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Travail social : concret ou abstrait ?

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Joseph Rouzel

jeudi 17 janvier 2008

Depuis quelque temps, je reçois en formation, que ce soit à Montpellier ou dans les établissements où je me déplace, de la part de travailleurs sociaux de base comme de directeurs, une forme de critique qui revient, lancinante: c'est bien joli ce que vous nous racontez, mais concrètement on fait comment? Comme si on attendait de la formation des recettes de cuisine. Or j'estime que la formation - pour prendre « forme » ensuite dans la pratique, pour produire des « transformations », processus de gestaltung , disent les allemands - doit partir des principes, des valeurs, des théories, des signifiants-maîtres, comme dit Lacan. Pas pour les appliquer, comme le pensent certains, ce qui relèverait d'une forme de terrorisme dogmatique, mais pour construire le sens de ce qui se passe de façon opaque dans le quotidien, un sens qui n'est jamais donné, qui demande a être sans cesse inventé et réinventé: c'est une création incessante. Une création issue en établissement du croisement de la parole de chacun dans un collectif qui institue ce mode de création. C’est d’ailleurs ce processus que l’on peut nommer institution. C’est donc un acte éminemment politique au croisement du subjectif et du collectif. Puisque y viennent se croiser (et parfois c’est le fer qu’ils croisent) les valeurs qui soustendent un établissement et l’éthique de chacun. Tous ceux qui sont passés en formation avec moi savent que je ne lâche ni sur la théorie, ni sur la pratique: nous explorons, des fois de façon ardue, des concepts issus de la psychanalyse, la philosophie, l’anthropologie pour préciser les chemins les plus fréquentés, que nous trempons dans des espaces de travail (l'instance clinique, par exemple) où sont évoquées des situations vécues. Faute de cette élaboration constante, nous en aurions vite ras le vécu! Ce qui ne veut pas dire que théorie et pratique se rejointent. Car c'est justement dans les trous, les énigmes surgies d'un côté comme de l'autre qu'une pensée peut s'élaborer. Ce retour, cette demande quasi infantile : donnez-nous du concret, donnez-nous le bon objet qui ne nous fasse plus souffrir, plus être taraudés par les questions etc, part d'un présupposé. Qu'il y aurait des trucs. Qu'il n'y aurait aucun besoin de penser, mais juste de disposer, comme dans un super-marché, de gadgets, dont on remplirait sa besace pour ensuite s'en servir sur le terrain, comme on dit. L’accumulation des savoirs dans les centres de formation témoigne de cette dérive. Distribuer des pelles ou des marteaux n’a aucun sens tant qu’on ne sait pas qu’en faire, dans quel but, pour quel projet, quelle construction… Evidemment une telle attente ne peut être que déçue de ma part. Je pense à cette phrase de Proust dans son "Contre Sainte Beuve": "Vous attendez de l'écrivain qu'il vous donne des réponses, il ne peut vous donner que des désirs". C'est vrai du formateur, mais aussi du travailleur social. La formation, comme la pratique sociale, ça doit laisser à ... désirer. Nous assistons ces derniers temps à des demandes rabattues sur la consommation d'idées comme si c'était des objets, comme s'ils ne devaient pas être source de pensée, ; ni « outils conceptuels » comme les désigne Michel Foucault (tu nous prend la tête!). Triomphe de la métis , du savoir technique, qui désarrimé des deux autres modes de savoir, le muthos , le savoir du récit, de la racontouze cher à Georges Pérec (qui constitue un des socles des formations de PSYCHASOC) 1 , et le logos , savoir savant, théorique, devient totalitaire. Tout ne serait plus que question de savoir-faire, et peu importe le sens pourvu que ça tourne, que ça marche. "On n'est pas là pour penser » énonce clairement un directeur à son équipe, sans réaliser la violence du propos. À l'Ecole dite de Rennes il n'a dû enregistrer que "dépenser" : management, économies d'échelle, statistiques et il faut que ça marche au pas. Mais les humains ça ne marche jamais (pas encore) au pas: mais à cloche-pied. Seul le nouage entre ces trois types de savoir ( muthos , logos et métis , - voir à ce sujet le beau travail de Marilia Amorim: "Raconter, démontrer, survivre" chez érès), nouage borroméen s’il en est, permet de tenir une pratique, qui est toujours à remettre sur le métier et plus que cent fois. Le concret que réclament certains n’apparaît qu’à l’issue de ce nouage, de ce tissage incessant, que comme point d’aboutissement pour penser ce que l’on fabrique. Car la réalité, souvent invoquée en travail social comme une évidence, comme ce dans quoi l’on doit faire entrer, insérer, intégrer, formater et parfois de force, les usagers et les professionnels qui les accompagnent, n'existe pas, elle se fabrique. Le concret est une… concrétion, issue de ce travail incessant, difficile, obscur, qui prend beaucoup de temps. Concrétion comme les stalactites des cavernes. Lorsque la matière n'est plus irriguée, la concrétion meurt. Lorsque la pratique n’est plus nourrie par la pensée, elle devient… mortelle.

