En guise d’introduction, je citerai un passage de l’argument énoncé dans le cadre de ce Congrès, à savoir que
« le social va mal et que les intervenants du champ social, au sens large, sont de plus en plus malmenés. Et que dans ce contexte, le socle de l’humain se voit attaqué dans ses principes »
. Autant dire qu’en partant de ce constat, la question de la blessure narcissique des professionnels concernés ne peut qu’être convoquée, puisqu’il s’agit de faire le deuil d’un idéal de sa profession, de son métier, mais aussi d’une certaine image de soi idéale et/ou idéalisée.
Fort de ce constat, il va de soi que la question des émotions va revêtir ici une importance capitale au regard de « la prise en charge » de certains professionnels, que ce soit - et c’est là l’essentiel de mon expérience clinique à l’heure actuelle - sous la forme d’un travail de contrôle et/ou d’entretiens psychothérapiques ou encore sous la forme de supervision d’équipes en institution.
Le travail clinique auprès de ces professionnels m’a amenée à faire le constat suivant, à savoir qu’il est un affect
1
dont on parle peu dans ce domaine, il s’agit de
la honte
. Il est vrai que par définition, la honte incline au silence - puisque c’est la honte elle-même qui interdit sa propre expression - et que par conséquent le sujet ne se livre pas ou peu lorsqu’il en souffre. Au regard de ma pratique clinique dans ce cadre-là, il me semble tout à fait pertinent d’explorer cet affect, plus particulièrement sa place et sa fonction dans le vécu de souffrance des sujets confrontés à cette épreuve.
En effet, j’ai été vraiment sensibilisée à l’expression de sentiments de honte qui pouvaient colorer le récit d’expériences de ces sujets et qui surtout semblaient envahir, invalider, l’ensemble de leur vie psychique, de leur expérience relationnelle et sociale. Non seulement la honte gagnait, envahissait la sphère subjective, mais la persistance devenait répétition dans la mise en scène de récits de situations productrices de honte pour ces sujets. Pourquoi l’expérience du malaise dans le travail social produit-elle de la honte chez certains sujets ? L’hypothèse ici envisagée prend en compte l’instance psychique de la personnalité qu’est l’Idéal du Moi dans l’œuvre freudienne, dont les éléments déterminants sont : le rapport de l’Idéal du Moi avec l’expérience d’une atteinte narcissique d’une part et de la blessure irréversible qu’elle provoque d’autre part.
Étymologiquement, « honte » vient du francique
haunita
, même radical que honnir (1080) qui signifie « mépriser », et revêt une pluralité d’acceptions :
-
Indignité qui inflige un déshonneur humiliant,
-
(1273). Sentiment pénible de sa bassesse, de son déshonneur, de sa confusion, de son abaissement devant les autres, ou simplement de son ridicule,
-
(1611). Sentiment de gêne, de malaise, provoqué par la timidité, la modestie, le manque d’assurance, la crainte,
- Avoir du remords, être dégoûté de, être gêné de.
La honte, qui empourpre le visage, est d’abord un sentiment social : elle apparaît le plus souvent en réaction au regard d’autrui et vient marquer l’échec de la confirmation narcissique. Cette primauté du regard dans l’expérience de honte, trouverait son hypothèse interprétative dans le fait que la honte prendrait sa source dans le regard de l’autre, regard qui révélerait au sujet ses propres limites, son incomplétude, autrement dit dévoilerait le décalage insoutenable entre l’image narcissique de soi faite de perfection et une image reconnue dans le regard de l’autre, d’insuffisance et d’imperfection.
La décharge fulgurante de honte
telle qu’elle a été décrite chez Sartre dans une perspective phénoménologique, témoigne fort justement de cette expérience émotionnelle où une part du plus intime de soi se trouve brutalement exposée, véritable mise à nu du sujet qui le confine dans un chaos narcissique. Dans l’expérience de honte, l’effet de transparence ressenti en est la traduction la plus explicite, qui ne saurait mieux s’exprimer que dans l’expression langagière, assez coutumière, de
mise à nu
. Ce ravalement à une fonction d’objet engendre un grand désarroi chez le sujet, car il est alors en proie à une incertitude narcissique angoissante. En ce sens, la honte constitue une expérience subjective singulière, celle d’un sujet brusquement dévoilé dans son intimité de pensée, par la présence d’un regard dont il est impossible de se dérober. En tant qu’affect, la honte est d’emblée sociale : elle vient marquer une mise en défaut de soi, devant témoin, et conduit à vouloir le cacher.
