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Un “accès à la symbolisation problématique” pour certains enfants présentant des troubles graves du comportement ?

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Eric Furstos

mardi 28 novembre 2006

Si pour une partie conséquente des enfants accompagnés dans l’ ITEP dans lequel j’interviens, les troubles de comportement qu’ils manifestent peuvent revêtir un sens (parfois multifactoriel) lié à une histoire repérée, une carence éducative, un milieu social défavorisé, une désagrégation familiale (...), pour d’autres enfants, les symptômes semblent bien plus complexes...

C’est entre “routine et imprévu” 1 d’un essentiel quotidien d’accompagnement éducatif (essentiel, car lieu privilégié de nos interventions avec les enfants, réussies ou ratées, support de nos projets, espace de vie de chacun et espace du “vivre ensemble”...) que je suis amené, au détour des situations d’enfants qu’implique la vie de groupe (et la vie institutionnelle), à repérer pour certains d’entre eux, les mêmes comportements répétitifs et persistants, signes, certainement, de souffrances internes importantes, symptômes maintes fois réitérés, soulignant, probablement, des difficultés profondes qui ne sont pas encore dépassées...

Il est ici question de « répétition », celle de ces enfants, ou plutôt de leurs comportements, de leurs actes, qui pourrait résulter “de l’incapacité à différer ou à inhiber (le) comportement ou (la) pensée face à une situation” - une manifestation qui pousserait ces enfants à reproduire à l’identique les mêmes situations, sans en avoir compréhension, représentation, conscience...

Si certaines répétitions pourraient parfois montrer un retour persistant à un passé douloureux, dont l’exigence serait une recherche inconsciente “en arrière pour retrouver ce qui a déjà eu lieu - une compulsion à reprendre ce qui n’a pas été achevé - pour le compléter... - une tendance aux pulsions de vie et de mort qui prime sur l’autre tendance régie par le principe de plaisir...” 2 , d’autres, plus importantes, persistantes et “stériles” pourraient aussi marquer, je crois, pour ces jeunes enfants en souffrance psychique, une carence à la symbolisation, une impossibilité de pouvoir “psychiser” des comportements ou des affects à même de déployer de nouvelles représentations, de nouveaux comportements...

D’un point de vue théorique :

Le processus de symbolisation chez l’enfant, une progression vers la capacité de se penser, de penser les autres, de penser ses expériences...

« Histoire de l’accès au symbolique »

Si au début de sa vie, le nourrisson est totalement dépendant (sans en avoir conscience) de sa mère, il va progressivement, dans sa relation à celle-ci, être confronter à deux modes : la présence et l’absence de sa mère.

Elle deviendra alors source de plaisir par sa présence, et source de déplaisir par son absence.

C’est sur ce rythme de présence ou d’absence de la mère que va s’introduire l’ordre symbolique qui consiste, avant tout, à pouvoir se représenter un objet dans son absence, qui fait que, au delà de l’objet réel, une autre dimension et d’autres possibilités de rapports, de pensées surviennent...

Dans l’absence, la mère va peu à peu être perçue comme un objet symbolique, alors que dans les premiers jours de la vie de l’enfant, la mère est un objet qui ne vaut que par sa présence.

Si dans un premier temps, le nourrisson, assailli par une tension interne (dictée au début par la faim...), criera et que sa mère viendra le nourrir, croyant ainsi que c’est lui qui aura fait apparaître sa mère (dans une illusion de s’être donné sa propre satisfaction, dans une “pensée magique”), petit à petit, cette mère, commençant à réinvestir son monde, sera amenée à différer ses réponses...

Cette situation spécifique que D. W. WINNICOTT nomme de “suffisamment bonne” 3 amènera cette mère à contenir la rage de son bébé (rage issue d’une satisfaction différée), et permettra à celui-ci de faire progressivement l’expérience, ayant survécu à cette rage, de l’existence d’un monde extérieur (sa mère) différent de son vécu interne.

Ainsi, l’enfant pourra réaliser que sa satisfaction dépend de quelqu’un d’autre, sa mère (constatant alors sa dépendance).

Il vivra momentanément une blessure inéluctable mais essentielle, marquant sa “non toute-puissance”.

