Colloque "A tout Psy, quelles limites ?", Epinal le 11 octobre 2007
Pour entamer ce propos, je voudrai vous proposer une phrase de Marcel Gauchet dont je trouve qu'elle rend bien compte du monde dans lequel nous vivons. En tout cas, c'est comme cela que je vais articuler mon propos : "Nous jouissons désormais d'une liberté inégalée de nous gouverner nous-mêmes, chacun dans notre coin et pour notre compte. Mais l'horizon du gouvernement en commun lui, s'est évanoui. L'idée d'une prise d'ensemble sur l'organisation de notre monde n'a plus ni support, ni instrument, ni relais. Nous ne pouvons plus guère imaginer l'action historique que comme la résultante d'une myriade d'initiatives dispersées, toutes légitimes et toutes fermement décidées à ne rien céder sur leur indépendance".
"Une liberté inégalée de nous gouverner nous-mêmes"... Je ne sais pas si vous percevez l'évolution qu'il y a eue depuis des siècles mais ce n'est que depuis deux, trois siècles que l'on accepte de penser qu'il y a une dialectique entre le collectif et le singulier ; je veux dire par là que dans la société grecque, la société romaine, la société moyenâgeuse, jusqu'à la modernité, il n'était pas question que vous soyez en dehors de la place qui vous était prescrite, un point c'est tout. Bien sûr certains ont transgressé, mais la place était donnée à l'avance et était toujours entièrement tributaire de ce qu'elle devait pour assurer le fonctionnement du collectif. Autrement dit, le collectif prime, a toujours primé sur l'individu.
Vous voyez du coup que notre société d'aujourd'hui, néolibérale, dont on pourrait dire que le slogan serait "tous égos !". Dans ce contexte-là, repérez que nous sommes sur une impasse, voire même sur une véritable aporie, car qu'est ce qui se passe lorsque l'orientation du collectif c'est de laisser et de promouvoir uniquement l'individu. Il y a là une difficulté majeure, parce qu'à ce moment-là c'est toute l'articulation du collectif et du singulier qui de fait est menacée. Autrement dit, qu'est-ce qui se passe lorsqu'un discours social ne prend plus sur lui cette prévalence d'assurer la prévalence du collectif ? Vous savez par exemple qu'on vise de moins en moins d'état, je ne vais pas développer tout ça, j'imagine que vous voyez très bien ce que je veux dire...
Hé bien cela a des conséquences que je voudrais un petit peu développer : une société qui se présente comme telle, dévisibilise, ne rend plus du tout perceptible que la condition humaine suppose bien la nécessité de perdre ce qu'il faut penser comme une jouissance qui serait totale. Hier c'était la perte du paradis, hé bien nous n'y sommes plus, ça n'a jamais été le lot de la condition humaine, l'entière satisfaction n'est pas au programme, même si l'ensemble de notre discours social laisse entendre que si vous n'avez pas trouvé aujourd'hui l'objet de satisfaction qui va vous permettre de vous satisfaire entièrement, c'est parce qu'on ne l'a pas encore mis au point. Tout est fait pour vous donner l'illusion, l'espoir, qu'il y a moyen de produire un tel objet.
Si donc, la nécessité de cette perte qui est, on va le voir après, impliquée dans le fait même de la parole, dans le fait même d'être des êtres de langage, si la société ne rend plus cela perceptible, du coup, elle enlève la légitimité à quiconque a la charge de rappeler que c'est le lot de la condition humaine. Si aujourd'hui, des parents sont en difficulté pour dire "non" à leurs enfants, cela me semble relever de cette délégitimation-là. Je vous signale par exemple que dire "non" à votre enfant dans un grand magasin, c'est risquer que votre fiston fasse une crise de colère parce que vous lui avez dit "non", c'est aussi risquer de voir tous les témoins regarder comment vous vous débrouillez, forcément mal, avec cette crise de colère de votre fiston, tout cela risque bien de vous pousser à lâcher prise et à acheter ce qu'il demande. Et comme me le disait un ami enseignant il y a quelques jours : "je plains les jeunes d'aujourd'hui parce que je me demande comment ils peuvent se tenir à quelque chose avec tout ce qui leur est proposé". On ne devrait appeler aujourd'hui la société de consommation, la société de consolation, il faut toujours quelque chose pour vous consoler du malheur d'être humain.
