Il est des voyages qui vous mènent dans un pays inconnu. Vous allez y rechercher la richesse de temples détenteurs de l’histoire, qui parfois se confond avec votre histoire, de silences qui ouvrent sur des infinis, de paysages dont la splendeur pacifie votre âme.
D’autres voyages vous perturbent. Ceux-là vous mènent aux confins de la folie, la vôtre ou celle des autres. Vos repères, comme dans les voyages précédents, sont chamboulés. La connaissance que vous aviez de l’autre, personne ou espace, ne tient plus. Elle est sans cesse remise en cause. Toujours, il faut convoquer à nouveau ce qui fait sens pour saisir le monde alentour. Ce pays s’appelle l’Alzie.
La personne habitant l’Alzie connaît l’instant présent, l’ici et maintenant, et uniquement cette dimension vitale mais la vit dans une déformation temporelle. Passé et futur n’existent plus. Plus exactement un temps du passé demeure et se répète indéfiniment tout au long de la journée. La personne s’accroche à quelques phrases issues de réminiscences vécues à un âge antérieur, fixe durant une certaine période. Toutes ses perceptions seront rattachées à cet âge : les odeurs, les couleurs, le temps qu’il fait, les représentations auditives ou visuelles de mots s’assemblent pour donner au discours une cohérence de sens, simple, itérative, courte et rassurante. L’Alzien ne conçoit pas l’ouverture de ce système par la connaissance objective ; cette dernière est balayée lorsqu’elle s’invite dans une démonstration d’un autre réel que celui énoncé par l’Alzien.
Le visage est changeant dans ses expressions dans tout autre pays. Si cette règle issue d’autres sociétés est maintenue, la personne en Alzie est en danger : seul un visage affublé d’un sourire bienveillant est possible en cette espace, sous peine d’inviter l’angoisse ou la colère chez l’Alzien. En Alzie, tous les gens doivent être heureux. L’impatience est bannie. La placidité du visage n’est pas souhaitée car elle renvoie au vide. L’Alzien met alors en marche un bruit incessant, les papiers et plastiques lui sont alors d’un grand secours. Si ceux-ci ne suffisent pas à remplir l’espace, l’Alzien a recours à des opérations de pliage/dépliage/ repliage, ouverture/fermeture, déchiquetage de ce qu’il possède. Si ce second processus est inefficace pour sortir le visage de l’autre de son impassibilité, l’Alzien amorce alors un minutieux travail d’enroulement d’un fil de laine autour de son corps, en commençant par ses doigts. Il est rare que le visage de l’étranger résiste à cette dernière attaque : son flegme apparent cède, au plus tôt, quand les doigts de l’Alzien deviennent cramoisis.
Ne demandez pas à l’Alzien de donner un nom aux choses ou aux personnes. Ses mots préférés sont « là, par là » en désignant le lieu où il doit aller, se rendre, poser quelque chose. Les mots qui désignent les objets l’agacent, ce qui est bien compréhensible puisqu’ils fuient à peine ils sont formés. La table ne reste table que le temps de la dire et le buffet peut se révéler être une pièce, avec ses portes. L’espace lui-même perd fréquemment son orientation, verticale ou horizontale. Les axes ne dirigent pas la vie en Alzie.
Les mots ne peuvent pas non plus désigner une personne, car le visage change tout le temps, la voix aussi, en modifiant le ton et le rythmes des énoncés. Comment dès lors reconnaître quelqu’un, puisque quelqu’un est un autre. Je est un Autre, dirait Lacan.
En Alzie, le rien a force de loi. Chaque mot, chaque lettre, chaque signe s’évanouit en prenant forme, sauf s’il a rapport au monde temporel particulier dans lequel l’Alzien vit. Chaque chose perd sa forme ou se fond dans celle de l’acte à accomplir. A table, il faut tout manger, y compris les papiers ou les peaux des aliments si ceux-ci restent à portée. Pour permettre à un Alzie de manger correctement, vous veillez donc à éliminer au fur et à mesure tout élément superflu sur la table. Pour le repas, il sera de bon goût d’offrir un espace immaculé, sans dessins, ni sur la nappe, ni sur le couvert. Chaque dessin est perçu par l’Alzien comme une tâche visant à troubler sa quiétude. Aussi pour retrouver un univers neutre, il s’appliquera à frotter jusqu’à ce que la tâche cède. Vous trouverez plusieurs effets de cette action : un grincement irritant des couverts sur le récipient utilisé (assiette ou bol), un trou dans la nappe tissée obtenu par un laborieux mais persévérant grattement de la tâche supposée, un effacement des dessins sur la nappe en plastique. Les ongles des Alziens peuvent devenirs de redoutables couteaux qui viennent à bout des difficultés les plus ardues.
Le jour où son parent entre dans ce voyage, celui que d’aucuns nomment la maladie d’Alzheimer, l’enfant, pourtant déjà adulte, parcourt alors le chemin qui conduit à quitter l’enfance. Il cherche l'écoulement de la tension connue à vivre cette rencontre et l'acceptation – comme une appropriation en distance – de ce qui, au demeurant, signe un bulletin de sortie d'une relation parent-enfant; à jamais.
13 avril 2008
Voyage en pays d’Alzie
Nicole Begzadian
mercredi 26 novembre 2008