Et cette blessure s’atténuera, peu à peu , “par sa nouvelle capacité de ”se représenter” sa mère à l’intérieur de lui, de se souvenir d’une bonne expérience avec elle, lorsque la satisfaction tardera” 4 .

C’est l’entrée dans la symbolisation pour l’enfant, et la mère en lui répondant de cette façon “suffisamment bonne”, se trouvera dans une dynamique de gratification, mais aussi de frustration essentielle dans cet accès au symbolique.

L’expérience que l’enfant va faire de la présence et de l’absence de sa mère va l’amener à une expérience d’une vie créative (créer, réfléchir, imaginer...).

“La capacité à se représenter l’autre en son absence provoquera la capacité de penser, de s’extraire du monde concret pour s’imaginer et réussir à transformer l’expérience douloureuse afin d’en faire sens” 5 .

La mère participera ensuite à l’intégration de la symbolisation par l’enfant, en “ signifiant 6 pour lui ce qu’il vivra : “tu as faim, tu as froid...”

Cette faculté, une fois acquise par l’enfant, lui permettra de faire face aux difficultés que la vie lui réserve, d’en faire sens pour les intégrer…

Elle sera ainsi le socle de la progression au plan intellectuel, permettant “l’image mentale, l’imitation différée, le jeu symbolique, le langage, le dessin...” 7 .

L’enfant qui n’aura pu faire l’expérience d’un “délai de réponse suffisamment bon” de sa mère, ou celui qui aura subi une altération du fait d’une absence trop longue de la fonction maternelle (déprivation 8 ) aura de grandes difficultés à acquérir cette capacité de symbolisation, “la capacité d’être seul” 9 .

Aussi, “la différence dedans-dehors n’étant pas acquise, il lui sera difficile de contenir ses émotions et même de les sentir...” 10 .

« Dans la pratique éducative : Et pour certains enfants présentant des troubles importants du comportement... »

Au delà d’une inadéquation profonde entre les besoins de l’enfant et la réponse de sa mère dans leurs premières expériences relationnelles, la capacité de symbolisation acquise par d’autres enfants pourra être altérée par des traumatismes, des expériences néfastes répétées, un environnement déstructurant, des vécus d’échecs dévalorisants (...) bloquant momentanément leurs fonctions de pensée, les inscrivant, pour beaucoup d’entre eux, “hors du sens”, dans l’incapacité à dépasser des souffrances internes, rejouant, empruntant les mêmes chemins douloureux, répétant les mêmes symptômes...

La représentation du mot (qui lie la verbalisation avec la prise de conscience), les repérages spatio-temporels et le contrôle des émotions pourront alors être attaqués, causant ainsi peut-être des troubles du comportements, du développement intellectuel, fragilisant le Moi en formation, tout en sachant que “une situation conflictuelle, aussi pathogène qu’elle puisse être, ne crée pas un arrêt dans le développement, mais un infléchissement de ce dernier” 11 .

L’accompagnement de l’enfant présentant des troubles du comportement vers une symbolisation possible (ou plutôt une intégration à la symbolisation) doit pouvoir s’inscrire dans un cadre au contenu symbolique et au contenant “symboligène” comme disait Françoise DOLTO 12 .

Ce cadre est, ainsi, je crois, le garant de l’action éducative par ses règles de fonctionnement ( permettant de protéger les protagonistes des institutions de leurs mouvements personnels, constituant la référence à laquelle il sera fait appel en cas de débordement des demandes 13 ), l’invariant protégeant l’enfant des autres et de lui-même, l’espace privilégié pour l’aider à sortir de ses difficultés pour penser son monde interne et accéder à la fonction symbolique.

Édouard RAVON explique ainsi que “toute institution a ses invariants grâce auxquels chacune construira des moments relationnels spécifiques qui délimiteront à la fois l’expression des demandes et les registres des réponses” 14 .

Le cadre doit alors être porteur d’un message profond d’aide en direction des enfants impliquant fortement la notion de confiance à même de pouvoir les amener à vouloir, peu à peu, “recréer les structures de leur personnalité” 15 .

Ce cadre, dans sa fonction d’aide symbolisation des enfants, doit ainsi tenir compte des besoins du Moi de l’enfant.