Tous ceux qui ont la charge de rappeler que ce n'est pas comme cela la condition humaine, à commencer par les parents, puis les enseignants, les éducateurs, les travailleurs sociaux, les directeurs aussi, qui ont la charge de venir rappeler que c'est le collectif qui prime par exemple, hé bien tout cela, à cause de ce contexte général, se trouve comme délégitimé. Du coup, ils tremblent sur leur base pour occuper franchement leur place.
Ce type de discours social induit... je vais caricaturer le trait bien sûr, mais il me semble quand même, il y a encore 25, 30 ans... ce n'est pas que je tienne à la nostalgie mais il faut appeler un chat un chat, il y a encore 25, 30 ans, il était affiché au programme que cette donne de la condition humaine, vous n'y coupiez pas, débrouillez-vous, faites ce que vous voulez, hurlez, criez, lamentez-vous, pleurez, ça ne changera rien. Aujourd'hui, ce qui est inscrit au fronton c'est plutôt : "Attends, il y a moyen d'éviter l'affaire, il y a moyen d'éviter la coupure". J'en prends pour fait un symptôme qui apparaît de plus en plus fréquemment chez les jeunes adolescents qui parlent une langue éminemment pâteuse où l'articulation et la coupure n'ont plus l'air d'avoir tout à fait leur place. Allez voir le film "L'esquive", dans le début vous n'y comprenez rien, tellement il s'agit d'une langue qui est machonnée. Comme si aujourd'hui, rappeler la coupure et l'articulation ne serait plus à l'ordre du jour, au contraire, la formule serait plutôt du style : "je sais bien que c'est incontournable mais quand même".
Alors, dans la rencontre de quelqu'un qui est un peu ébranlé dans sa place, pour faire entendre à l'autre qu'il n'y a pas moyen d'y couper, avec un autre qui lui veut profiter de tout un discours social pour dire que : "de toute façon moi je peux éviter le système, je peux éviter la confrontation à cette coupure, à cette perte irréductible, à cette soustraction que me demande la condition humaine", la rencontre de ces deux-là produit un flou, quelque chose que j'appellerai volontiers un cancer, un cancer parce que ça vient précisément mettre en place dans l'appareil psychique quelque chose qui justement n'est pas mis en place.
Ce qui n'est pas mis en place dans l'appareil psychique, c'est ce que j'appelle la notion d'autrui, pas seulement de l'autre, mais de l'autrui. Il y a un exemple de cela que je trouve tout à fait intéressant, chez ces jeunes qui, comme vous le savez, ont brûlé des autobus à Marseille pour passer à la télé. Ils ont bien préparé leur coup, mais ils ont vu un premier bus passer et l'un d'entre eux a dit : "non pas celui-là", parce qu'il avait reconnu quelqu'un dans l'autobus. Dans le second, il y a quelqu'un qui n'a pas pû s'en sortir assez rapidement et qui se trouve à l'hôpital avec 60% de brûlures. Ça veut dire quoi ? Je lis ce symptôme lié au fait qu'aujourd'hui, ce jeune avait besoin pour avoir accès à ce que c'est qu'un autrui, de la présence réelle de cet autrui. Cela n'était pas vraiment intériorisé psychiquement parce qu'une fois qu'il ne voyait plus un autrui qu'il connaissait, il n'y avait plus d'autrui dans l'autobus, avec toutes les conséquences qui s'en sont suivies ; jusqu'à dire pour leur défense qu'ils n'avaient pas voulu cela, qu'elle n'avait qu'a sortir plus vite...il y a une certaine logique à ce propos car si je n'ai pas la sensibilité à ce que c'est qu'autrui, intériorisé dans mon appareil psychique, du coup, il me faut tomber sur un os pour m'en apercevoir !
