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Trop… (face au vertige biopolitique la nécessité d’une « clause éthique »)

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Pierre Ginésy

lundi 27 février 2006

La « réforme » de la santé qui se met en place aujourd’hui ne consiste pas en une simple technologisation de la médecine, elle vise une technologisation totale , sans reste , de ce champ tout entier. Elle signifie donc une transformation de l’être humain lui-même, car elle est évidemment corollaire de la métamorphose des ex-patients en une matière première, gérée à partir de critères statistiques d’efficacité. Chacun est désormais un malade virtuel, à la fois consommateur de médicaments visant à prévenir des risques statistiques, et base potentielle de données, bientôt exploitable par les laboratoires, grâce à l’informatisation obligatoire des dossiers médicaux.

Il serait donc temps de relire les travaux de l’historien Robert Jay Lifton, qui a établi le rôle déterminant que peut jouer la médecine dans un dispositif totalement « rationalisé », en particulier concernant les risques de bascule thanatopolitique. Par thanatopolitique , il faut entendre que la mort elle même devient objet de planification (participant d’une stratégie raciale dans les années trente, d’une stratégie assurantielle demain – certaines prémisses l’indiquent déjà). Certes, on aurait pu supposer que les sociétés occidentales, après la Victoire de 1945, s’emploieraient avec la plus grande vigilance à analyser les causes de l’état de soumission absolu aux décisions bureaucratiques, dont elles venaient d’avoir la démonstration, pour tenter d’éviter sa répétition. Car il est bien difficile de ne pas souscrire à ce que notait Sygmunt Bauman, dans son livre Modernité et holocauste , concernant la solution de l’extermination comme produit raisonné de procédures bureaucratiques ordinaires : équilibre du budget, évaluation du rapport moyen-fin, coopération des agents mais aussi des victimes avec les procédures à l’œuvre... Cela n’a, hélas, pas été le cas. Il est en tout cas trop facile de renvoyer les Mengele, les Fischer, les von Verschuer et tant de médecins directement impliqués dans le biopolitique nazi, à leur monstruosité : ils sont surtout le produit d’une médecine allemande totalement technologisée depuis des générations, c’est à dire des médecins sans « états d’âme », se pliant à toutes les exigences du pouvoir, dont l’assujettissement s’était substituée à la responsabilité éthique. Un tel assujettissement est très précisément ce qui est à nouveau recherché. Déjà les autorités sanitaires font l’éloge de ce qu’elles appellent une « culture du contrôle », s’appuyant sur la criminalisation a priori des interlocuteurs qui doivent sans cesse faire la preuve de leur innocence. Nous pouvons donc être rassurés : avec le dossier médical informatisé et les innombrables procédures de vérification qui doivent rapidement s’imposer à tous dans un univers désormais sans ombres, demain tout sera enfin transparent. Rappelons cependant que dans le roman Radio free Albemuth , Philip K. Dick avait imaginé une évolution « policière » du gouvernement des Etats Unis d’Amérique dès la fin des années soixante. Concernant le contrôle de la population, Dick décrivait en particulier le rôle joué par les « Amis du Peuple Américain » (APA), ces agents en civil déployés dans le cadre d’une opération baptisée Mission Check-up , « le terme ayant d’évidentes connotations médicales ». Certes, les APA portent en France un autre nom, en effet, sous le prétexte lénifiant de la sécurité sanitaire, des ASF - entendez par là des Amis de la Santé des Français - se proposent d’intervenir dans tous les cabinets médicaux pour réduire les risques, veiller à la rationalisation des soins, à la bonne informatisation des dossiers médicaux. Cette ASF, vous l’avez sans doute reconnue, même si son nom habituel est bien plus dissonant. Infatigable, elle conduit déjà des études d'évaluation technologique, élabore des Recommandations et références médicales , mène des actions d'évaluation des pratiques professionnelles des médecins libéraux et des établissements de santé… Vous pouvez donc dormir en paix, l’ASF vous protège et vous indiquera bientôt sans doute des hypnotiques vertueux, somnifères-citoyens vous assurant un sommeil à toute épreuve, garanti sans rêves.

