Violences ordinaires : parlons-nous !
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« La nature humaine par ci, la nature humaine par là, la nature humaine demande avant tout qu’on lui fasse violence »,
Paul Claudel,
Tête d’or
.
Il y a donc, si je suis à la lettre Paul Claudel : la nature humaine d’un côté, la violence de l’autre. Le « on » désignant le corps social, la communauté humaine.
Pourquoi faut-il faire violence à la nature dite humaine ? Parce qu’elle déborde, elle nous excède. Ce que Freud nomme pulsion de mort et Lacan jouissance, l’« humain, trop humain » de Nietzsche, cette jouissance de la vie qui anime chacun de nous et exige son immédiate et complète satisfaction, demande qu’on lui fasse violence. Cette violence nécessaire, légitime, comme la désigne Max Weber, c’est la violence des institutions et au premier chef le langage d’où s’origine toutes les autres : famille, éducation, gouvernements, police, justice etc Autrement dit l’espèce humaine ne survit que dans une lutte incessante où s’affronte la violence de la nature humaine et la violence sociale. Freud.
« L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives, une bonne somme d’agressivité . Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de la martyriser, et de le tuer. Homo homini lupus ». On peut prendre acte ici de l’étonnante actualité de ce texte de 1929 signé du père de la psychanalyse, extrait de
Malaise dans la civilisation
. L’homme est un loup pour l’homme. Cette assertion que Freud emprunte au philosophe anglais Thomas Hobbes, lequel la tient de l’auteur comique latin, Plaute court donc tout au fil de l’histoire des hommes. Ce loup, il faut bien lui limer les dents. Mais au nom de quoi ? Ce « au nom de quoi » fonde la légitimité de la violence sociale exercée sur les sujets. En effet « au nom de quoi peut-on vivre ? se demande Pierre Legendre. C’est à dire : pourquoi vivre ? Oui Pourquoi ? » (
La fabrique de l’home occidental
) Autrement dit au nom de quoi s’effectue la transmission intergénérationnelle qui permet le traitement de cette violence fondamentale. Au nom de quoi les sociétés humaines imposent à leurs petits la « castration symboligène », pour reprendre une expression de Françoise Dolto, qui permet à chaque sujet de vivre parmi les autres ? Toutes les civilisations humaines se sont inventé des « au nom de quoi », des totems qui fondent des tabous, des entités supérieures – des dieux animaux à l’invention par un pharaon, Akhénaton, d ’un dieu unique, en passant par des esprits de la nature et des éléments. C’est le socle qui détermine des principes, des valeurs au nom desquels se déclinent les figures d’autorité qui autorise le traitement de la violence par la mise en place d’une violence légitime.
Dans
Totem et tabou
tout part d’un meurtre. Le « au nom de quoi » s’origine dans un meurtre mythique qui marque la nature humain au sceau d’une violence fondamentale. Le lien social est donc d’emblée établi sur un meurtre à l’origine. Rappelons l’histoire, ce grand mythe, le seul inventé au XXe siècle. On le doit à Freud. Même si les données ethnologiques sur lesquelles il s’appuie ne tiennent pas, cependant, le mythe demeure. C’est la fonction d’un mythe de se présenter comme actuel, voire d’actualité. A l’origine une horde de grands singes ont à faire à un mâle dominant, ce qui permet une certaine organisation sociale naturelle. C’est le seul à avoir accès aux femelles. Un jour les jeunes mâles se réunissent - naissance du lien social - et décident de se débarrasser du tyran. Ils le tuent et en consomment les morceaux dans une cérémonie que Freud désigne comme « totémique ». Ensuite ils s’interdisent toute relation aux femelles, frappées alors de tabou - ce qui en fait des femmes - et pour ce qui est de jouir ils n’ont plus qu’à aller « se faire voir ailleurs ». Naissance de la famille, de l’interdit de l’inceste et des alliances interfamiliales.
