a-prends-moi !
Apprentissage sous transfert et logique de l’objet a
Dans l’article célèbre datant de 1937 « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin
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», Freud a évoqué les trois métiers impossibles, que sont éduquer, psychanalyser et gouverner. Que voulait-il dire par là ? Il est surprenant en effet que ce fut à la fin de sa vie, qu’il en vienne à exprimer des propos aussi pessimistes, mais on peut tout à la fois envisager des effets de contexte comme la grande guerre et la montée des nationalismes, annonçant la suivante, ainsi qu’un certain aveu d’échec, d’impuissance quant à la pratique de la psychanalyse, quant à son pouvoir de guérir les malades. Mais Freud va au-delà d’un aveu d’impuissance, il ne dit pas que seul le métier de psychanalyste est impossible, mais aussi celui d’éduquer et de gouverner. Il ne dit pas non plus si ce sont les seuls, même si cela pourrait signifier en creux, que ceux-là même marqués d’impossibilité, ont sans doute des similitudes dont il resterait à en définir la nature. Ces métiers n’en restaient pas moins exercés à l’époque de Freud, ce qui est le cas encore actuellement. A partir de ce constat, logiquement, ils devraient être voués à disparaitre ou éventuellement être remplacés par d’autres métiers. Nous verrons que notre modernité est en passe de franchir ce pas là. Nous l’envisagerons. Mais quels sont donc les points communs à ces trois métiers ? Ce n’est certainement pas dans le dispositif, puisque dans le cas de la cure analytique, l’analyste est en relation avec un patient, alors que dans le cas de l’éducation, l’intervenant(e) est en relation avec un ou en général plusieurs enfants. Et en ce qui concerne celui ou celle qui gouverne, que ce soit dans les missions de direction d’entreprise ou d’établissement, d’inspection du travail, d’élu local ou à plus grande échelle, etc… le sujet est la plupart du temps en relation de management avec un groupe qui lui est subordonné, lui-même hiérarchisé en d’autres sujets ayant eux-aussi des rôles de managers. Pour autant, l’aspect relationnel est ce qui paraît au prime abord comme ce qui réunit ces trois métiers. La relation qui y est instaurée est une forme de lien social, en vue de générer « un bougé », ou de maintenir un cap, que ce soit chez l’analysant, l’enfant, ou le subordonné. Que ce soit guérir un malade, éduquer un ou plusieurs enfants ou diriger un groupe, l’objectif commun semble être de créer les conditions nécessaires afin qu’un ou plusieurs sujets se transforment, évoluent ou simplement ne dévient pas, et ceci grâce à la présence d’un type d’intervention. On peut donc dire que ce qui rassemble ces métiers, c’est un type de lien ayant un impact direct sur le ou les sujets impliqués ou traités.
En ce qui nous concerne, nous envisagerons le type de lien qui s’instaure dans une relation éducative, en particulier dans l’enseignement à l’école, afin de déterminer quels en sont ses déterminants. Qu’est-ce qui caractérise le « discours de l’enseignant » et quelle est sa place dans les autres discours comme autant de types de liens sociaux tels que les a définis Lacan dans Le Séminaire XVII
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?