Il pourra lui renvoyer un sentiment de contenance et de réassurance face aux angoisses et aux tensions internes.

L’institution, par son fonctionnement basé sur une rythmicité présence-absence des éducateurs, mais aussi des enfants peut être, parfois, à même de recréer le vécu des premières séparations d’avec sa mère.

Elle induit surtout “des zones institutionnelles d’étayage, ces espaces temps que le dispositif institutionnel met en place pour des activités que l’on doit comprendre comme étant en dérivation des tâches maternelles... - à savoir l’alimentation, les soins, la protection... ainsi, ce dispositif facilité ou intensifie l’expression d’un relation transférentielle 16 .

L’éducateur remplissant cette fonction, quelque soit son sexe, est alors amené, dans le quotidien, à se trouver à l’écoute, dans une relation d’empathie, de recevoir, d’accueillir, de comprendre ce que l’enfant lui dépose par la parole ou plus souvent par ses symptômes.

Le cadre médiateur permet de trianguler leur relation.

Dans celui-ci, l’éducateur est alors amené à “prêter” à l’enfant son appareil psychique pour aider à transformer la souffrance de l’enfant, son symptôme, en sens, afin de la rendre disponible à la pensée, à la symbolisation...

C’est peut-être dans un environnement maternant “suffisamment bon” que l’enfant peut se reconnaître, s’individuer, pour symboliser et sublimer...

Le cadre représente aussi une fonction paternelle, à même d’inscrire l’enfant dans l’œdipe et dans l’édification du Surmoi, et de séparer l’enfant de la fonction maternelle pour s’ouvrir au monde extérieur et à la symbolisation...

“Les premiers temps de la fabrique du symbole sont soutenus par la fonction paternelle comme matrice du symbolique” 17 .

Dans cette fonction, l’éducateur, encore une fois quelque soit son sexe, apportera une nouvelle frustration poussant l’enfant à se séparer et à accéder à d’autres désirs...

Cette fonction paternelle poussant à la socialisation peut peut-être favoriser pour l’enfant l’émergence déjà engagée de sa pensée, de son expérience à la symbolisation...

Enfin, le cadre s’inscrit clairement dans une notion de médiatisation ou de tiers, “devant le risque d’absorption par les identifications projectives de l’autre (l’enfant), ce qu’il (l’enfant) attribue comme sentiments, et à ce à qui il s’identifie de ce qui vous (les éducateurs) prête, vous confondant ainsi à lui...”, le tiers pour “forcer à l’altérité, donc à la vie”, le tiers comme organisateur dans un travail relationnel - fonction séparatrice-organisatrice”, le tiers enfin comme “espace dans notre pensée pour lui donner de l’air” 18 .

Aider l’enfant à prendre conscience de ses répétitions et à “mettre en mots”

Un travail important autour de la parole doit se mettre en place tant que possible.

Les troubles du comportement peuvent être définis pour nombre d’enfants comme des moyens inadaptés à des expressions non élaborées.

L’accompagnement de ces enfants, en même temps que de l’amener progressivement à prendre conscience de ses répétitions et de ses difficultés propres, doit aussi se faire par une aide d’élaboration des sentiments, une aide à l’extériorisation, à la verbalisation.

Aider l’enfant à dire autrement peut lui permettre de vivre des expériences positives sur lesquelles il peut se construire. Mais aussi, aider l’enfant à dire ses soucis, ses angoisses, ses questions, c’est sans aucun doute l’aider à extérioriser, à apaiser ses tensions internes, à apprendre à parler au lieu d’agir...

L’enfant, en extériorisant progressivement par des mots, ce qu’il éprouve, peut peut-être prendre de plus en plus conscience de son monde interne, de ses expériences antérieures, de ses expériences nouvelles...

Il peut alors lui être possible de contrôler, peu à peu, son comportement, ses décharges, d’établir des liens, de repenser en terme d’expériences sur lesquelles il pourra se construire...

Pour finir, René ROUSSILLON écrit que si la répétition traduit l’échec de symbolisation, “la contrainte de répétition pourra être signifiée comme le mouvement même de celle-ci qui pousse toujours à reprendre pour la poursuivre, le travail de symbolisation et d’appropriation de la part d’inconnu qui le constitue...” 19 , l’enfant en carence de symbolisation rechercherait alors, peut-être, intrinsèquement, malgré ses échecs, ses troubles, ses traumatismes (...) le moyen d’avancer...

