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Un oubli de Freud

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Joseph Rouzel

mardi 05 janvier 2010

Un oubli de Freud

Séminaire du 5 janvier 2010

L’autre jour, j’écris à un collègue et ami. Je veux lui dire deux mots, mais ce qui s’écrit, c’est un lapsus informatici : « Deux morts ». D’où vient cette effraction d’un « R » ?

- Un niveau d'explication symbolique, sur le versant du signifiant: l’état de santé inquiétant de ma vieille mère.

- Un sur le versant de la lettre, point de bordure du réel: retour d'un « R », dans mon nom. Mort et nomination sont ici joints. Pourquoi?

Il y a ainsi des lettres qui surgissent et, nous l’allons voir d’autres qui disparaissent.

« La mort est du domaine de la foi », affirme Lacan dans la conférence de Louvain de 1972. La foi, avec l'espérance et la charité est une des trois vertus théologales.

Pour la foi, la mort; pour l'espérance, Lacan dit: espérez ce que vous voudrez; et pour la charité, dans Télévision , il dit que l'analyste « décharite ». Foi, espérance et charité sont donc les paravents, qui font écran du coté symbolique à ce qui se présente comme bord sur le versant réel.

La mort, si nous n’y croyions pas pourrions-nous supporter la vie que nous avons ? Nous nous supportons de quoi, si ce n’est des semblants ? Comme tous les signifiants la mort est un signifiant – comiquement ou tragiquement - qui masque le réel. En fait la vraie mort, nous en avons une petite idée lorsque les semblants vacillent. Si le mot c’est bien « le meurtre de la chose », comme l’évoque Lacan, c’est ce meurtre permanent qui précisément nous protège de la Chose. Freud dans un oubli de nom célèbre fait l’expérience de cette vacillation, qu’il nomme refoulement, mais que l’on pourrait aussi bien dire : effacement. Un signifiant se rend indisponible et c’est un trou noir qui s’ouvre. C’est cette trouée de l’inconscient que j’aimerai interroger.

Le titre que j’ai donné à cette intervention évidemment est frappé d’équivoque. S’agit-il de ce qu’on a oublié de Freud ou d’un oubli que Freud a vécu. Disons-le tout de go : les deux mon capitane !

Pour Freud, sur cet oubli de nom, nous avons trois occurrences. La plus connue, dans Psychopathologie de la vie quotidienne , le texte qui ouvre le recueil : « Oubli de noms propres », paru en 1901. Mais ce n’est pas le premier écrit qui parle de cet oubli célèbre, puisque le 22 septembre 1898, juste après l’événement, Freud en fait le récit dans une lettre à Wilhelm Fliess. Il est parti le 31 août pour l’Adriatique avec sa femme Martha. Il vient de passer une année difficile, après la mort de son père, il a démarré ce qu’il nomme son « auto-analyse » sans qu’elle apporte de « progrès tangibles » à ses théories. Un premier texte décrivant les circonstances de cet oubli, paraît en 1898, dans la revue Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie , sous le titre de « Du mécanisme psychique de la tendance à l’oubli ». Ce texte est disponible en traduction dans le volume I de Résultats, idées problèmes (1890-1920 p.99-107 P.U.F. 1984) sous le titre de « Sur le mécanisme psychique de l'oubli ».

Mais l’on pourra également se reporter à d’autres textes, où sans y faire directement allusion, Freud continue à se laisser travailler par cet oubli de nom qui agit en sous main. On pourra notamment consulter :

FREUD 1914 Remémoration, répétition et perlaboration

In: La technique psychanalytique p.107 P.U.F. 1977

FREUD 6.12.1896 lettre à Wilhelm Fliess, Lettre 52

In: La naissance de la psychanalyse p. 159 P.U.F. 1956

FREUD 15.10.1897

In: La naissance de la psychanalyse p. 197 P.U.F. 1956

La lettre 52 est particulièrement éclairante.