Pour y répondre, nous essayerons de déterminer dans quelle mesure ce lien est nécessaire ou pas pour transformer un sujet, en l’occurrence ici l’élève. Mais peut-il le faire seul ou doit-il y être aidé ? Ceci nous amènera à nous positionner dans la dialectique du transfert, comme condition préalable d’une transformation du sujet, donc d’un type d’apprentissage du sujet dans la relation éducative. La prise du sujet dans un type de transfert serait censée générer un type d’apprentissage. Mais est-ce possible ? Freud a parlé d’impossibilité quant à son intervention dans le cadre de la cure analytique avec ses patients. Mais qu’en est-il également du côté de celui qui apprend ? L’impossibilité est-elle du côté du transfert ou du coté de ce qu’il y a à apprendre, voire des deux à la fois ? Il s’agit alors d’envisager ce qu’il y a à apprendre dans une relation éducative, voire même s’il y a quelque chose à apprendre, ou simplement à prendre, et quelle est la différence notamment avec l’expérience analytique ? Pour cela je m’appuierai sur mon expérience d’enseignant afin d’en tirer quelques enseignements à partir de ce que Lacan a ouvert concernant la psychanalyse en intension et en extension. Il s’agira finalement d’examiner les types de discours, que l’on retrouve dans le lien analytique et éducatif, la nature des transferts qui s’instaure, ainsi que les types d’apprentissage correspondants. Mais également il faudra se poser la question de la dialectique du désir des sujets pris dans ces différents discours. « Ah ! Prends-moi ! » désigne alors l’injonction de jouissance du sujet « pris » dans le transfert, et nous envisagerons le transfert dans sa dimension affective, lié à l’amour, car « le transfert c’est de l’amour » comme le dit Lacan dans le Séminaire VIII
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. En quoi cette injonction est-elle une condition d’accès à un tout autre impératif qui l’accompagne, et qui vise la transformation du sujet : « Apprends-moi ! ».
En d’autres termes, nous examinerons ce qui se joue en termes d’apprentissages lorsque le sujet est pris dans un dispositif éducatif afin d’en déterminer les différences significatives, mais aussi les similitudes avec ce qu’il en est du dispositif analytique.
Eduquer, enseigner…l’enfant, l’adolescent…l’élève
Eduquer n’est pas tout à fait la même chose qu’enseigner. Là où l’éducation s’adresse à des jeunes sujets, enfants ou adolescents de manière exclusive, l’enseignement à l’école s’adresse à ces mêmes sujets, mais dans leurs rôles d’élèves, dans leurs « métiers d’élèves ». L’éducation d’un enfant a lieu principalement dans la cellule familiale, même si le rôle de l’école n’est pas à négliger, en particulier dans les jeunes années de l’enfant où l’acquisition du « savoir-vivre » en société est primordiale. En effet, un certain nombre de valeurs éducatives se transmettent au sein de la famille, comme autant de routines, de rituels, d’attendus comportementaux, et correspondent à une certaine demande de la famille, qui tout à la fois se décline de manière particulière en son sein, elle-même plus ou moins étendue, dépendante du milieu social, mais aussi en fonction de la société telle qu’elle se présente dans l’ici et maintenant. C’est donc à ce que l’on peut appeler un « Autre social » auquel le sujet est soumis dans une dialectique de la demande de l’Autre, afin de le rendre conforme. Pour autant, l’Autre n’a pas une consistance pleine et entière. C’est ce que Freud a mis en évidence notamment en 1912, en avançant que l’humanité est depuis toujours soumise à la loi de l’inceste
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. C’est donc en présence d’un Autre castré auquel le sujet à affaire, qui place ce grand Autre en « manque à être ». De cette castration, réside un hiatus quant à l’assouvissement de la « Demande », en rapport au besoin à satisfaire. C’est depuis cette coupure que la naissance de ce que l’on peut nommer le désir de l’Autre se réalise, qui « est ce qui caractérise la réalité humaine dans ce qu’il y a de plus cafouilleux », comme le dit Lacan. C’est le point d’où le sujet dans son énonciation même pourra lui aussi s’y soumettre, en désirant s’identifier à ce désir. Les coordonnées du désir et de la demande de l’Autre chez le sujet sont précisément ce qui va conditionner l’enfant, l’adolescent, bref l’éduquer de manière