Repères psychanalytiques freudiens de la honte et de la culpabilité
La référence à la honte n’est pas rare dans l’œuvre de Freud et s’appréhende globalement comme
indice d’un fonctionnement sur le mode narcissique
. Dans
L’interprétation des rêves
(1900)
2
Freud souligne le caractère spéculaire de la honte, qui tient au regard : la honte se nourrit de l’incomplétude imaginaire qui constitue l’objet même de l’intérêt et de l’amour narcissique, en référence à une représentation de soi et de l’épreuve que représente le fait de se reconnaître imparfait, limité, manquant, c’est-à-dire soumis à l’épreuve de la castration.
Il convient de noter que l’histoire de la pensée freudienne est complexe et l’étude des textes ne permet pas de localiser une acception du concept de honte précise et déterminée, dans la mesure où le terme allemand
Scham
est tantôt traduit par « honte » et tantôt par « pudeur », deux équivalents sémantiques qui ne permettent pas de conclure à un usage absolument univoque.
D’un point de vue topique, l’hypothèse avancée par Freud situe la honte comme résultant d’un conflit inter-systémique entre le Moi et l’Idéal du Moi. En ce sens que la honte est un affect qui surgit dans des moments de rupture par rapport aux exigences implicites de l’Idéal du Moi ; dans la terminologie freudienne, « Il se crée toujours une sensation de triomphe quand quelque chose dans le moi coïncide avec l’idéal du moi. De même, le sentiment de culpabilité (et le sentiment d’infériorité) peut être compris comme expression de la tension entre moi et idéal »
3
.
À l’appui de ces considérations, la honte se définit comme surgissant lorsque le Moi ne se montre pas à la hauteur de son Idéal du Moi
4
. Autrement dit, la honte vient attester de l’échec, de l’infériorité et des insuffisances du Moi dans sa confrontation à l’Idéal du Moi.
Classiquement, la honte est référée à l’Idéal du Moi alors que la culpabilité - qui mêle auto-accusations et auto-reproches - concerne le Surmoi. Elle se rattache à l’idée de faute, mais, secrète ou pas, en rapport ou non avec des contenus fantasmatiques, le sujet n’est aux prises qu’avec lui-même. Le Surmoi est au centre de la question morale. Il a un rôle de juge et de censeur à l’égard du Moi. Il inhibe les actions du sujet, induit le remords, les scrupules et le repentir ; il est « la voix de la conscience », « la grosse voix » impérative qui réclame obéissance et soumission. Je citerai ici C. Miollan lorsqu’il écrit : « Le défaut ou le manque engendre la honte ; le manquement, la faute, engendrent la culpabilité »
5
. Enfin, si la culpabilité pousse souvent à l’aveu et revêt le plus souvent une fonction libératrice, la honte semble obéir à une logique inverse, elle a une fonction d’inhibition dans la mesure où c’est la honte elle-même qui interdit sa propre expression.
D’un point de vue dynamique, la honte prend sa source dans le réservoir pulsionnel du ça, c’est-à-dire qu’elle correspond à une poussée pulsionnelle ici étroitement liée à la pulsion scopique. Au-delà, la honte est à concevoir comme un mouvement régressif soudain ; et toute forme de régression conduit à abandonner tout ou partie des exigences de l’idéal du moi et du surmoi qui maintenaient l’identité
6
. Autrement dit, d’un point de vue métapsychologique, l’expérience de honte entraînerait un vacillement du Surmoi et en même temps le conforterait, le Surmoi réprimant le ça et entraînant simultanément son expression pulsionnelle. Ainsi, nous pourrions affirmer que la honte est un procédé paradoxal puisqu’elle propose une limite tout en la posant : elle est en somme un procédé « dénégatif » puisqu’elle produit le même paradoxe que la dénégation.
D’un point de vue économique, le bouleversement induit par l’afflux de honte implique la prévalence de l’affect sur la représentation, de la quantité sur la qualité. Est manifestation sous forme de honte, la honte même qui ne peut être représentée. En témoignent les expressions triviales telles que « avoir une bouffée de honte », « avoir chaud de honte », « se prendre une honte » ou encore « tomber la figure » qui expriment métaphoriquement ce qui se joue au niveau pulsionnel, soit un mouvement de déliaison provoqué par l’afflux pulsionnel de honte.