Mais tout d’abord les faits. En 1898, Freud décrit un trouble de mémoire dont il a été la victime, trouble banal, comme nous en avons tous l'expérience. Il s'agit de l'oubli d'un nom propre, celui de Signorelli, qui a peint les fresques du Jugement dernier et de la fin du monde dans la cathédrale d'Orvieto. Dans cet oubli c'est Signorelli qui disparaît et c'est Freud que nous découvrons. (Freud, 1898)

Freud a entrepris à la fin des vacances d'été, à partir de la « belle Raguse », l’actuelle Dubrovnik, un voyage en diligence. Il partage ce déplacement avec un avocat de Berlin, maître Fraydau. La conversation porte sur la situation de la Bosnie-Herzégovine, sur les coutumes et le caractère de ses habitants. Les Turcs de Bosnie, explique Freud, traitent le médecin avec une déférence et un respect particulier. Ils se montrent soumis aux coups du destin. Ainsi ce père de famille à qui le médecin annonce qu'un de ses proches va mourir, aurait eu cette réponse : " Signor, que dire ! Je sais que s'il pouvait être sauvé, tu lui serais venu en aide. "

Un peu plus tard, la discussion glissant sur l'Italie, Freud évoque les peintures de la cathédrale d’Orvieto et recommande à l'avocat d'aller les voir. Mais au moment de citer le nom de l'auteur des fresques de la Fin du monde et du Jugement dernier, malgré tous ses efforts, le nom lui échappe. Il se représente avec une très grande vivacité les fresques et même le portrait du peintre. Il passe en revue les détails de sa journée à Orvieto : « rien n'a été effacé », précise-t-il. Et dans son souvenir il a une vision très nette : « avec une particulière acuité se tenait devant mes yeux, le portrait du peintre, les mains croisées, qu'il a placé dans le coin d'une des peintures », auprès du portrait de Fra Angelico qui l'a précédé dans l'exécution de l'œuvre. Deux noms jaillissent alors: Botticelli et Boltraffio, deux peintres italiens. Mais le nom propre reste introuvable. Il lui faudra accepter pendant plusieurs jours cette défaillance de mémoire. Accepter d'avoir sur le bout de la langue le nom familier et pourtant insaisissable. Il finit par rencontrer un italien qui lui donne la clef du souvenir et de l'énigme. Car cet oubli est une énigme et c'est ainsi que Freud le traite. Et il se souvient soudain du prénom du peintre: Luca. A ce moment-là la vision, très nette jusque là du portrait du peintre, s'efface. Comme si le nom retrouvé effaçait l'image. C'est à partir du nom retrouvé, de l'oubli démasqué, qu'il peut élucider les motifs inconscients de cet effacement. L'oubli, dans ce cas, n'est pas un manque de mémoire, une mémoire qui faillirait à son devoir. Il est un effacement imprévisible, un effacement en acte. Ajoutons qu’il n’y a pas non plus levée du refoulement, puisque ce n’est que du fait d’une rencontre inopinée que la mémoire lui revient.

Pourquoi cet oubli? se demande Freud. Que s'est-il passé ? Et là il fait retour au contenu de la conversation qui a précédé l'oubli du nom. D’abord nous avons cette phrase, déjà citée, entendue d'un collègue médecin que Freud a rapporté à son compagnon de voyage. Quand le médecin doit annoncer à la famille que l'un des proches est voué à la mort, il s'entend répondre : " Signor, s'il pouvait être sauvé, tu lui serais venu en aide ". A côté de cette phrase reposait dans la mémoire de Freud une autre remarque entendue, qu'il avait gardée pour lui parce qu'elle lui paraissait inconvenante pour une conversation en diligence. Elle concernait la privation de jouissance sexuelle chez les Bosniaques : " Herr, tu le sais bien, si cela ne marche pas, la vie n'a plus aucune valeur". Ces deux phrases, l'une formulée à haute voix, l'autre réprimée et non-dite, expriment les préoccupations de Freud, le thème de ses pensées toujours présentes dans son élaboration psychanalytique, son rapport d'homme et de médecin à la mort et à la vie sexuelle. « Peu après, souligne Freud, le nom de Signorelli m'échappa. »

Il fait l'hypothèse que les pensées inconscientes qui l'habitent concernant la mort et la sexualité ont produit le refoulement. Il faut alors trouver les « connexions inconscientes » qui ont amené à l'effacement du nom. Ces connexions ne concernent pas l'aspect imaginaire. En effet l'analogie de contenu entre le thème des fresques, le Jugement dernier et la mort, lui parait superficiel. Il y a à chercher du côté symbolique, pour trouver les connexions « de nom à nom », précise-t-il en 1901. Un schéma que dessine Freud prend en compte les diverses « connexions » : Boltraffio, Traffoi, Boticelli, Bosnie-Herzegovine, Herr, Signor…