Il n’est donc pas forcément infondé de considérer d’un œil critique la réforme actuelle de la santé. C’est pour cela qu’il s’impose qu’un minimum de choix soit laissé aux médecins , minimum qui ne ferait que prendre acte du fait que la totale technologisation de la médecine serait une pure folie et un déni de l’histoire. En particulier parce que la médecine concerne directement ces temps essentiels où il y va de l’être même de l’homme : la naissance, la mort, la maladie, la folie, la sexualité… Les réduire à de simples enjeux biologiques et techniques ne s’avérerait pas seulement une décision imbécile, mais un « assassinat d’âmes », un assassinat que la notion juridique de « crime contre l’humanité » méconnaît d’ailleurs résolument. Rilke, Blanchot, et tant d’autres en ont dit le péril. Mais quelle formation médicale ? quel parcours politique ? quelle carrière bureaucratique ? peuvent aujourd’hui croiser ces œuvres…

Pourtant, on qualifie encore la médecine et quelques autres pratiques, ayant l’homme lui-même pour objet, d’« activités libérales ». Ce n’est nullement parce que ce terme désigne, comme on le suppose trop souvent, les modalités économiques d’un certain type d’exercice. Héritage des arts libéraux médiévaux, ce libéral ne fait qu’indiquer la nécessité d’ un minimum de liberté dans l’exercice de certaines pratiques . Notamment la liberté de pouvoir en réinterroger les fondements éthiques et épistémologiques, sans en laisser le soin à quelque instance spécialisée. On peut en tout cas déjà constater les conséquences consternantes de l’absence d’un tel souci dans le débat actuel, ou plutôt dans l’échange d’arguments de pacotille qui tente d’en tenir lieu. Ce minimum de liberté se marquait aussi avec le terme d’« honoraires », qui indiquait littéralement que dans la rétribution de certains actes se jouait une dimension dépassant chacun des protagonistes, quelque chose touchant à la dignité de l’humain et inassimilable à une relation marchande. Il est remarquable que la destruction de ces honoraires constitue une véritable obsession pour les bureaucraties qui n’ont de cesse de les abaisser et de les ridiculiser. Les honoraires en effet, contrairement à la logique marchande, ne sont pas fixés par les lois anonymes du marché, mais prennent en compte la singularité de chaque rencontre, c’est leur fonction et il y va là d’une éthique fondamentale. Il n’y a donc rien d’étonnant que ce soit précisément ce qui apparaît scandaleux aux bureaucraties, à leur fantasme d’anonymisation et de standardisation de toutes relations, comme à leur fascination scientiste pour des actes aux coordonnées intégralement calculable. Disons le, l’analyse bureaucratique du paiement de l’acte médical est pour le moins rudimentaire, on pourrait même considérer qu’elle est, par de multiples aspects, « obscène » : l’« inégalité », entendez par là l’absence de connaissances médicales du patient, est seule retenue, autrement dit le médecin sera systématiquement suspecté de potentielle tromperie sur la « marchandise » : il faudra donc l’encadrer bien davantage qu’un autre marchand. Car il va de soi pour ces amateurs d’évidences, pour ces spécialistes d’un bon sens dont Marx avait reconnu la dimension fétiche, que la santé et le médecin ne peuvent être défini que comme une marchandise et un marchand.

Il serait donc plus que temps de considérer ce que le prétendu « réalisme » des fantasmes bureaucratiques nous prépare, notamment avec ce qui se dessine déjà de la production à grande échelle, dès la maternité et l’école maternelle, de cet « homme-de-la-masse » annoncé par Hannah Arendt. Cette philosophe avait su reconnaître les traits décisifs de celui qu’elle définissait comme l’élément de base des systèmes totalitaires : incapacité à penser, goût pour l’anonymat, mais aussi pente suicidaire. Rien de surprenant d’ailleurs concernant des sujet mécanisés, coupés de tout enjeu tragique, réduits à des automates. C’est à leur propos qu’Imre Kertész, constatant que le totalitarisme confisquait le destin de l’homme en décidant intégralement de son tracé terrestre, a forgé l’appellation d’« hommes sans destin ». Mais il serait temps de proclamer qu’avec une bureaucratie sanitaire, prétendant, pour notre santé, contrôler le moindre détail de nos gestes et de nos habitudes, il en est exactement de même : notre destin est par elle tout aussi bien confisqué !