toujours singulière. L’Autre en tant que trans-individuel, représente « le social » du sujet dans sa dimension subjective, tel qu’il a été vécu, au gré des rencontres bonnes ou mauvaises. Mais qu’en est-il de l’enseignement ? C’est à un Autre quelque peu différent que l’enfant ou l’adolescent est confronté en tant qu’élève, dans la mesure où l’Ecole n’a pas pour ambition de se substituer à la cellule familiale. En revanche, l’Ecole publique dans ses programmes, définit un certain nombre de valeurs éducatives valables pour tous. On peut dire qu’elles sont objectivées, voulues, là où la dimension désirante est évacuée, du moins n’est pas mentionnée. Là où la cellule familiale particularise l’Autre, c’est à un Autre plein que le sujet est confronté à l’école. Les élèves, même pris dans leurs singularités doivent obéir, répondre une demande institutionnelle. A côté des valeurs éducatives définies par l’Ecole, des programmes d’enseignement sont officialisés auxquels les élèves doivent se soumettre. L’évaluation par les notes ou les niveaux d’acquisitions de connaissances et de compétences permettront alors de chiffrer l’écart entre cette demande et la réponse du sujet. Oui mais, à l’heure actuelle, on s’aperçoit de plus en plus que les élèves résistent, tout à la fois à répondre aux exigences de l’Ecole, quant à l’acquisition des valeurs éducatives, ainsi qu’à la construction de savoirs. Dès le plus jeune âge, les enfants deviennent « difficiles », se soumettent plus difficilement à l’autorité du « maître », et cela ne va qu’en s’accentuant lorsque les élèves parviennent à l’adolescence. A cet âge, une forte discrimination a lieu en fonction du contexte socio-économique et familial, et des parcours parfois chaotiques des élèves. Notamment les élèves des filières professionnelles sont souvent des élèves ayant vécu l’échec scolaire dès le plus jeune âge, et leur image est écornée. Ces élèves ne se soumettent qu’avec réticence à l’autorité, souvent dans une forme de rejet de l’Ecole, qui se traduit par une certaine violence physique ou verbale, comme le montre par exemple avec tant de cruauté le film « Entre les murs » de L. Cantet de 2008, ou le film « L’esquive » de A. Kechiche de 2003. Dans le cadre de ma pratique professionnelle en Lycée Professionnel (LP), des comportements « anomiques » se répètent fréquemment, comme autant de malaises et chez nos élèves et chez ceux qui sont en charge de s’en occuper : les enseignants en première ligne. Et c’est une revendication que l’on entend souvent de la part des enseignants : « On n’a pas été formé pour ça ! », qui montre le rejet également des enseignants qui ne peuvent faire face à l’insoumission des élèves. Mais « c’est la faute des parents » entend-on souvent également, qui n’ont pas su éduquer correctement leurs enfants. « C’est la faute des enseignants qui ne savent pas gérer leurs élèves », et par extension « C’est la faute de l’Ecole » qui propose des contenus inadaptés et en décalage avec les besoins socio-économiques du moment. Bref, des plaintes se manifestent, et les protagonistes engagés dans le processus se renvoient la responsabilité, ce qui pourrait montrer le malaise et l’impuissance de l’Ecole à répondre aux exigences qu’on lui impose. On voit que là où Freud parlait d’éducation impossible, et notamment dans sa dimension pleine et entière, c’est-à-dire au-delà du cadre de l’Ecole, c’est au régime de l’impuissance que l’Ecole est soumise dans la transmission des valeurs éducatives et de ces contenus d’enseignement. Pourquoi le sujet « élève » est-il si récalcitrant à exercer son « métier d’élève » ? Ce phénomène n’est pas nouveau, le terme même de cancre est là pour en attester. Cela ne date pas d’hier. Mais au-delà des difficultés et du manque d’appétences que les élèves peuvent rencontrer dans leurs parcours scolaires, un phénomène nouveau est apparu depuis la fin du XXème siècle et qui s’amplifie actuellement, concernant ce qu’on peut appeler le déclin de l’autorité paternelle et la chute des idéaux sociétaux. La figure du maître ayant autorité dans sa classe a disparu, la demande de respect s’est inversée. Les jeunes ne se sentent plus ni reconnus, ni respectés, et ils le font savoir. Le maître n’incarne plus l’autorité, elle fait défaut, et elle est alors relayée par une entité désincarnée : le protocole d’évaluation. Les élèves ne se sentant plus portés, tout en ne supportant plus l’autorité du maître, l’enseignant dans sa classe ne peut plus comme auparavant manier « le bâton et la carotte » pour gérer sa classe. Que peut-il faire ? Puisqu’il ne peut plus incarner l’Autre de la demande, la solution semble se trouver dans ce que P. Lacadée a proposé dans « La vraie vie à l’école