Schéma: voir la page 104 du Tome I de « Résultats, idées, problèmes » (PUF, 2001)

Note : à propos de « Traffoi » Freud évoque un souvenir refoulé: « une mauvaise nouvelle qui m'a atteinte dans cette ville… » ( ge-troff -en ) « Un patient qui me donnait beaucoup d’inquiétude avait mis fin à ses jours en raison de troubles sexuels incurables. »

Le texte de 1901: Freud fait référence à son article de 1898 qu'il résume afin d'y prendre appui et poursuivre ses explications. Mais le titre précise que la réflexion ne portera pas sur n'importe quel type d'oubli, mais sur ceux qui affectent les noms propres. Le nom oublié dans la tentative de se souvenir subit un déplacement et laisse place à des noms de substitution. Boltraffio, Boticelli etc « « Je voulais oublier quelque chose, précise Freud ... et j'ai oublié autre chose. .. Le désir de ne pas ses souvenir portait sur un contenu; l'impossibilité de se souvenir s'est manifestée par rapport à un autre ». Il précise les mécanismes de substitution: « La substitution du nom de Signorelli s'est effectuée comme à la faveur d'un déplacement le long de la combinaison des noms « Herzegovine-Bosnie », sans aucun égard pour le sens et la délimitation acoustique des syllabes ». Et il poursuit: « Les noms semblent donc avoir été traités dans ce processus comme le sont les mots d'une proposition qu'on veut transformer en rébus ».

C'est déjà ainsi que dans la Traumdeutung paru en 1900 que Freud qualifie le travail du rêve, le rêve fonctionne sur le mode du rébus. Des images renvoient à des morceaux de mots. C'est donc à de la lettre que l'on a à faire. La lettre comme point de bordure du réel. Ce qui fait littoral à la jouissance, dit Lacan dans Lituraterre. Il convoque l'image du godet qui creuse dans la terre, pour faire image. La lettre fore, tel le godet d’une pelleteuse, la terre du réel, y creuse un trou qu’elle borde. Ainsi commence le gîte du S1, d’où partiront, telles les abeilles de la ruche, l’essaim des signifiants qui trament les prises d’un sujet dans l’appareil symbolique. Personnellement j'userai d'une autre métaphore: celle d'un puits auquel une margelle fait bord. Le puits, un puits sans fond, c'est le réel; la margelle, le symbolique. La lettre, terme à prendre bien au-delà des lettres de l'alphabet, est à considérer comme ce qui fait écriture, trace, marque dans les premières manifestations de l'inconscient. S1 dit Lacan. Ces S1 que l'analyse parfois arrive à dégager un peu - c'est une image de Freud - comme ces figurines enfouies dans le sable depuis l'antiquité Egyptienne. Nous en avons un bel exemple clinique dans le texte de Serge Leclaire « Le rêve à la licorne » ( Psychanalyser , Seuil, 1968). « La psychanalyse, nous avertit d’emblée Leclaire, s’avère donc une pratique de la lettre. »