On retiendra ici la particulière responsabilité des organisations syndicales, médicales, mais aussi ouvrières, ces dernières usurpant le crédit encore fait à une contestation sociale pourtant depuis longtemps reniée. Ces organisations s’avèrent aujourd’hui constituer, à l’égal de l’ENA, une pépinière des figures, nouvelles mais redoutables, de cet « homme-de-la-masse ». Déployant une inoxydable incapacité à penser, elles viennent enrichir la liste dressée au siècle dernier par Hanna Arendt. Par exemple, selon un des rouages centraux du système sanitaire actuel, « il faut toujours rappeler qu’en médecine ou dans tout autre domaine l’informatique et la messagerie ne sont que des outils au service des personnes et du développement de la connaissance humaine ». Une telle formule est évidemment l’exhibition, naïve et inquiétante, de la parfaite incapacité à tirer l’expérience des tragédies de l’histoire la plus récente chez un haut « responsable », expérience qui aurait pu et qui aurait lui apprendre, que la technique risquait régulièrement d’échapper à l’homme, s’emballer et le détruire sans recours, emportée par le mouvement infininiste qui la caractérise. Mais une telle formule est aussi la démonstration de l’incapacité métaphysique à penser en terme d’essence et de limite là où se serait le plus nécessaire. Autrement dit, c’est bien ça ! tout se vaut et s’évalue, il n’y a plus que des marchandises.

Résumons nous, les aveugles et les sourds – pour rester dans l’euphémisme mais aussi dans le médical – sont à nouveau aux commandes : nous allons enfin dans la bonne direction !

Le précédent des années trente rend en tout cas d’autant plus étrange que les médecins, à l’image des journalistes qui bénéficient eux d’une « clause de conscience », ne disposent pas d’une « clause éthique » leur permettant de refuser les propositions qu’ils jugent inacceptables. Ce qui suppose d’ailleurs que ce refus leur laisse ensuite une possibilité effective d’exercice. Les caisses d’assurances maladies doivent de ce fait renoncer à la pratique du « verrouillage », directement issue des dispositifs bureaucratiques des années trente, qui pérennise le piège et la falsification légalisée comme normes du rapport à l’autre. On sait en effet que les consultations des médecins non conventionnés sont remboursées, selon la loi, sur la base d'un tarif d'autorité, lequel est inférieur à 1 €. Dans les conditions actuelles les médecins (et à travers eux leurs patients aussi – ce que l’on cache soigneusement) sont totalement coincés : ils se soumettent ou ils sont ruinés .

Remarquable en tout cas le rigoureux trompe-l’œil qui jusqu’à présent a ordonné le débat, tel qu’aucune question de fond ne soit jamais posée, ni même que le terme de biopolitique ne soit une seule fois prononcé. Un biopolitique que nous nous contenterons de définir, sans commentaires, comme la réduction, banale comme le mal, de l’humain à une masse biologique rationnellement exploitable en toutes ses dimensions.

Nous ne sommes certainement pas les premiers à constater que toute bureaucratie s’approprie les domaines qu’on lui confie et s’emploie à les modeler selon le fantasme, , que nous avons donc tenté ici de dégager, fantasme fondateur d’ailleurs de sa position et qui lui tient lieu d’être. Un tel fantasme aboutit à un dévoiement radical du champ médical, il est urgent d’y parer. C’est ce qui rendait particulièrement nécessaire d’enfin identifier les véritables enjeux des réformes actuelles : bien loin d’être simplement technico-économiques, ces réformes sont destinales et touchent à ce que Sophocle nommait « lois non écrites ». C’est à dire à ces lois qui s’imposent à toute société humaine pour qu’elle reste digne de ce nom. C’est ce qu’il importe d’affirmer face aux nouveaux Créon de la technique.

Que nous le dénions ou pas, nous sommes donc aujourd’hui confrontés à un choix. Tous : médecins, soignants, patients, bureaucrates, politiciens. Ce choix consiste dans le refus ou l’acceptation d’emprunter ce que l’on pourrait nommer, reprenant une formule d’Imre Kertész, ce long chemin tortueux . Un chemin qui est à nouveau tracé, et qui, un jour ou l’autre inéluctablement (et à ce moment là sans possibilité de retour) basculera dans une nouvelle béance.

Mars 2005

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