Je ne vais pas commenter le mythe freudien, cela a déjà largement été fait par d’autres. Je vais m’attacher à en tirer deux ou trois choses pour éclairer mon propos. Le meurtre du mâle dominant de la horde, figure de la toute puissance, engendre la capacité de l’espèce humaine à s’organiser autour de signifiants que Freud va nommer : Totems. Ce que Lacan énonce à sa façon « Le symbolique se manifeste d’abord comme le meurtre de la chose et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir » (
Ecrits
, p. 319) Le Totem se présente comme un organisateur social à partir duquel vont s’ancrer les générations successives, puisque chacun en tire son nom (ex : Ben, fils de, c'est-à-dire fils du nom). C’est donc au nom du nom, au nom de l’origine du langage, ce que Lacan nomme « nom-du-père », au nom des pères de nos pères que nous faisons violence à nos enfants. Mais c’est aussi à partir du Totem que va s’ériger un ordre social, une distribution de l’espace, des fonctions, comme a pu le montrer Claude Levi-Strauss. Ce mode de déclinaison des généalogies, qui remonte toujours plus haut pour fixer ses fondations, en témoigne les nombreuses listes que l’on trouve dans la Bible : X engendra Y qui engendra Z etc Ce point d’arrimage de la fonction de nomination, autrement dit fonction symbolique, garantit à chaque sujet une place singulière au prix d’accepter l’assujettissement à cet ordre fondé sur les différences. L’aspect tabou découle de cet ordre. Non seulement le sujet humain ne saurait s’autoengendrer, mais il est toujours intégré à une chaîne de transmission dont l’origine est mythique. De fait il ne fait pas la loi, c’est la loi qui le fait. La perte de ce principe de nomination et de transmission désarrime complètement un sujet de la loi symbolique. Les anciens égyptiens le savaient bien qui condamnaient un délinquant à n’avoir plus de nom, donc plus de place. Ce qui à cout terme le condamnait soit à mourir, soit à errer.
Voilà ce qui se passait encore il n’y a pas si longtemps. C’est au nom de ce principe d’antériorité, d’autorité et d’altérité, le monde des 3A dont parle Jean-Pierre Lebrun, que s’établissait la légitimité de la violence portée contre la nature humaine.
Or récemment le « au nom de quoi » a pris du plomb dans l’aile. Dieu est mort : on connaît la date de l’acte de décès : 1896, et c’est signé Mr Nietzsche, c’est lui qui a fait « l’autopsy », et c’est la même année que Freud invente le concept d’inconscient. Ce n’est peut-être pas sans lien. Donc Dieu est mort, les dieux sont tombés sur la tête, d’aucuns pensent même qu’ils sont partis en vacance !
Or ce qui a basculé en peu d’années, c’est ce « au nom de quoi ». Je vais essayer d’en donner un petit aperçu. Je prendrai une journée et quelques faits, le 26 octobre 2009 pour l’illustrer.
Lundi 26 octobre 2009. Lu dans
Libération
:
· Violent incidents à Fréjus : affrontements entre des jeunes et la police suite à la mort d’un jeune homme en moto. Il avait tenté d’échapper aux policiers qui voulaient le contrôler.
· OM-PSG, le match qui se joue à Marseille est reporté pour cause de grippe A. Echauffourées dans les rues de Marseille : 10 blessés.
· Le même jour on annonçait le 26 e suicide d’un salarié à France Telecom.
Comment comprendre ces faits ?
Un jeune homme se met hors la loi, il n’était pas autorisé à rouler en trial sur l’autoroute, il se dérobe au contrôle, meurt en se plantant dans un arbre. Les jeunes des quartiers entrent en guerre.
Les supporters de Marseille et du PSG sont nombreux à fréquenter les abords des matchs en véritable batailles rangées : fighting.
A France Telecom un homme qui n’en peut plus de la vie qu’il mène se suicide.
Notons que dans les trois cas l’on accuse une fois la police, une autre la Ligue de foot et une troisième France Telecom. Bref dans ces actes de violence ce ne sont jamais les sujets les responsables. On botte en touche : c’est pas lui, c’est l’autre. Le discours médiatique vole leur acte à ces sujets, en les amalgamant dans des ensemble où ils disparaissent : les supporters du foot, les jeunes de banlieue, les suicidés de grandes entreprises qui souffrent au travail. Au-delà de ces explications sociologiques qui ont certes leur pertinence - je ne nie pas les violences policières, ni les violences aux abords des terrains de foot, ni les violences au travail dans les entreprises - cependant, ce type d’explication mécanique m’a choqué, parce qu’à chaque fois le sujet disparaît. Il n’y aurait plus qu’un grand Autre qui nous voudrait du mal et nous ne serions que les marionnettes de cet Autre terrible.
Mais autre chose doit nous attirer l’attention, c’est l’usage rémanent du chiffre. 10 blessés par ci, 26 suicides par là. Toutes les informations sont ainsi truffées de chiffres, les noms disparaissent. L’Autre que l’on tient responsable de tout est ainsi le grand géomètre, le grand architecte, le grand mathématicien, le grand ordonnateur de la disparition des sujets. Tout se réduirait au chiffre. Ce règne de la quantité est un signe des temps, pout reprendre un titre du mystique René Guénon.
