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UN ETE DE DEUIL…

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Serge DIDELET

vendredi 05 août 2016

A Léane Hattermann qui doit être soutenue…

 

UN ETE DE DEUIL…

 

Pierre Hattermann a cessé de lutter hier à 13 heures.

Il avait cinquante-six ans. Trois semaines après l’attentat où sa famille fut décimée, il s’est éteint à l’hôpital Pasteur de Nice.

De ses mains sont tombées les cartes dont jouait sa passion éthique : la praxis psychanalytique, l’institution, la prise en compte du sujet, le lien social.

Les sujets humains sont précaires face au Réel qui se déchaîne ; il y a comme une impossibilité à le symboliser : stupeur et sidération du hors-sens. C’est tant impossible que je me refuse à y croire vraiment, et ce faisant, en écrivant ce texte, je me « soigne », mais je veux aussi et surtout partager.

Pierre, je devais le revoir ce dix août à son cabinet de Sallanches ; je l’ai vu pour la dernière fois – mais je ne le savais pas – le treize juillet, la veille du meurtre collectif.

Il était si content de prendre des vacances en famille.

Difficile d’écrire ces quelques lignes, comme quoi le symbolique ne peut pas rendre compte de tout, il y a de l’indicible, de l’incomplétude, de l’impuissance et du manque. Je comprends mieux ce qu’entendait Lacan quand il parlait du sujet barré. La mort de Pierre, c’est l’évènement contingent et imprévisible qui troue le Réel. Ça fait crise, impossible de s’arrimer là-dessus, réticence à y mettre des mots, c’est quelque chose qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, le chemin sera long entre le Réel et la Réalité.

Je ne ferai pas la biographie de Pierre Hattermann, je n’en sais pas grand-chose, car il parlait rarement de lui, par discrétion et modestie. Il en savait beaucoup plus long sur moi, que moi sur lui ; nous n’étions pas à la même place.

Son arrière-pays, c’était l’Alsace où il vit le jour en 1960. C’est à Strasbourg qu’il poursuivit des études en psychologie clinique (DEA et DESS), il y rencontra des enseignants charismatiques tels que Lucien Israël, pour lequel il avait beaucoup de respect. Cette formation se référait à la psychanalyse, définie par Freud et augmentée par Lacan. Dans l’élan suscité par son parcours universitaire pour devenir psychologue clinicien, il fit une analyse et poursuivit une formation psychanalytique, à travers des groupes de travail, séminaires, cartels, ainsi que divers contrôles. Pour Pierre – et je le partage – la formation du psychanalyste est continuée, et soumise sans cesse à la révision.

Il exerça le métier de psychologue, en passant par celui d’éducateur – il aimait le souligner – pendant quinze années dans le médico-social, puis il ouvrit (en 2002 ?) un cabinet à Sallanches. Il travaillait aussi en supervision d’équipes, en milieu hospitalier, en psychiatrie. Dans son parcours de praticien, il avait acquis un savoir expérientiel auprès de patients alcooliques et/ou toxicomanes. Il accompagna aussi des patients vivant de graves évènements de corps, souffrant de maladies chroniques, ou des séquelles consécutives à des accidents.

En 2003, il fonda un organisme de formation, GREFO PSYCHOLOGIE ; treize ans plus tard, les activités de GREFO perdurent et se renouvellent tous les ans. L’objet de GREFO est d’offrir des espaces de formation orientés par l’approche clinique et structurale du sujet, dans ses multiples dimensions, et grâce notamment aux outils forgés par la psychanalyse freudienne et lacanienne.

Lors du printemps 2013, il fonda avec quelques autres – dont j’étais – une association déclarée : l’ACLIS 74 (Association pour une Clinique du Lien Social). Cette association a la vocation d’être un lieu d’échanges et d’élaboration sur une clinique du lien social ; elle organise régulièrement une journée d’études, la dernière était sur la demande du sujet.

Pierre, comme Jean Oury, avait des yeux de ciel ; s’y reflétaient son humanité et sa générosité. Il avait un regard porteur sur les autres, et il savait donner de son temps.

Il y a trois semaines, et au lendemain de l’attentat, j’étais dans la croyance erronée qu’il s’en « sortirait », et je me demandais comment j’allais faire – avec d’autres – pour le soutenir dans cette épreuve. Mais comment aurait-il pu survivre à la perte de sa femme et de son fils ? Maintenant, bien sûr, ma question a changé, et je me demande comment je vais faire pour continuer sans lui.

Pierre fut et demeure pour moi un passeur d’avenir. Il m’a soutenu dans ma parole et mes initiatives, il m’encourageait, il lisait tous mes textes et je bénéficiais de ses « retours », c’était une relation très dynamisante qui m’empêchait de baisser les bras. Il m’a accompagné dans des moments très difficiles de ma vie : quand je voulais « tout faire péter », il gardait la posture.

Le quatorze juillet 2016, c’est un dialogue d’une décennie qui s’achève prématurément, et je me sens orphelin. Pierre et sa famille, avec beaucoup d’autres – ils furent 85 à être tués – ont été assassinés par la jouissance mortifère, la barbarie, l’insoutenable et infinie connerie humaine ; peut-être actuellement à son apogée. Peut-on encore faire pire ?

Comme l’écrivait Joseph Rouzel : « L’au-delà freudien n’a rien de religieux, c’est la pulsion de mort et ses avatars. La nostalgie en est un des fers de lance. Revisiter le passé à pied sec ne peut que poser en ligne de mire de le dépasser, de s’en libérer. Pas de s’y ficeler (…) ». Alors, les amis, les proches et tous ceux qui ont partagé des moments avec Pierre, j’ai envie de vous inviter à continuer le travail, voire à chercher d’autres modalités pour nous rencontrer, c’est ce qu’il aurait désiré, de cela, j’en suis sûr. Il nous faut continuer ces travaux de groupe, que ce soit à l’ACLIS, au GREFO, ou encore ailleurs… et faire avec cette place vide créée par l’absence, elle fera symboliquement tiers.

Alors, pour paraphraser le titre de mon précédent texte sur Jean Oury, je conclurai avec la même tonalité : « In memoriam, Pierre Hattermann… mais pas seulement ! »

Serge DIDELET (le 5/08/2016)

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