Cette structure que j'appelle autrui, c'est ce qui en principe s'est inscrit dans le psychique du fait de la rencontre réalisée en son temps - il y a un moment pour cela, un moment d'empreinte - avec un autre concret dont le sujet a toléré qu'il l'entame, qu'il le limite, qu'il lui fasse consentir à cette soustraction, à cette perte que suppose la condition humaine.
La dernière conséquence c'est que ces sujets-là, qui ont le sentiment qu'on peut éviter la confrontation, et qui donc s'immunisent contre la rencontre avec quelqu'un qui peut venir le leur rappeler, ces sujets-là, mine de rien, ils se retrouvent à éluder le travail de subjectivation pourtant nécessaire à chaque être humain, parce qu'il ne suffit pas que vous naissiez humain pour faire partie de l'espèce humaine, il faut encore que vous vous réappropriez - c'est le temps donné à l'enfance et à l'adolescence - les conditions de ce que c'est que l'humanité. Si ce travail de subjectivation n'est plus demandé, si on peut l'éluder, on se retrouve avec ceux que j'ai appelé "les sans autrui", atteints d'une "mère-version", c'est-à-dire - pour reprendre les propos de Melman tout à l'heure - faisant l'impasse sur l'instance paternelle d'une certaine manière, ils sont du coup plongés dans de l'archaïque (pour employer un mot général).
Du coup, on a affaire à une inflation galopante de pathologies qui relèvent d'une psychiatrie médico-sociale qui doit faire face à ce type de sujets pour qui au fond l'indistinction reste de mise et pour qui c'est plutôt le corps qui prend la charge d'indiquer qu'il n'y a pas eu de vraie séparation, de vrai processus de grandir. Quand on en est à 15% de taux d'obésité infantile, il ne faut pas le lire autrement que comme la conséquence de ce que la loi du désir n'est plus tout à fait mise à sa place et une bonne manière de couper la mécanique du désir c'est de saturer par l'oral.
On a affaire du coup à des temps d'errance extrêmement longs, tout le monde connaît ces étudiants qui doivent faire d'innombrables années d'études, passant d'une discipline à l'autre, avant 30 ans, ils ne sont pas sortis de ce temps extrêmement long qu'est devenu celui de l'adolescence. Ce temps, c'est le temps d'errance de ces sans autrui, c'est le temps que ces sujets vont prendre pour se confronter à ces invariants de la condition humaine et pendant lequels il sont comme sans mode d'emploi, sans demande parce que sans adresse, mais par ailleurs se montrant - soit dans les pires difficultés, ce qui est parfois le cas, soit dans le refus de toute intervention - mais j'insiste : en se montrant, en exigeant d'être visibles "comme à la télé", parce que faute de cela on ne se sent pas exister.
Hé bien je crois que c'est cette errance-là, c'est ce type de difficultés-là, qui sont responsables de cette augmentation de la psychiatrie comme on l'appelle aujourd'hui "psychiatrie médico-sociale", ce qui se fait au détriment des vrais pathologies qui n'intéressent aujourd'hui plus grand monde. Nous n'avons plus le temps pour eux car il faut que l'on prenne maintenant en compte celui dont Melman a donné l'exemple clinique à qui il a dédié son exposé de tout à l'heure, mais je vous signale que celui- là, c'est encore quelqu'un qui va dans le cabinet d'un analyste ! Quand j'entends la clinique de ceux qui sont dans les supervisions, de ceux qui sont confrontés à ces cas-là, il s'agit de Messieurs comme celui-là mais qui ne s'adressent plus à personne ! Et on se demande comment faire pour essayer de les sortir de cela. Si vous allez vous précipiter un peu trop pour l'en sortir, il va crier à la phobie sociale, à la phobie scolaire ou je ne sais plus trop quoi, il va bien nous faire entendre qu'il s'agit surtout pas d'intervenir dans ses affaires.