En effet, d’un point de vue métapsychologique, le ça, ouvert à son extrémité vers le somatique où « [...] il recueille en lui les besoins pulsionnels qui trouvent en lui une expression psychique »
7
confirme que c’est bien de lui que s’origine l’afflux pulsionnel de honte ; alors que le moi, à la différence du ça, a un rôle de liaison et d’unification pulsionnelles, « [...] une propension à la synthèse de ses contenus, à la concentration et à l’unification de ses processus psychiques, qui font totalement défaut au ça »
8
. Dans l’instance du ça, le facteur économique, intimement lié au principe de plaisir, domine l’ensemble des autres processus et agit selon le mouvement de déliaison pulsionnelle et d’énergie mobile. La liaison, elle, assure la circulation et la cohésion interne pulsionnelles au sein même de ses différents constituants. L’accès de honte résulte précisément d’un envahissement pulsionnel. Le Moi, surpris par cette attaque interne pulsionnelle, ne peut que laisser « jouer » un processus primaire - libre propagation de l’excitation pulsionnelle - sur lequel il n’a pas de prise. L’instance du Moi est littéralement prise à revers par cet afflux qui ne lui laisse aucune alternative de fuite. Cette polarité liaison/déliaison pulsionnelle est issue de l’énergie du fonctionnement de l’appareil psychique ; elle provient d’une conception binaire métapsychologique, à l’image des pulsions de vie et des pulsions de mort. Cette mise en jeu du processus primaire par le Moi intervient justement du fait que celui-ci ne parvient plus à faire fonctionner ses défenses normales. L’affect de honte et le déplaisir qui en découle produisent une dépense énergétique voire même un épuisement défensif : ils constituent des processus psychiques primaires.
Le rapport dialectique entre la culpabilité
et la honte
Structuralement, le sentiment de culpabilité traduit une tension entre le Moi et le Surmoi ; la honte, elle, marque la tension entre le Moi et l’Idéal du Moi. Cette explication souligne bien évidemment leur parenté topique. En écho, du point de vue clinique, on remarque très souvent la contemporanéité des sentiments de honte et de culpabilité.
Toutefois, en tant qu’éprouvé narcissique, la honte serait plus pernicieuse et plus coûteuse pour l’économie et la dynamique psychiques du sujet, car elle révèle une véritable défaillance du fonctionnement moïque, une perte de contrôle des fonctions défensives du Moi, devant témoin. Ce qui devait être caché, maintenu intime, est brutalement dévoilé et montré. Alors que la culpabilité vient, dans une perspective classique, du rapport à la loi, de l’éventuelle transgression de cette loi et de la peur de la sanction. En ce sens, elle se réfère surtout à des exigences verbales, des interdits et des critiques. La culpabilité est facilement confiée alors que la honte « fait honte » et entraîne le sujet à la taire. À la monstration de la culpabilité dans un but d’expiation, s’oppose la honte comme renvoyant le sujet à lui-même, à l’image qu’il a de lui-même et à celle qu’il imagine que les autres ont de lui.
Enfin, la culpabilité est davantage en rapport avec la conscience morale, alors que le sentiment d’infériorité et la honte sont plutôt liés à l’Idéal du Moi. La honte est un sentiment conscient qui surgit dans des moments de rupture par rapport aux attentes de l’Idéal du Moi. Dans cet écart douloureusement ressenti, chez certains professionnels la honte est inévitablement liée à un vécu pénible d’infériorité (
«
je suis nul »
) et à des affects dépressifs (
«
je ne vaux rien
»
). En effet, l’Idéal du Moi est aimé et recherché ; il représente un modèle de vie, d’être, auquel le sujet va chercher à se conformer. Alors que la conscience morale est plutôt redoutée. Ces remarques amènent à souligner que chez les professionnels souffrant de ce « malaise dans le travail social » et plus particulièrement souffrant de honte comme expression de ce malaise, évoquent en fin de compte une souffrance de ne pas être conforme à cette instance idéale ; autrement dit, c’est avec sa propre attente - Idéal du Moi - que le sujet n’est pas ou n’est plus en adéquation.