Donc dans nos sociétés modernes, cet ordre transcendant du Totem a été battu en brèche. Ce ne sont plus les règles de la nomination qui donnent place à chacun, un par un, qui opèrent, mais le chiffre. Ce qui prédomine l’organisation de nos actuelles sociétés, c’est le chiffre absolu. Le nouveau dieu loge dans un ordinateur où le monde est passé en permanence à la moulinette du numérique. Une logique comptable s’est emparée de nos civilisations modernes. Cette société post-moderne que Guy Debord décrit comme le règne de la marchandise et du spectacle ne tient que sur des opérations comptables. (
La société du spectacle
) Un nouveau dieu nous est né, le divin marché, comme le nomme mon camarade Dany-Robert Dufour. Mais le marché n’est organisé que par le chiffre. L’expression managériale le dit bien : il faut faire du chiffre, et à n’importe quel prix. La dignité humaine que Kant estimait devoir échapper à la marchandisation, n’est plus qu’un des arguments que l’on place en tête de gondole pour appâter le chaland. Le dévoiement du terme éthique en témoigne. Ainsi les banques viennent de lancer des placements éthiques qui rapportent gros.
On peut schématiquement situer l’origine du chiffrage généralisé des sociétés modernes en deux endroits. D’abord l’invention des statistiques pour déterminer les risques de criminalité dans une population donnée en 1850. Ensuite dans les camps de la mort où un être humain est réduit à un n° de matricule. Ma tante, Jeanne Couplan, lorsqu’elle arrive à Ravensbrück le 2 aout 1944, n’a plus pour la désigner que le matricule 62816. C’est un chiffre qui s’en va en fumée le 26 mars 1945.
Un jour où j’assistais à une réunion de directeurs en présence de François Tosquelles, alors que ceux-ci faisaient part de leur satisfaction au regard des chiffres des populations pris en charge dans leurs établissements, agrémentant la démonstration de force schémas, camemberts colorés et autres histogrammes, celui-ci prit la parole : « Eh ! Oui, tout commence par des chiffres, puis on vous les tatoue sur la peau et vous savez comment ça finit ? A l’abattoir ». Un long silence a suivi son intervention qui remettait les choses à leur place. L’humain n’est pas chiffrable. L’humain n’est pas un emarchandise.
Qu’est-ce que ce règne du chiffre produit ? Dans le mythe de la horde primitive les alliés qui se liguent contre le mâle tout jouissant, s’arriment à un contrat social d’intérêts communs. Ils ne sont pas encore liés par la fraternité humaine. Il leur faudra en passer par une dette inconsciente liée à la culpabilité d’avoir tué le père de la horde. Or la dette, qui n’est pas une dette chiffrée ni chiffrable, devient constitutive de l’espèce humaine au sens où chacun doit, comme l’énonce Maurice Godelier dans
L’énigme du don
, faire quelque chose de la vie qu’il a reçu. C’est une dette symbolique, donc impayable, « c’est une dette qui échappe à l’échange », précise Jean-Bernard Paturet.
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La dette fonde le lien social. Cette dette se détermine d’avoir reçu la vie et la parole en héritage. Il n’est pas d’autre remboursement de la dette que d’en faire quelque chose dans sa propre vie. Nous passerons donc notre vie à la rembourser, en paroles et en actes.
Or dans notre monde postmoderne, la dette a pris une forme particulière. A partir du moment où elle n’est plus référée à une transmission symbolique, elle s’aplatît comme dette chiffrable, dette d’argent. Et au-delà de cet écrasement on peut entendre tous ces chiffres qui nous envahissent comme un paiement qui serait possible, épuisable. Dans les camps de la mort le n° de matricule fait sauter le nom des prisonniers, et les inscrit au registre de la comptabilité. A partir de là le seul souci des bourreaux, qui abolissent l’humain par son chiffrage, est une question comptable. C’est ce qu’Eichmann explique au tribunal de Jérusalem. Son problème était uniquement technique et comptable : comment exécuter et faire disparaître des milliers de personnes dans une même journée ?
Comment alors distinguer l’humain des bestiaux dans un abattoir ?