Pourquoi l'oubli des noms propres cependant ? Reprenons le chemin que suit Freud. Qu'est-ce que le nom propre, si ce n'est ce qui se refile de génération en génération et enchâsse le signe de la mort. En effet ceux d'où provient notre nom sont morts pour la plupart, à une ou deux générations près. Le patronyme, c'est la marque de la mort. «En nous donnant la vie nos parents nous ont aussi transmis la mort » écrivais-en ouverture du séminaire Le nom propre n'a pas de signification. C'est un signifiant qui arrime un sujet dans l'ordre des générations, c'est donc le lieu de la transmission de la dette. On peut se demander sur quoi est fondé cet arrimage. Lacan nomme le principe de la nomination, ce qui détermine l’ancrage de l'appareillage symbolique: le Nom-du-Père. Mais quel est alors le père du nom ? Urverdrangung , répond Freud. Le refoulement originel. Cet ombilic psychique où le réel pour la première fois, pour un sujet donné s'est trouvé enlacé dans les lassos de la lettre. Ce point de refoulement premier gouverne ensuite en sous main tous les autres processus refoulants. C'est aussi le point où la figure de la mort comme réel peut-être saisie. En fait c'est un point d'intrication où la valse des signifiants, vie-mort, - car le langage fonctionne comme combinatoire binaire -, prend son envol. Les chinois avec le Yin-yang en donnent une représentation assez exacte. Yin-yang, c'est le principe binaire du langage. Sans oublier que ce qu'ils bordent, et qui les met en mouvement : le souffle médian, le réel, pure vacuité. « Le vide médian, écrit François Cheng, tirant son pouvoir du vide originel, intervient chaque fois que le yin et le yang sont en présence. » (François Cheng, Le livre du vide médian , Albin Michel, 2004) « Branchement initial du langage humain sur un ordre intérieur aux choses », précise François Jullien dans sa lecture philosophique du Yi King. ( Figures de l'immanence, Grasset & Fasquelle, 1993) Si dans la culture occidentale, c'est la parole qui est originelle – confer Homère, Hésiode, La Bible etc -, chez les chinois, ce qui oriente à l'origine le symbolique, c'est le tracé. Les premiers textes oraculaires sont prélevés sur les écailles de tortues dont le feu, dans lequel on les plonge, révèle des signes soumis à interprétation. C'est sans doute l'origine du Yi King, le Livre des mutations . Un premier trait (___), Yang, trait d'infini, va subir une brisure (- -), et se transformer. Du continu, l'on passe au discontinu. Ce que réalise tout petit d'homme qui entre dans le langage: il passe du continu des éprouvés, des émotions, des sensations au discontinu de la parole et du langage. A la différence des idéogrammes, les trigrammes et les hexagrammes qui composent le livre des mutations, et qui sont constitués des assemblages de ces deux tracés, l’un plein, l’autre brisé, ne font pas signe, ils construisent une matrice. « Sans égard pour le sens », comme dit Freud.

Reprenons Signorelli. Quelle est la lettre refoulée? Si ce n'est SIG

Lacan, notamment dans l'introduction au commentaire de Jean Hyppolite ( Ecrits , p. 379), et dans le Séminaire I, Les écrits techniques , dégage le point suivant: le refoulement porte bien sur la lettre. Ce qui est refoulé c'est uniquement le trognon: SIG, puisque les autres lettres apparaissent lorsque Freud essaie de se souvenir. SIG met en perspective le point d’ancrage de la lettre, le point de bordure au-delà duquel, comme le notaient les anciens cartographes, pour désigner les terres inconnues : ici commence le territoire des dragons !

Associons autour de SIG et de la mort. SIG: Luca Sig-norelli apprend la mort de son fils et continue à peindre jusqu'à l'aube Le Jugement dernier dans la cathédrale d'Orvieto. Comme Freud : l’année précédente en début 1897, la salle d’attente de Freud est vide et ses vacances en famille durent être quelque peu être écourtées du fait d’un malaise gastrique de sa femme. Ce n’est qu’en septembre qu’il pourra s’adonner à sa grande passion, les voyages, en partant quelques jours avec son frère Alexander en Italie, où il visitera successivement Venise, Pise, Trieste et Sienne, puis Orvieto, où il pourra contempler les tableaux de Signorelli.

À la mi-juillet cependant, seul à Vienne, il s’occupe de la pierre tombale de son père, décédé le 23 octobre dernier. C’est là, à ce moment précis, qu’il entame son auto-analyse.

Comme Jones le précise, "deux parts importantes des recherches de Freud sont intimement liées à son autoanalyse” : la mise en évidence du rôle primordial que joue, dans l’inconscient, la sexualité infantile et l’interprétation des rêves. Et il oublie la mort. Comme Sig-norelli, apprenant la mort de son fils poursuit son travail, Freud à la mort de son père, commence ce qu'il nomme son auto-analyse. Evidement ce n'en est pas une puisque c'est dans l'adresse à Fliess, qu'il élit comme « sujet supposé savoir », qu'il poursuit son travail. Les fresques inconscientes de Freud font pendant à celles de Signorelli.

SIG, c'est aussi des lettres de son prénom: « Sigismund », qu'il a ramassé en Sigmund. Sa mère l'appelait familièrement: mon petit Sigi. Dans ce prénom transmis par ses parents, Freud a opéré une coupe, il a élidé: IS. Le I de l'Imaginaire; le S du symbolique. Reste une signature, un point de bordure du Réel: SIG.

Siggi = ci-gît? Ce que Freud à fait sauter: GI ou IS (du coté mère; du coté parental)

Sieg Heil? Cris de guerre des Nazis.

