Un autre regard
Jacques m’a fait la demande que j’écrive sur lui. Cette demande il me l’a faite suite à une discussion avec David sur un autre écrit que j’avais pu faire « le vilain petit canard », paru sur le site psychasoc.
Malgré son mutisme, il souhaitait que je mette des mots sur sa vie. Lorsqu'il m’a signifié cette demande et qu’il est arrivé à me la faire comprendre, j’ai ressenti un plaisir.
Pour moi mettre des mots, les inscrire, nommer leurs douleurs, c’est les respecter dans ce que sont et ressentent les résidents.
Pour Jacques aussi c’est important, c’est exister à travers la personne qui le suit depuis des années. La plume de l'éducateur permet à Jacques d'exister. Ces écrits font vivre Jacques, dans l'esprit de beaucoup de personnes.
Avec Jacques, nous sommes sur une pirogue, avec des étapes, le long du fleuve de la vie, sa vie, son "personnage", notre rencontre. La difficulté, il y a des rapides, des cascades, des rochers, un arbre flottant risquant de percuter la pirogue, enfin tous les aléas de la vie.
Jacques né fin des années 60, est abandonné à la naissance. Sa mère a accouché sous x, il a été placé à la cité de l’enfance jusqu’à 10 mois, dans son dossier il y a beaucoup de renseignement sur sa famille génitrice. Jacques a un demi-frère et une demi-sœur gardés par les parents de la mère. Son père serait de nationalité algérienne. Il rencontre une fois par an sa tutrice. Une collègue raconte qu'elle a travaillé avec une éducatrice qui a bercé Jacques bébé.
Jacques est placé en famille nourricière à 10 mois. Il devient agressif avec la fille de sa nourrice qui est née lorsque Jacques avait 17 mois, il reste dans cette famille jusqu’à l’âge de 4 ans. Pendant 3 ans Jacques est baladé chez différentes nourrices... Il est même coupable de relations trop pulsionnelles, trop fusionnelles. En 1972, Jacques se retrouve en internat au centre psychiatrique de Saint Cyr et à l’IMP des Primevères, de Charly la journée, 30 km de distance. À l'IMP, Jacques se montre moins dispersé, parvient à réaliser certaines activités, il est capable de regarder des livres, essaye de les commenter, retard de langage persistant. Jacques apprécie les activités extérieures. En 1976, Jacques se retrouve dans un IMP en internat continu jusqu’en 1983. Arrivé à l’IMPRO du REYNARD à Ampuis devenu Foyer occupationnel en 1987. Au foyer, il vit donc depuis presque 30 ans.
Depuis sa famille est le foyer...
Jacques, homme de 1m75, boutonne ses chemises jusqu'au col, serre sa ceinture, l'été comme l'hiver, il peut demander un pull-over. Quand je suis arrivé sur le groupe, l'éducateur réfèrent, après l'achat de sa vêture, lui fermait ses vêtements. Il fallait que l'organisateur du camp voie que ces affaires étaient neuves. Nous lui faisions vivre un truc, il voyait arriver des caddies de vêtement. Il ne pouvait les mettre qu’en camp. En écrivant ce texte, je me suis rappelé, que Jacques adorait mettre une cravate. A l’époque, je suis parti à la récolte de cravate. Quand il a changé de groupe, l’équipe éducative a trouvé que les cravates l’obsédaient. Ils sont arrivés à lui faire abandonner les cravates. Il avait le choix ? Au nom de quel droit ? Quelle légitimité ?
Jacques peut être incontinent la nuit. Il se lève et se couche seul mais il peut réclamer de l’accompagner au coucher, notamment pour lui plier ses vêtements du lendemain.
Son placard est fermé à clef, car il peut être obnubilé par le linge il peut se souiller pour changer de vêtements, surtout les jeans. Ses vêtements sont- ils des protections, une énième peau ?
Jacques est capable de s'uriner sur lui, pour changer son jean qu'il a choisi 2 h avant. Après une répétition de cet acte, Jacques est mis en pyjama. Le soir Jacques choisit ses vêtements qu'il replie sur son bureau.
Il lui arrive d’être violent contre l’autre, contre lui-même. Il veut peut être nous dire, je ne vais pas bien, occupez-vous de moi !
Jacques est très émotif, quand un collègue part, un changement de situation (départ en camp, retour de camp, fête.). Il se met à pleurer, dés qu'une émotion est intense. Le jour de sa fête, une collègue lui fait la demande de l'arroser. Le soir il va acheter une bouteille de soda. Pendant que je sers la boisson, Jacques pleure.
Son histoire se compose de rejets répétés amplifiés. Dés qu’il se sent en insécurité ou abandonné Jacques agresse souvent les stagiaires, chacun pense que son état abandonnique, lui fait vivre espoirs et déceptions pendant ce passage. Il a été mis en place un protocole pour permettre à Jacques de vivre moins mal. Chaque stagiaire lui est présenté, et nous lui parlons de l'arrêt du stage du stagiaire. Il y a 10 ans, la voiture d'une stagiaire, le dernier jour de son stage, a eu une vitre de cassée, son sac à main avait disparu. Jacques est mis en accusation. Après la reprise, Jacques est innocenté. La stagiaire rentre sa voiture dans la cour. Jacques casse le pare brise. Un autre jour, une résidente, en difficulté sociale et psychologique lui dit
ton père est mort,
Jacques lui donne des coups. Jacques est sanctionné pour sa violence, alors que sa colère est compréhensible, il n'a pas de papa ni de maman.