C’est sur ce fond de souffrance que la honte est à concevoir comme
une forme d’expression narcissique
même si elle se construit dans une dimension intersubjective et en référence aux conventions sociales. La honte résulte d’une épreuve narcissique : celle de ne pas pouvoir s’admirer dans le regard de l’autre ou d’en prendre le risque ; celle de la douleur narcissique du constat d’une image de soi décevante nourrie de la conviction de ne pas être à la hauteur, de se sentir incompétent, impuissant à faire son travail correctement dans un contexte professionnel, institutionnel qui génère et entretient précisément ces conditions de travail pernicieuses. Ainsi, la honte éprouvée constituerait, en l’occurrence, l’expérience subjective la plus singulière de cette situation en impasse dans laquelle le sujet se trouve coincé, et qui désignerait le conflit impossible à résoudre entre l’envie de fuir, de se cacher, d’échapper à ce système, et l’éprouvé contradictoire de ne pas pouvoir s’y soustraire. Ainsi, comme le souligne Ghyslain Lévy - je le cite - « En ce sens, il y a bien une dimension éthique de la honte et du malaise qu’elle soutient et qu’elle exprime »
9
. C’est-à-dire que dans ce contexte où
« le socle de l’humain se voit attaqué dans ses principes »
et ses fondements, la valeur éthique de la honte éprouvée serait à entendre avant tout comme une revendication de dignité…besoin de dignité qui relève d’un mouvement de protection psychique - à vocation défensive - soit d’un mécanisme de défense.
Pour conclure
Mon propos a insisté sur cette co-occurrence entre malaise dans le travail social, honte comme expression de ce malaise et culpabilité.
Je conclurai en m’appuyant sur un autre passage de l’argument de ce Congrès :
« pour que le malaise soit replacé au bon endroit, celui de la castration qui assujettit chaque sujet à l’ordre de la parole et du langage, il n’y a qu’une porte de sortie : que chacun s’assume comme manquant, car telle se profile la structure même de ce qui fait malaise dans « l’humus humain », aujourd’hui menacé »
. Je rajouterai ici et dont la honte, comme forme d’expression narcissique, témoignerait, puisqu’elle se nourrit précisément de l’incomplétude et de l’épreuve que représente le fait de se reconnaître manquant, c’est-à-dire soumis à l’épreuve de la castration : d’une part elle provoque une blessure d’idéal et fait choir le sujet de ces illusions d’omnipotence narcissique ; d’autre part elle fait figure - au sens de Paul-Laurent Assoun - de « protestation narcissique »
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dans la mesure où « cette peur de « perdre la face » confirme qu’il y a, qu’il reste…une face à perdre »
11
. Point de honte sans sujet.
Références bibliographiques
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(1999).
Le Préjudice et l’Idéal. Pour une clinique sociale du trauma
. Paris : Anthropos.
Chasseguet-Smirgel
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5/6, pp. 709-930.
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. Toulouse : Érès.
Miollan
, C
. (1998). « Inceste, une écoute post-traumatique ». In
Cliniques Méditerranéennes : Exil et migrations dans la langue
. Toulouse : Érès, numéro 55/56, pp. 163-172.
1
Expression émotionnelle, éventuellement réprimée ou déplacée, des conflits constitutifs du sujet.
2
Dans le texte de la Genèse, la naissance du sentiment de honte est contemporaine de la découverte de la nudité : Adam et Ève, après avoir commis le péché originel, se découvrirent nus...et honteux. La théorie psychanalytique freudienne fera du texte biblique le point de départ du sentiment de honte, comme celui de l’angoisse et de la culpabilité : « C’est pourquoi - note Freud dans
L’interprétation des rêves
(1900) - dans le paradis les hommes sont nus et n’ont point de honte, jusqu’au moment où la honte et l’angoisse s’éveillent, où ils sont chassés et où commencent la vie sexuelle et la civilisation ». Freud, S. (1900).
L’interprétation des rêves
. Paris : P.U.F., 1967, p 213.
3
Freud, S. (1921). « Psychologie des foules et analyse du moi ». In
Essais de psychanalyse
. Paris : Payot, 1981, p 201.
4
Cette conception a été développée par Chasseguet-Smirgel, J. (1973). « Essai sur l’Idéal du Moi, contribution à l’étude psychanalytique de « la maladie d’idéalité ». In
Revue França
ise de Psychanalyse
, Tome XXXIII, numéro
5/6, pp. 709-930.
5
Miollan, C. (1998). « Inceste, une écoute post-traumatique ». In
Cliniques Méditerranéennes. Exil et migrations dans la langue
. Toulouse : Érès, numéro 55/56, p 164.
6
Ibid.
, p 164.
7
Freud, S. (1933).
Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse
. Paris : Gallimard, 1984, p 102.
8
Ibid.,
p 105.
9
Lévy, G. (2000).
Au-delà du Malaise. Psychanalyse et barbaries
. Toulouse : Érès, p 119.
10
Assoun, P.-L. (1999).
Le Préjudice et l’Idéal. Pour une clinique sociale du trauma
. Paris : Anthropos, p 109.
11
Ibid.
, p 109.