D’aucuns ont pensé, lorsque j’en parle, que cette demande en fait en cache une autre (les demandes ce serait comme les trains !) : une demande d’analyse de la pratique. Mais non il ne s'agit pas d'une demande d'analyse de la pratique, puisqu'une partie de la formation à PSYCHASOC, à peu près la moitié du temps, consiste justement en une... analyse de la pratique. Si c'était cela j'en serais ravi; c'est mon boulot. Il s'agit bien d'autre chose, d'une autre question: dites-nous COMMENT faire. Questionner le POURQUOI dérange. Or le comment n'est envisageable que du lieu d'un pourquoi. Bref, c’est le monde à l'envers... « Il n’est au pouvoir d’aucune société de congédier le « pourquoi », explique Pierre Legendre. Et pourtant… L’effondrement du questionnement, en cet Occident trop sûr de lui-même, est aussi impressionnant que ses victoires scientifiques et techniques. La peur de penser en dehors des consignes a fait de la liberté, si chèrement conquise, une prison, du discours sur l’homme et la société un langage de plomb » 2

Soyons clair : les situations concrètes de travail on les trouve sur le terrain, et toute pratique se fait terrain, c'est du vécu. Encore faut-il disposer de lieux et de temps où l'on puisse dans l'après-coup, élaborer ces situations dites "concrètes". C'est ainsi qu'en formation l'on a développé l'analyse des pratiques, la supervision ou des ateliers cliniques où la confrontation peut se faire entre la théorie (des mots pour le dire) et la pratique (le vécu). J'ai désigné de tels lieux, en référence à Marx et à Castoriadis, comme relevant de la praxis . Or dans les centres de formation initiale et dans les établissements (deux « terrains » différenciés participant tous deux à la formation ) ce sont justement ces dispositifs que l'on a réduit comme peau de chagrin. J'ai montré dans mon dernier ouvrage 3 qu'il y a une inadéquation entre théorie et pratique, que ça ne se rejointe pas, que ça ne colle pas. C'est à mon avis l'origine de ce qui se présente comme une plainte de la part des praticiens sociaux et aboutit à une demande pour gommer ce qui se vit comme une souffrance: dites-nous comment faire? Cela aboutit logiquement lorsqu'on pousse le processus un peu plus loin, lorsqu'il nous pousse à bout plutôt, et ne s'épuise pas dans la soi-disant bienveillance de « formateurs-escrocs » qui prétendent vous "fourguer" les bonnes réponses, cela aboutit à construire sa propre pensée, à soutenir une parole en son propre nom, pour prendre acte de ce que l'on nomme le concret. Concret ou concrétion : " réunion de parties en un corps solide", précise mon Robert méthodique. Autrement dit le concret est l'aboutissement d’un processus... d’abstraction. Ma grand-mère, du temps où l’on parlait en suivant « la sagesse populaire », affirmait clairement : on ne peut pas être sur le vélo et se regarder pédaler. Seul le déplacement incessant entre agir et penser dans des espaces différenciés, permet de soutenir une position, une posture, où l’on peut, comme l’énonce Héraclite : attendre l’inattendu.

Joseph Rouzel, Directeur de PSYCHASOC, psychanalyste

1 PSYCHASOC : Institut Européen Psychanalyse et Travail Social à Montpellier. Tél : 04 67 54 91 97. Site : http://www.psychasoc.com . Il s’agit d’un centre de formation continue.

2 Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental , Mille et Une nuit, 2000.

3 Joseph Rouzel, La supervision d'équipes en travail social , Dunod, 2007.

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