A partir de là le monde post-moderne produit un espace social sans dette symbolique, donc sans histoire, mythe ou récit d’origine. Les seules références s’établissent pas le biais de la science, tout est affaire de comptage, de statistiques. Le monde est remis dans les mains des experts, les ex-pères ! La technologie domine la production. La réalité sociale est tramée de questions réduites à l’état de problèmes à résoudre. Le problème, il suffit de le mesurer, de le chiffrer pour lui trouver une solution. Il s’agit bien d’un univers totalitaire organisé par le chiffre. Tout est affaire de gestion comptable. Les petits boutiquiers des ressources humaines sont aux avants postes. L’homme réduit au chiffre – statistiques du chômage, de la sécurité sociale, et ne parlons pas des projets à objectifs des entreprises, des évaluations des établissements etc - devient la chose de la science comptable. Ainsi se réaliserait le projet d’un homme entièrement programmable, circulant comme objet du chiffre, béat dans les engrenages de la marchandisation et du spectacle, enfin débarrassé de la dette symbolique et de se raconter et de se reraconter l’histoire de la venue au monde l’humanité et de sa propre présence au monde. Nous avons rêvé d’une humanité sans histoire enfin pacifiée, débarrassée de la violence, la science l’a fait. Mais il ne faut … pas s’y fier. Car finalement, c’est encore pire. Parce que le règne du chiffre qui envahit tout nous réduit à l’état de chiffre. Là où nous pensions maîtriser l’objet de consommation, voilà qu’il nous consume. Sur ce vaste échiquier mondialisé, nous n’apparaitrions plus qu’à l’état de pièce comptable dans une ligne budgétaire. Ouvrons les yeux, tout autour de nous s’organise à partir cette tyrannie du chiffre, qui est le bras armé du néolibéralisme.
L’effondrement de l’économie avec les
subprimes
nous montre que ce monde ne tient pas. J’ai été étonné de voir dans le film de Nicolas Hulot
Le syndrome du titanic
, l’amoncellement d’objets divers et « avariés » : voitures au rebut, ordinateurs, carcasses d’avions etc. Car cette massification des objets produits, dégurgite un nombre énorme de déchets sous lesquels nous sommes petit à petit ensevelis.
Que faire ?
Ce qui se présente comme violence radicale, la numérisation généralisée de l’humain, appelle des violences désespérées de certains. Il ne s’agit pas de les expliquer, ni encore moins de les excuser, mais d’en restituer à leurs auteurs le poids de responsabilité. Autrement dit qu’ils puissent en répondre. C’est à dire là où la science sociale les ferait passer par pertes et profits dans des opérations de comptabilité, - confer les statistiques des crimes et délits -, d’en restituer à chacun le tranchant subjectif.
Qu’est ce à dire si ce n’est rendre vivace et vivante la parole dans tous les domaines de la relation humaine : famille, école, entreprise etc. L’extraire de cette gangue indécente où le néolibéralisme l’a enfermée en en faisant un instrument de contention : ainsi du débriefing.
Il s’agit donc au sens ouvert, non seulement de parler, mais de SE parler. C’est la raison pour laquelle, participant à la préparation du congrès d’Arles sur les violences, j’ai proposé en intitulé ce « parlons-nous ». Entendons ce pronominal comme seule modalité vivable de faire lien social. Il y a donc lieu de déchiffrer, c’est à dire de sortir de
l’impérium mundi
comptable, par la parole.
« Si je meurs me confiait dans mon cabinet un jeune psychotique qui ne pensait qu’à se suicider pour rejoindre au ciel son père décédé, on ne pourra plus SE parler ». Et c’est bien cette énigme d’êtres liés par la parole qui l’a maintenu en vie.
Au nom de quoi ? Me direz-vous. Au nom de la parole qui nous a fait parlants. Car la parole parle. C’est ce que ne cesse de nous rappeler Martin Heidegger dans son séminaire
Acheminement vers la parole
. L’homme ne saurait vivre ni survivre sans cette sève qui nous aliment et nous relie.
Que faire encore? Peut être comme Alexis Zorba lorsque son projet s’écroule, danser et danser encore. Peut-être au lieu de renflouer les banques pour continuer à faire du chiffre pourrions-nous danser comme Zorba, comme Zarathoustra et déclarer avec Paul Valery dans le
Cimetière marin
:
Le vent se lève! . . . il faut tenter de vivre!
L'air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs!
Envolez-vous, pages tout éblouies!
Rompez, vagues! Rompez d'eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs!
Joseph ROUZEL, psychanalyste, responsable de Psychasoc, rouzel@psychasoc.com
Intervention au Colloque scientifique international qui s’est tenu en Arles du 29 au 31 octobre 2009 sous le titre de « Violences ? Parlons-en, parlons nous ! Etat des lieux des discours et des pratiques »
Jean-Bernard Paturet,
Au-delà de Freud. Une culture de l’extermination,
Cerf, 2009.