Il y a quelques années Jacques était accueilli sur le groupe des plus autonomes, vivant en appartement. Il venait un samedi par mois sur l'appartement où je travaillais. Ces visites ont été arrêtées lorsque je suis venu travailler sur un groupe basé au foyer.
Durant ces accueils, Jacques a évolué. Au départ, il était un peu dans la provocation, "d'interroger" le cadre. Puis, en arrivant, il s'installait, au bout de quelques minutes, il était chez lui. Il souriait souvent, essayant de participer à la conversation du groupe. Il avait une place importante dans le groupe. Il ne provoquait plus de peur. Au début les résidents de Pont Evêque angoissaient un peu, à cause de sa violence. Une fois, il est venu avec l'apéro du soir.
Pendant 2 ans, Jacques a participé à l'atelier "choisir". C'est une médiation autour du plaisir de la culture. Sa participation, est régulière. Il était toujours prêt à 13h30, pour partir à Givors. Jacques s'est mis en relation avec le figaro de la coiffure, coiffeur voisin de la médiathèque de Givors. Plus tard, Jacques, au moment du départ, tape, frappe des résidents. Il a fallu 4 semaines pour décrypter son message.
A la question : "veux-tu continuer à aller à la médiathèque ? Si tu ne veux pas, frappe ma main." Il frappe ma main. Jacques continue à souhaiter participer au plus de l'atelier, aller au concert.
Sinon, il peut lui arriver de prendre le trousseau de clef d'un ou d'une collègue, le mettre quelque part. Ces actes sont le sujet de réunions cliniques, mais sans jamais comprendre le sens.
Le jour d'un concert, à la fin de l'atelier "bibliothèque", il s'urine sur lui. Les éducateurs de l'atelier m’interpellent. Nous décidons que Jacques n'ira pas au concert, le soir. Après discussion avec la directrice, la décision est confirmée. Encore une situation de rejet.
A l’entracte des jeudis du Jarez du Rhino Jazz, Jacques simule une fausse route. Il inquiète une dame, d’autres spectateurs. Je m’occupe de lui, il a le sourire. Il semblait prendre plaisirs à ce qu’il a provoqué.
Jacques peut être le lieu de l'interprétation, de notre projection. Le docteur Kerléguer, psychiatre de l'Échappée, autre établissement de l'ADSEA, parle de "l'adéquation du diagnostic et de la structure,... qui scelle l'irrémédiable fermeture du sujet devenu objet du discours des autres" donc projection de notre part. Souvent, je dis à Jacques : "je pense que tu veux me dire, cela. Je n'en suis pas sur. » A une époque, il a été suivi par orthophoniste. Elle lui avait donné une pochette avec des pictogrammes. Rapidement, il l'a mis quelque part. Chaque minute de la journée, il amène l’autre à s‘interroger. Il ne parle pas mais, mais il fait, il construit autour de ses difficultés. Travailler avec Jacques, c’est accepter qu’il ait des désirs, des envies, des collègues parlent de caprices, je ne le pense pas. Son appareil psychique est en construction depuis 40 ans. Chaque rencontre avec Jacques est fondatrice, créatrice de quelques choses. Jacques met quelque chose d’autre que la parole. Il élabore, installe des médiations, pour être et reste en relation avec l’autre.
.
Au foyer Jacques avait une relation privilégiée avec l'ancienne maîtresse de maison, partie à la retraite, aujourd'hui. Au foyer, la maîtresse de maison met les résidents dans la nécessité de côtoyer l'autre, d'entrer en relation, d'échanger, de donner un conseil ou de refuser quelque chose, on peut dire qu'il y a relation éducative. Sa relation avec elle est profonde, certains éducateurs parleraient de relations maternelles, j’écris plutôt une envie d’amour.
Jacques est un sujet, qui crée ce tiers dans la relation. Il oblige à créer des outils éducatifs, malgré sa psychose, il nous force à être professionnel. Son regard est un temps festif, mais d’une fragilité de cristal de Baccarat
Souvent, je me dis si Jacques vient à mourir qui l’accompagnera ?
Il est la victime de ces énigmes qui interpellent l’autre. Nous avons des difficultés face à une personne qui ne parle pas, nous mettons des expressions verbales sur ses actes muets. Il est coupable, car il ne nous amène pas de traitement, ni de guérison. Il est un être de langages, de vie. Il est impossible que sa mère soit coupable, il n’a jamais eu de mère affective, qu’une génitrice
Il n’écrit pas, il ne participe à aucun colloque. Il utilise comme code de la communication, un truc qu'il a créé, le ressenti.
Jacques m'a aidé à construire ma boîte à outil professionnel.
Pourtant, il me semble qui lui manque qu’une image, celle de la parole. Anne-Marie Sudry, psychanalyste, écrit sur le site de Lacan quotidien, Jacques Lacan nous enseigne que ce n’est pas un être muet, bien au contraire il est plutôt « verbeux ». C’est un sujet maître du langage mais qui ne parle pas. Il possède un langage « interrompu au niveau de la parole ». Dois je accepter ces vacances de paroles, comme le dit Deligny ?
Une dernière interrogation, il balise comment le temps ? En a-t-il besoin ?
En conclusion, discutant avec un stagiaire éducateur d’école, je lui parle de mon ressenti, de mon amour pour Jacques. Il me répond qu’à l’école, des formateurs insistent sur la distance, sur le dépassement de l’empathie.
Jean-Pierre Meyer, Moniteur éducateur