Face à cela, à cette évolution, va-t-on devoir préconiser le retour au modèle d'hier ? Le patriarcat ayant été une manière de faire pour arriver à faire entendre dans le collectif cette prévalence du collectif d'abord et cette nécessité de soustraction de jouissance inscrite comme le lot de l'être parlant, je ne pense pas que ce soit ni une solution - même si elle va peut être nous être proposée - ni que cela tiendrait la route parce qu'une fois qu'on a démonté une fiction, qu'on a montré à tout le monde sa dimension de fiction, je ne vois pas très bien comment on pourrait la remettre en place, ce n'est donc pas de ce coté-là qu'il faut aller.
Est-on alors du coup condamné à une société qui en méconnaissant la teneur de ce que c'est que le lien social, puisqu'en privilégiant tellement l'individu, elle en oublie la tâche qu'elle doit accomplir pour l'entamer, est-on alors condamné à une jouissance à tout prix d'un lien de plus en plus addicté à l'objet, ce que témoignent les addictions de plus en plus nombreuses. C'est ce que j'appelle "le vivre ensemble sans autrui" avec cette subjectivité néo-libérale qui est celle d'un sujet qu'on suppose né de lui- même, auto-engendré et pour lequel l'État n'a plus d'autre rôle que de "gérer ses conflits", gérer ses allers et venues, de ne pas l'arrimer à la perte dans laquelle nous sommes tous inscrits, ce qui provoque des revendications identitaires à n'en plus finir. Ce sont des choses auxquelles nous avons aussi affaire avec ces sujets-là, pouvons- nous nous contenter de devenir des organisateurs de carrefours, d'échangeurs d'autoroute, et de faire en sorte - comme dans le film de Gus Van Sant, "Éléphant" - où l'on voit bien les jeunes qui s'arrangent pour surtout ne pas se rencontrer et ne pas rencontrer de l'autrui, est-ce cela qui nous pend au nez ? Ce n'est pas ce que nous pourrions espérer.
Que va t-on faire ? Nous pourrions peut-être en profiter pour préciser davantage encore ce qui fait la spécificité du lien social inter-humain. Cela serait pas mal d'en profiter pour aller voir plus loin dans cette affaire-là et ne pas nous laisser leurrer par ce qui est présenté comme un type de discours social. Là-dessus, les choses sont relativement simples, l'être humain semble bien être un être de langage et ce langage cela veut dire renoncement à l'immédiat. Si vous n'introduisez pas quelque chose qui vous décale, qui vous met dans une position où le tout, tout de suite, est inacceptable, impossible, vous n'arriverez pas à parler, on peut penser que tout être humain a consenti - sans même qu'on lui ait demandé son avis dans un premier temps - à accepter cette donne du langage et celle-ci n'est pas naturelle mais elle implique cette distance, ce détour. Cela se met en place très simplement pour chaque enfant, l'enfant étant par définition un "non parlant", il faut donc qu'il apprenne à parler, pas seulement à lire des mots, il faut encore qu'il apprenne justement, ce quelque chose qui va nouer le collectif et le singulier.
Nous sommes tout de même de drôles de cocos ! Ici, dans cette salle, nous sommes chacun singulier, chacun spécifique ; comment allons-nous faire pour que cette singularité arrive à se faire connaître par les autres ? Hé bien justement, c'est parce que nous parlons que la chose est possible. Le langage est cette extraordinaire potentialité humaine qui noue le singulier et le collectif. Parce que pour dire ce qui est le plus spécifique de ce que vous avez à dire vous, vous allez être contraints de le dire dans une langue que nous partageons tous, nous n'allons pas nous contenter de votre babil d'enfant, nous allons exiger que vous ayez été capables, tous, de parler notre parole à tous. Du coup il y a quelque chose qui est possible à la condition que vous reconnaissiez que pour passer de ce singulier, sensible, continu, à ce dire qui est discontinu et qui nécessite qu'on reconnaisse la place de l'inter-dit.