J'ai associé sur la mort de Freud, la mort réelle là où le signifiant va se dissoudre dans le réel qu'il bordait jusque là. Là où les bords, la margelle du puits s'effondre pour s'ouvrir sur un de ces trous noirs de l'univers où la lumière s'engouffre sans jamais revenir. Là où le sujet va rejoindre enfin, comme dit Lacan, le territoire de l'Autre. Freud, après avoir longuement hésité et résisté, grâce l'intervention, y compris financière, de la Princesse Bonaparte, a réussi à rejoindre Londres avec Amalia, sa femme, Anna et la sœur de sa femme, Minna. Il descend de la gare Victoria le 6 juin 1938. Une foule immense l'accueille. Il s'installe dans une maison provisoire, puis définitive à Maresfiel Gardens. Il poursuit son travail d'analyste jusqu'au bout de ses forces, reçoit beaucoup. Des analystes, des médecins, des philosophes. Même Salvador Dali, qu'il ne comprend pas. etc Et il consacre ses derniers jours à parachever un ouvrage dont les premier chapitres ont déjà été publiés et ont fait scandale. Il s'agit du Moïse. Le troisième chapitre se présente comme un pavé dans la mare. A telle point qu'un de ses voisins juifs vient le voir plusieurs fois pour le dissuader de publier ce texte explosif. De quoi s'agit-il? Dans ce 3eme chapitre Freud va faire la démonstration - plutôt bancale, ce qui évidemment offre une prise facile aux critiques des historiens -, que Moïse n'était pas juif, que le monothéisme a été inventé par un pharaon, Amenoteph IV, qui lorsqu'il est monté sur le trône a pris le nom d'Akhenaton, serviteur d'Athon et fait marteler sur toutes les stèles d'Egypte les noms des autres dieux et le nom de son père. C'est une sorte de nouveau Totem et tabou. Un effacement du même acabit que l'oubli d'un nom. Moïse au départ était l'un des proches d'Akhenaton. Mais ce dernier est mort jeune et les Egyptiens ont rejeté son invention monothéiste. Moïse se tourne alors vers les juifs, en captivité depuis plusieurs générations. Il les fait sortir d'Egypte, leur donne les 10 commandements dans le désert. Mais les juifs refusent le culte d'un dieu unique et tuent Moïse. Après quoi ils se sentent coupables et magnifient le culte de Moïse dans ce que Freud nomme « une formation réactive ». Qu'est ce qui intéresse tant Freud dans cette histoire plutôt abracadabrante?

« Parmi les descriptions de la religion de Moïse, il s'en trouve une qui est plus chargée de signification qu'on ne pense d'abord. C'est l'interdiction de se faire une image de Dieu, donc l'obligation d'adorer un Dieu que l'on ne peut voir... Si on admettait cette interdiction, elle devait nécessairement exercer une action en profondeur. Elle signifiait, en effet, une mise en retrait de la perception sensorielle au profit d'une représentation qu'il convient de nommer abstraite, un triomphe de la vie de l'esprit sur la vie sensorielle, à strictement parler un renoncement aux pulsions avec ses conséquences nécessaires sur le plan psychologique. » Dieu non seulement on ne peut le voir, mais, si l'on connaît son nom, composé de quatre lettre dites « Tétragramme », YHWH, on ne sait le prononcer. Voilà donc l'enjeu pour Freud s'avancer au plus près de ce point invisible où le signifiant s'efface devant la trouée du réel, bordé par la lettre. Freud, malgré la maladie, les obstacles, les incitations à se taire, poursuit jusqu'au bout, produisant un effet de structure: déloger la place de l'exception dans un ensemble, l'en extraire. Cette extraction d'une jouissance toute, produisant un effet de trouée a bien la même structure que la mort, tout aussi invisible. Et c'est ce point de trouée qui permet l'assemblage et la circulation des signifiants, comme le jeu de pousse-pousse n’opère ne mise en circulation des lettres ou des chiffres qu’à partir d’une case vide. La mort, comme la sexualité, échappe à la représentation. Ici le vieux Freud renoue avec l'oubli du nom de Signorelli. Le nom ne renvoi à aucune réalité. Le patronyme, un des paradigmes du principe de la nomination, borde ce point d'énigme-sujet, qui n'apparaît tel que de l'assujettissement à ce principe. Le sujet de l'inconscient est vide et n'apparaît que représenté dans les méandres du symbolique. Le sujet est hupo-kaïmenon , jeté dessous, divisé en signifiant et pur irreprésentable. Le Dieu invisible, celui qui apparaît dans le dire, ce pourquoi Lacan le dit « dieure », est bien le père du nom et les générations se suivent et ne se ressemblent pas, que de ce point d'ancrage. Tout le montage symbolique est construit sur ce point de vacuité. Voilà ce que Freud a le courage d'affronter à la fin de sa vie.

