendance.

Transmettre c’est donc transmettre l’impossible qui constitue le sujet humain et structure les sociétés. Prenons un exemple dans ma pratique de psychanalyste. Une femme qui est bien notre contemporaine, en ce qu’elle pense, comme le lui suggère la publicité, que « tout est possible », travaille depuis un certain temps sur le divan. Un jour j’ai levé la séance en plein milieu d’une phrase. Elle s’est levée en colère : mais vous me coupez en plein milieu ! Je l’ai saluée et lui ai dit : à la semaine prochaine. Vous voyez la doctrine, celle que transmet la psychanalyse sous le nom de castration, se transmet bien à coup de bâtons. Cette coupure, c’est la transmission en acte que justement il y a de l’impossible. Car s’il n’y a pas d’impossible, alors plus rien n’est possible. Pas besoin de baratin, de démonstration philosophique, ni de leçon de morale. C’est l’acte du psychanalyste qui permet à la patiente de faire l’épreuve, « à même son corps » comme le souligne Freud, que décidément, tout n’est pas possible. Qu’il y a du « pas tout ». Ce « pas tout », c’est ce qui fait effet de cardan. C’est une interprétation… à coup de bâtons, comme me le disait le rêve.

Autre exemple raconté en formation par une éducatrice qui travaille dans un lieu d’accueil pour personnes prostituées. Un jour une personne qu’elle voit depuis quelque temps, arrive au service en colère et casse tout. L’éducatrice lui demande gentiment de se calmer, mais comme cette dame ne veut rien entendre et poursuit son ravage, - je fais ce que je veux, vocifère t-elle-, elle lui administre un claque monumentale. Evidemment après ce passage à l’acte l’éducatrice est très mal, d’autant que cette personne part en criant qu’elle va porter plainte. Le lendemain elle revient, toute apaisée. « Vous avez fait ce que ma mère n’avait jamais fait », confie-t-elle à l’éducatrice. Le travail de suivi psycho-social peut alors s’engager.

Là encore la transmission opère à coup de bâton !

Cette transmission de ce qui se passe je la nomme : « transmission d’impossible ». C’est un qualificatif que Lacan attribue au réel en énonçant que « le réel, c’est l’impossible ». La transmission quelle qu’en soit le champ d’application, relève de cette transmission d’impossible, à partir d’un réel, d’un point de vacuité, d’un… cardan. Trans-mission, vient du latin : trans- missio : envoyer à travers. Je dirai même parfois à travers la figure. La transmission fait vaciller ce que j’ai déterminé au début, - expression commune à Carlos Castaneda et Jacques Lacan- , comme point d’assemblage. Une transmission qui ne produirait pas ce vacillement, ne servirait à rien qu’à répéter les mêmes formules creuses dignes d’un hypnotiseur.

Je terminerai par un poème, autre façon de faire sentir la chose dont je parle.

LE SCRIBE I - 21 novembre 1989

Il faut l'écouter venir. 
Dans le feulement des bêtes fauves. 
Dans la froissure des étoffes.

L'écouter venir 
dans cette attente incessante de scribe.
 La plume en suspens. 
Car nous ne savons ni le jour, ni l'heure 
de son avènement ni de son offrande.

Il faut l'écouter venir 
sans être tout à fait sûr de l'entendre jamais.

Certains jours j'ai cru le saisir
entre deux mots d'un malade. 
Il hoquetait, soupirait, ahanait, dérivant dans la barque du silence. 
Une autre fois, c'était en tombant de moto, 
dans la trace de sang qui irradiait de mon bras. 
Il s'écoulait.

Parfois nous y allons de notre invocation, 
pour le faire plier genou en terre, pour l'arraisonner. 
 « O ! prunelle de mes yeux, O ! orbe terraqué, O ! balise de chair et d'os, ombre de ma faille, jour de dentelle, béquille du demeuré, 
abri du mensonge etc. » 
D'autres fois, sans doute fatigués et fâchés d'attendre, 
nous érigeons des idoles pour le capter enfin. 
Notre époque en produit beaucoup: stars, mondains, statues de commandeurs, orgueil dressé, 
virus, morceaux de chair, viandes, pensées mortes, 
langues de bois et de pierre, dieux et maîtres.

Nous célébrons leurs cultes obscènes
 sous les chapiteaux de la vision lointaine.
 Nous parlons par leur bouche. 
Nous sommes baignés dans leurs mots. 
Mais jamais, jamais, à ce jour je n'ai entendu dire 
que de cette façon, à travers ces artifices, 
il nous ait rendu visite.

Il ne se rend pas aux commandements. 
Il faut l'écouter venir enraciné dans la patience 
Dans cette attente sans but 
où même le silence se met à germer. 
Se maintenir souple 
dans le sillage que creuse son absence. 
Il y faut tout l'art du scribe, 
pour croire, ne serait-ce que croire, 
sentir passer par l'oreille le souffle de sa présence, 
sentir passer par les yeux le lichen de son visage.

Travail de scribe. 
Assis des jours durant sur un banc devant la mer, en attente des signes en arrivée sans fin. 
Assis éveillé. Même dans le sommeil, éveillé. 
Car il vient par le rêve, aussi bien que par la parole. 
Par la plaine comme par les monts. 
Par le blé comme par le pain. 
Par les pleins et les déliés. 
Par la lune et le soleil. L'argent et l'or. 
Le mercure et le soufre. 
Le dire et le faire. 
L'un et l'autre.

Il vient par surprise 
comme un voleur au petit jour. 
Ses pas froissent la rosée 
et font monter dans l'air les senteurs de sainfoin.
 Il balaie d'un revers de main 
la souffrance 
clouée comme bête nocturne 
sur la porte de la grange. 
Il réveille l'écurie et distribue l'avoine aux vivants. 
Il fait briller dans l'âtre 
le feu autour duquel se massent les mangeurs de paroles, 
frottant leurs yeux devant le simple, le si simple, 
 et le si obscur à la fois.

Postons-nous aux carrefours, 
à la croisée des chemins creux, 
là où les sorciers enterrent les verrues de l'âme, 
postons-nous aux avant-gardes, aux avant-routes, 
au-delà des mirages et des plaintes. 
Postons-nous sentinelles 
pour que d'autres sachent enfin de quel destin 
nous nous sommes fait les servants. Répandons-nous par les sentes, les villages d'ubac,
les bories, les drailles à moutons. 
Partons sur les routes 
portant haut le blason et l'enseigne
 où s'inscrit en lettres vives 
le trou immense qu'il a fait dans le monde. 
C'est sans doute de le chercher sans fin 
qui, entre nous, fait lien.

Et d'avancer, femmes et hommes en marche, 
 scribes et témoins vivants 
de son mouvement en nous 
qui nous fait nous déplacer et camper aux portes de la cité, 
pour garder les seuils, 
et dire à tous bien fort, 
le fracassement de son passage. 
Il ne nous parvient que par les chemins 
qu'ouvre dans les terres arables, 
 le soc de nos renoncements.

Joseph Rouzel, psychanalyste, directeur de Psychasoc

Texte soutenant mon intervention lors du 2 eme Congrès Inter-culturel pour la paix « Éthique, éducation et transmission », organisé par le Centre éthique international, à Montpellier les 27, 28 et 29 novembre 2009.

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