L'inter-dit est structurant, c'est une norme grâce à laquelle il y a la reconnaissance de ce que pour un être humain, on passe du continu du sensible au discontinu de la parole et du dire, cela demande une opération psychique qui doit être réappropriée par le sujet. Comment cela ? En profitant d'un premier autre auquel il est attaché, aliéné, qui est sa mère, et petit à petit, c'est la loi universelle de l'interdit de l'inceste dans son sens analytique qui va faire qu'on va petit à petit lui demander de lâcher prise et de profiter pour ce faire de quelqu'un d'autre dont on dira dans l'après coup que cela aura été son père, ou un père pour lui. Autrement dit, quelqu'un qui l'aura aidé à pouvoir se détacher de la jouissance maternelle qui, pour nous, présentifie cette jouissance absolue que la condition humaine exige de laisser tomber, au sens fort du terme puisque même dans la tradition biblique vous avez : "tu abandonneras tes père et mère". Il ne s'agit pas seulement d'ailleurs d'abandonner la mère et de rester collé au père, parce que le père est là comme "un coup de main" pour prendre place dans le discours social et lâcher ce à quoi vous avez collé. Hé bien ce travail-là, aujourd'hui, a du plomb dans l'aile à cause du discours social auquel il se confronte.
C'est là que nous en sommes, à un point de bascule extrêmement important, qui nous donne les conséquences à tirer : allons-nous être oui ou non capables de démontrer, de rationaliser, grâce à ce que avons découvert, psychanalyse, psychiatrie aidant, allons-nous être capables de nouer le symbolique de la parole et du langage avec le réel et le sensible d'un sujet, allons-nous être capables de le nouer alors que nous n'avons plus les moyens tels qu'ils étaient favorisés dans le social d'hier pour le faire ? Mais le fait que nous n'en n'ayons plus les moyens, comme hier, ne veut pas dire que nous n'ayons plus cette tâche à faire.
Cela va nous imposer une "biglerie", nous allons devoir loucher un petit peu, c'est-à-dire ne pas prendre ce discours social actuel pour vérité, mais chercher dans nos ressources propres de sujet humain ce que le discours social ne présentifie plus. Il n'y aura pas d'autre solution. Concrètement, cela peut vouloir dire - je prends cet exemple-là - cela peut vouloir dire supporter d'être un peu "salope". Aujourd'hui, tout le monde veut être une bonne maman, qui apporte tout à l'autre, hé bien ce n'est pas toujours la meilleure des voies et il faut bien parfois rappeler au sujet que ce n'est pas comme cela que ça peut marcher.
Dans les équipes, en institution, on attribue aujourd'hui beaucoup d'importance à ce que chacun ait son avis, c'est tout à fait important que tout le monde donne son avis, le problème c'est de ce qu'on en fait après, va t-on finir par savoir décider ? Hier c'était simple, on avait le dos d'un père, d'un patriarche, d'un directeur d'institution, qui prenait la décision, on était tranquille ! À partir du moment où nous nous sommes horizontalisés, il va bien falloir que chacun assume une part de la responsabilité de cette dimension collective, ne fût-ce que pour dire qu'il y a quelqu'un à cette place de décidé, et s'il décide quelque chose que je n'aurais pas décidé, il faut que j'accepte que ce soit celà qui soit décidé, du fait qu'il occupe cette place légitime.
Cela change notre façon de fonctionner, je vous assure. Je dois un peu renoncer à ma jouissance de pouvoir d'office critiquer l'autre dans la mesure ou il fait autre chose que ce que j'aurais fait. Il y a là de grosses questions.
Ces patients du quotidien auxquels les équipes sont confrontées, ceux qui sont complètement enlisés dans ce machin et qui ne s'en rendent même pas compte, pour ceux-là, que va-t-on faire ? Celui à qui, pendant le temps d'empreinte, on a permis d'éviter d'être marqué par l'autre, hé bien au risque de vous choquer, je vous avoue qu'il n'est pas impossible que nous soyons là tout à coup invités à penser quelque chose en même temps que d'autres collègues, des comportementalistes, des cognitivistes, ce n'est pas impossible qu'il faille penser avec eux la façon dont se met en place le lien entre le symbolique et le réel, à partir du moment où ce n'est plus le discours social qui le met en place. Pourquoi ? Hé bien parce que je n'ai jamais vu - par exemple - une mère de famille apprendre à son enfant à traverser la rue avec un livre en main pour lui dire comment faire. La première chose qui se passe c'est qu'elle va le tenir par la main sans le lâcher, elle va faire cela tant qu'il aura intériorisé qu'il ne faut pas se précipiter sur la route, autrement dit, il y a là une prise de corps qui est nécessaire. Je pense que pour tous ces sujets pour qui ce moment-là ne s'est pas passé au bon moment, il faut penser les choses en terme de renouage du corps et de la parole.