Il est rongé par un cancer de la mâchoire depuis 1923, a subi une bonne vingtaine d'interventions chirurgicales, souffre atrocement, refuse de prendre d'autres calmants que de l'aspirine, et poursuit tant qu'il peut son travail. Il arrête ses consultations en passant la main à Anna, se réfugie dans son cabinet, contemple le soleil qui donne dans le jardin. Il trône statue au milieu de ses quelques 2000 statues que la Princesse à sauvé des nazis, à Vienne. Un trou s'est ouvert dans sa joue rongée par le cancer. On est en été il faut l'abriter sous un voile à cause des mouches. Il lit un dernier livre: La peau de chagrin de Balzac, sorte de variation sur le mythe de Faust. Le héros Raphaël fait l'acquisition d'une peau d'âne dont il peut se servir pour exercer tous ses vœux, mais au fur et à mesure la peau diminue. Il obtient tout ce qu'il veut, mais à la fin la peau diminue, diminue, Raphaël décline et finit par mourir. Et Freud conclue cette lecture en s'adressant à son médecin, Max Schur: « C'est juste le livre qu'il me faut. Il parle de mort par inanition ». Il se rappelle une dernière histoire juive. L'histoire d'un athée qui a vendu des polices d'assurance toute sa vie voit ses derniers jours arriver. On lui envoie un prêtre qui ferraille pour le confesser. Au bout de plusieurs heures celui-ci ressort de la chambre du mourant, la mine réjouie. « Alors s'enquiert son entourage, vous l'avez ramené à la raison, il s'est enfin confessé ? » « Pas du tout réponde le prêtre » - « Mais pourquoi êtes-vous tout en joie? » - « J'ai obtenu une assurance à moitié prix ».

Le 19 septembre 1939 Ernst Jones vient le visiter. La puanteur dans le cabinet que l'on a aménagé en chambre est intenable. A telle enseigne que le chien de Freud, Lün, un chow-chow qu'il affectionne, se tient à l'écart. Bien des années auparavant il a écrit au Pasteur Pfister, son ami: « Avec toute la résignation face au destin qui convient à un honnête homme, je n'ai qu'une seule prière secrète: pas d'invalidité, pas de paralysie des facultés sous l'effet d'une misère du corps. Mourons à la tache, comme le dit le roi Macbeth ». « Je l'appelais par son nom, précise Jones dans son récit. Il ouvrit les yeux, me reconnut, me fit un signe de la main, puis la laissa retomber dans un geste hautement expressif qui voulait dire beaucoup de choses: salut, adieu, résignation ou plus simplement - « le reste n'est que silence » » Le 21 septembre, Schur à qui Freud a fait promettre il y a plusieurs années de ne jamais le laisse tomber au moment difficile, receuille les dernière paroles de Freud: « Mon cher Schur, vous vous souvenez sans doute de notre première discussion. Vous m'avez promis de ne pas m'abandonner quand le moment serait venu. Maintenant, ce n'est que torture : ça n'a plus de sens. ». Ce « ça n'a plus de sens » fait écho à ce qu'il écrivait en 1909 sur l'oubli de nom: « sans aucun égard pour le sens ». La mort est hors sens.

Schur dit qu'il n'a pas oublié: « Ich danke Ihnen, je vous remercie », dit Freud. On consulte Anna. Elle est d'accord. Et Schur fait à Freud une injection de trois centigrammes de morphine. Il en fait une seconde le même jour, puis une troisième le 22. Freud tombe dans le coma. Mais à minuit le 23 il est toujours vivant. C'est le jour de Yom Kippour, le Grand Pardon. A trois heures du matin, Freud décède du cancer et des surdoses de morphine ». Mort à la tâche...

Il me semble que Freud met au travail autant dans la recherche autour l’oubli de nom que dans la fin de sa vie, le même élément, ce qu’il nomme, à tort, refoulement. Alors qu’il s’agit du principe même de négativité, place d’exception sur laquelle repose ce que Freud désignait, dans son texte Contribution à la conception des aphasies, comme le spracheapparat , l’appareil-à-parler.