WINNICOTT parle de la “ tendance antisociale” comme “la manifestation d’un signe d’espoir” de l’enfant en direction de son environnement…

Voilà peut-être une motivation supplémentaire à accompagner ces enfants, souvent difficiles au premier abord (qui se rebellent, se replient ou ne se laissent pas faire... 20 ) face à l’échec, la désillusion, les paradoxes, tout en “reconnaissant les zones d’inconnus sans plaquer à l’avance des réponses toutes faites..” 21 , car “du symptôme aux symboles tel est le chemin qui balise l’accompagnement socio-éducatif...” 22 .

Peut-être est-ce alors, l’objet profond d’un accompagnement éducatif, que de les aider à voir, à dire leurs répétitions, dans une aide à la restructuration d’un “Moi abîmé” 23 , sans jugement, sans critique dévalorisante, dans un soutien de mots pour commencer à pouvoir penser aux problèmes qui semblaient les dépasser et les enfermer dans les mêmes fonctionnements, peut-être comprendre ce qui se jouait en eux, avec et autour d’eux ...

ERIC FURSTOS

1 “Le travail d’éducateur spécialisé” - Joseph ROUZEL - Dunod - Paris 2000

2 “Le plaisir de lire Freud” - J. - D. NASIO - Éditions Payot & Rivages - Paris 2001

3 Notion de “Good enough” , ‘bonne mère” ou “mère suffisamment bonne” de D. W. WINNICOTT - “De la pédiatrie à la psychanalyse” - Payot 1969 : Winnicott précise que “la mère suffisamment bonne est celle qui intervient à bon escient...” Trop tôt, elle empêche l’enfant de construire ses représentations et son élan vers les autres, trop tard, elle le laisse succomber au désespoir. A bon escient, l’enfant s’ouvre au monde extérieur et se construit...

4 “Soigner son âme” - Marie-Andrée LINTEAU - Le Bulletin VIE-A-VIE / Bibliothèque nationale du Québec - Vol. 15 N° 4 -2003

5 Ibid.

6 Ce qui sert à le représenter - notion de J. Lacan - “La psychologie de l’enfant” - Les essentiels Milan - Toulouse 1997

7 “La psychologie de l’enfant” - Les essentiels Milan - Toulouse 1997

8 Perte brutale des soins

9 “De la pédiatrie à la psychanalyse” - Donald Woods WINNICOTT - Éditions Payot 1969 Paris

10 “Soigner son âme” - Marie-Andrée LINTEAU - Le Bulletin VIE-A-VIE / Bibliothèque nationale du Québec - Vol. 15 N° 4 -2003

11 “Le plaisir et la répétition - Théorie du processus psychique” - René ROUSSILLON - Dunod - Paris 2001

12 “L’image inconsciente du corps” - Françoise DOLTO - Éditions Seuil - Paris 1992

13 “De l’éphémère à la durée dans l’accompagnement de la souffrance” - Édouard RAVON - Acte du colloque du M.A.I.S 1990

14 Ibid.

15 “Un lieu où renaître” - Bruno BETTELHEIM - Éditions Robert Laffont - Paris 1975

16 “Les corridors du quotidien” - Paul FUSTIER - PUL - Lyon1993

17 “Le travail d’éducateur spécialisé” - Joseph ROUZEL - Dunod - Paris 2000

18 “De l’éphémère à la durée dans l’accompagnement de la souffrance” - Édouard RAVON - Acte du colloque du M.A.I.S 1990

19 René ROUSSILLON - “Le plaisir et la répétition - Théorie du processus psychique” - Dunod - paris 2001

20 Argumentaire du Congrès de l’AIRE - Décembre 2005 - Nantes

21 Michel LEMY - “J’ai mal à ma mère” - Editions Fleurus Psychopédagogie - Paris 1993

22 Joseph Rouzel - “Le transfert dans la relation éducative” - Dunod - Paris 2002

23 Fritz REDL - “L’enfant agressif – le Moi désorganisé” - Editions Fleurus Psychosociale - Paris 1964

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