Je terminerai sur cette histoire assez folle : j'ai lu dans "Le Monde" il y a une dizaine de jours, un article qui m'a stupéfié. Je croyais comme tout le monde que s'il y avait aujourd'hui, autant d'accidents avec les chiens, c'est parce qu'on favorisait les chiens dangereux. Hé bien pas du tout ! Figurez-vous que la plupart des vétérinaires interrogés, probablement des éminences dans leur domaine, disaient que les maîtres d'aujourd'hui ne savent plus être maîtres de leurs chiens ! C'est stupéfiant parce qu'un Labrador, qui a la réputation d'être gentil avec les enfants, si vous ne l'éduquez pas, si vous ne faites pas ce travail d'être son maître, hé bien il risque d'être aussi dangereux que des races réputées agressives. Ceci pour dire que nous ne sommes plus tout à fait à même de faire ce nouage parce que le nouage qui avait lieu hier ne fonctionne plus comme cela, dès lors nous avons une charge énorme, faute de quoi nous allons voir se multiplier à l'infini les demandes d'interventions, des choses pour lesquelles il n'est pas sûr que nous soyons les mieux placés.
Question dans la salle : D'après vous, quelle est la fonction de l'impasse faite par le discours social qui oblitère le travail nécessaire au petit d'homme pour devenir un sujet ? Qui tient ce discours, d'ou émerge t-il ? Et puisque nous sommes dans une ère d'expertises, pourquoi ce discours social n'interroge-t-il pas des gens comme vous pour les aider ?
Jean-Pierre Lebrun : Ce que je crois, c'est que nous sommes emportés très rapidement par une mutation en profondeur. On a atteint le point de bascule de tout un système. Je n'ai pas voulu développé cela ici, je l'ai fait dans mon dernier livre. Il y a un mathématicien qui s'appelle René Thom qui avait parlé de la théorie des catastrophes - attention, ça n'a rien de catastrophique ! - c'est simplement le moment où vous changez d'angle, il y a un moment où la vision que vous avez de l'objet se change complètement. En fait, vous avez fait cela petit à petit mais tout à coup, à un point précis, cela change. Hé bien je pense qu'on est arrivé à ce moment là, c'est-à-dire qu'on est à un point de catastrophe, pas du tout au sens de catastrophique, et j'insiste là-dessus, mais à un point radical de changement de position. Aujourd'hui, nous nous sommes définitivement affranchis de l'impression générale que nous avons à être guidés par une verticalité. C'est entre nous que les choses se passent et c'est nous qui devons nous organiser. Évidemment, c'est un peu drôle parce que du coup, nous avons l'impression que nous sommes littéralement affranchis de toutes ces instances qui hier étaient interdictrices et qui nous empêchaient d'exister. Ce que nous ne percevons pas encore, c'est que derrière le contenu de ces instances interdictrices, il y avait l'instance comme telle qui est en même temps celle qui inter-di-sait, mais qui de fait prescrivait le dire, c'est là- dessus que se trouve la difficulté.
Aujourd'hui, certains se croient libérés, enfin débarrassés de tout cela ! Mais quand vous regardez bien les choses, d'une part on voit qu'on n'en est pas débarrassé et pire, si on est débarrassé de ce qui a fait normativation, nous risquons bien d'être normalisés, c'est-à-dire contraints d'être selon un modèle qui va nous laisser croire que nous sommes, à l'intérieur de ce modèle, tout à fait libres de fonctionner. C'est cela le propre de la subjectivité néo-libérale, un sujet à qui on laisse croire qu'il a le droit de choisir, son sexe, sa voiture... comme si cela était possible.