« Mais peut-on ici se contenter de parler de refoulement ? » demande Lacan, à juste titre. La négativité qui se manifeste par cet oubli comme dans l’extraction de la figure de Moïse de l’ensemble « juifs », est d'un autre ordre que le refoulement, ou alors faut-il y voir à l’œuvre le refoulement originel, c’est à dire le principe même qui gouverne le refoulement. Autrement dit, la mort comme réel.

« De même, dans l'exemple d'oubli d'un nom, que nous avons naguère pris littéralement comme le premier venu, dans la Psychopathologie de la vie quotidienne , avons-nous pu saisir que l'impossibilité où se trouve Freud d'évoquer le nom de Signorelli dans le dialogue qu'il poursuit avec le confrère qui est alors son compagnon de voyage, répond au fait qu'en censurant dans sa conversation antérieure avec le même tout ce que les propos de celui-ci lui suggéraient tant par leur contenu que par les souvenirs qui leur faisaient en lui cortège, de la relation de l'homme et du médecin à la mort, soit au maître absolu, Herr, Signor, Freud avait littéralement abandonné en son partenaire, retranché donc de soi, la moitié brisée (entendons-le au sens le plus matériel du terme) de l'épée de la parole, et pour un temps, précisément celui où il continuait à s'adresser au dit partenaire, il ne pouvait plus disposer de ce terme comme matériel signifiant, pour attaché qu'il restait à la signification refoulée, - et ce d'autant plus que le thème de l'œuvre dont il s'agissait de retrouver en Signorelli l'auteur, nommément la fresque de l'Antéchrist, à Orvieto, ne faisait qu'historier sous une forme des plus manifestes, encore qu'apocalyptique, cette maîtrise de la mort.

Mais peut-on se contenter de parler ici de refoulement ? Sans doute pouvons-nous assurer qu'il y est par les seules surdéterminations que Freud nous livre du phénomène, et nous pouvons y confirmer aussi par l'actualité de ses circonstances la portée de ce que je veux vous faire entendre dans la formule : l'inconscient, c'est le discours de l'Autre.

Car l'homme qui, dans l'acte de la parole, brise avec son semblable le pain de la vérité, partage le mensonge.

Mais est-ce ici tout dire? Et la parole ici retranchée, pouvait-elle ne pas s'éteindre devant l'être-pour-la-mort, quand elle s'en serait approchée à un niveau où seul le mot d'esprit est encore viable, les apparences du sérieux pour répondre à sa gravité n'y faisant plus figure que d'hypocrisie.

Ainsi la mort nous apporte la question de ce qui nie le discours, mais aussi de savoir si c'est elle qui y introduit la négation. Car la négativité du discours, en tant qu'elle y fait être ce qui n'est pas, nous renvoie à la question de savoir ce que le non-être, qui se manifeste dans l'ordre symbolique, doit à la réalité de la mort.

C'est ainsi que l'axe des pôles où s'orientait un premier champ de la parole, dont l'image primordiale est le matériel du tessère (où l'on retrouve l'étymologie du symbole), est ici croisé par une dimension seconde non pas refoulée, mais leurrante par nécessité. Or, c'est celle d'où surgit avec le non-être la définition de la réalité.

Ainsi voyons-nous déjà sauter le ciment dont la soi-disant nouvelle technique bouche ordinairement ses fissures, à savoir un recours, dépourvu de toute critique, à la relation au réel. »

(SÉMINAIRE DE TECHNIQUE FREUDIENNE DU 10 FÉVRIER 1954, Jacques Lacan, Ecrits , p. 378-380)

Il s’agit donc de penser, à travers ce signifiant dans lequel repose notre confiance, le principe même de la négativité. Il me semble que c’est animé par ce principe que Freud maintient son désir d’analyste jusqu’au bout. Autrement dit la mort n’est pas devant nous, elle est derrière, elle vient de notre origine de parlêtre, elle nous pousse en avant. Elle est inscrite d’emblée.

La négativité gît au principe de l’appareil symbolique : « Le symbole se manifeste d’abord comme le meurtre de la chose, et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir ». (Lacan Ecrits, p.319) Ce meurtre de la chose que produit la parole et le langage, est permanent. Ce godet qu’enfonce sans cesse dans le réel de la jouissance la lettre et ses prolongements dans les signifiants, y creusant ses ravines, œuvre en permanence. Nous n’en aurons jamais fini avec l’assèchement du Zuiderzee !

Joseph Rouzel

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