Ce n'est pas parce que nous nous sommes débarrassés de l'instance de Dieu - pour aller vite - que nous sommes vraiment tranquilles, car à ce moment-là nous nous confrontons à quelque chose qui est vraiment plus compliqué. Comme le dit très joliment un poète, Valère Novarina : "Dieu, si vous ne l'avez jamais entendu, c'est l'anagramme de vide". Si aujourd'hui il n'y a plus Dieu, il va bien falloir qu'on fasse avec le vide, c'est lui qui nous amarre tous dans cette négativité qui est constitutive de la condition humaine. A ce titre-là, non seulement nous n'avons plus personne pour nous aider à ce que cela se transmette, mais c'est à nous de devoir le transmettre, ce qui est un peu plus compliqué à faire. Faute d'arriver à encore faire cela sur le modèle ancien, on risque de le faire sur le modèle nouveau, autrement dit la normalisation. C'est pour cela qu'on a affaire à des évaluations à tout crin, c'est le dernier moyen dont dispose l'État pour contrôler. C'est sur cela que nous devons être vigilants parce que cela nous demande d'assumer une tâche, tous désormais, que nous n'avions pas prévu de devoir assumer : prendre chacun notre part de soustraction.
Olivier Coron : il y a un point qui m'embarrasse un peu à propos de cette "nouvelle économie psychique" dont parlait tout à l'heure Melman, que vous évoquez aussi ; vous avez cité Manonni, "je sais bien mais quand même" qui fait référence au déni... alors la question que je me pose est de savoir si tout cela relève d'une modification de la structure ou si on doit le situer du coté du moi. En fonction de votre réponse, les conséquences ne sont pas du tout les mêmes.
Jean-Pierre Lebrun : Merci de votre question très précise et je vais répondre aujourd'hui comment je conçois les choses. D'abord je ne pense pas - et Melman l'a bien fait entendre - je ne pense pas qu'il s'agit d'une nouvelle économie psychique comme telle. La structure c'est quoi ? La structure c'est le fait qu'on est obligé de se confronter à la parole et aux lois du langage ; les structures cliniques ce sont les névroses, les psychoses et les perversions. Le travail de subjectivation, c'est qu'il faut s'inscrire et même se réinscrire dans sa structure, il faut se réapproprier le fait que je me suis inscrit à mon insu, quand j'étais enfant, dans la structure, ce qui n'enlève pas ma responsabilité. Et il y a aussi la subjectivité néolibérale, qui est ce que vous appelleriez "le moi".
Ce qui est nouveau aujourd'hui, c'est qu'il y a du plomb dans l'aile au niveau du travail de
subjectivation, c'est ce que Lacan visait avec les "Non Dupes". Il y a moyen aujourd'hui d'éviter la
rencontre avec la nécessité de subjectiver, de se réapproprier la structure dans laquelle je suis pris, et ça c'est très embarrassant parce que c'est là-dessus que se porte la nouveauté ; elle ne se porte donc pas sur la structure comme telle, ni même sur la structure clinique, mais elle porte sur la possibilité de vivre une vie dans les limbes. Quand vous êtes resté 30 ou 40 ans dans les limbes, le jour où il faut vous en sortir, ce n'est pas très comique. C'est un gros travail et on a parfois l'occasion dans des cures de suivre cela à l'oeuvre, c'est extrêmement exigeant. Les limbes, c'était l'endroit où la Chrétienté mettait les enfants morts sans avoir eu le temps d'être baptisés, si vous remplacez le baptême par la frappe symbolique qui nous est nécessaire à tous puisque nous sommes humains, on a à peu près un équivalent, il y a des gens qui se mettent à l'abri de cela, ils peuvent y rester très longtemps. La difficulté actuelle se situe donc autour du travail de subjectivation, parce qu'il y a aujourd'hui une autorisation donnée à pouvoir ne pas se réapproprier la structure dans laquelle je me suis construit.
Extrait de Freud-Lacan. com. Site de l'Association Lacanienne Internationale