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. La psychanalyse à la rencontre des professeurs et de l’école », lorsqu’il parle de « la demande de respect » des élèves. Nous y voyons un positionnement différent de l’enseignant dans sa classe qui n’est plus là uniquement pour dispenser un savoir, mais incarnerait le rôle de « passeur d’être, dans un entre-deux, entre identité et existence », expression empruntée à D. Sibony, dans « L’enjeu d’exister
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». En d’autres termes, il s’agirait que le professeur dans sa classe ait pour mission de reconnaître l’élève dans sa dimension subjective, dans un au-delà de l’évaluation et des protocoles. Car « Sous les protocoles…il court, il court le désir », titre éloquent du N°8 de la Revue « Accès à la psychanalyse
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» 2015, ACF VLB, qui développe l’idée selon laquelle, malgré toutes les tentatives de rationalisation de l’évaluation, l’élève échappe à répondre là où on l’attend, se montrant résistant, dans la mesure où il « ne cède pas sur son désir ». Aussi dans le principe, répondre à la demande de respect des élèves, pris dans leurs dimensions subjectives, serait l’issue favorable permettant à l’enseignant d’incarner un sujet non pas de la demande, mais surtout un sujet désirant. Dans une boucle vertueuse, ce désir de l’enseignant serait à même de faire advenir le désir de l’élève, comme désir de désir, de l’Autre. Reste à définir les coordonnées de ce désir, dans son incarnation même. Théoriquement, ce désir est celui pris dans un discours qui est celui de « l’enseignant », situé au carrefour des différents discours qu’a pu développer Lacan dans le Séminaire XVII
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. A ce titre, la définition même de discours que Lacan a pu faire renvoie en fait l’actualisation dans une forme de lien social, d’une certaine politique de l’inconscient, lorsqu’il dit que « l’inconscient, c’est la politique ». Dans le cas de l’enseignant, dans sa subjectivité même, comme a pu le démontrer D. Molinier, l’enseignant incarne d’abord le discours du maître, un « je pense donc je suis » du cogito cartésien: le signifiant maître S1 en position d’agent ou de semblant s’adressant à l’élève en position de S2 d’autre ou de jouissance, produisant un plus de jouir : a, qui a comme effet de vérité la division du sujet
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. Mais l’enseignant est amené également dans son impuissance à incarner le discours du maître à hystériser sa position, en se faisant l’agent de la division du sujet (sujet barré), S1 est en position de jouissance, S2 en position de plus de jouir, et l’objet a, en position de vérité. Dans sa référence aux savoirs disciplinaires qui lui permettent de faire une transposition didactique, c’est-à-dire de transformer le savoir savant en savoir à enseigner, il est amené à incarner également le « discours de l’université », en se faisant l’agent du savoir S2, l’objet a est alors cette fois en position de jouissance, le sujet divisé en position de plus de jouir, et le S1 en position de vérité. Enfin, l’enseignant peut être amené dans sa singularité même à supposer un savoir chez l’élève, et incarner le discours de l’analyste, en se faisant l’agent de l’objet a, s’adressant à l’autre, l’élève, dans sa division subjective, l’invitant à hystériser, afin d’en retirer un plus de jouir : S1, avec son effet de vérité : le savoir. Par conséquent, on peut en déduire que la position hybride du discours de l’enseignant n’est pas une position simple, mais une articulation complexe des quatre discours tels que Lacan les a développés dans le Séminaire XVII « L’envers de la psychanalyse ». Dans cette logique, cette complexité est de nature à rendre le discours de l’enseignant flottant, voire produire ce que l’on pourrait qualifier comme relevant d’une sorte d’identité flottante. On pourrait s’avancer en disant qu’une « identité flottante » dans le discours de l’enseignant est à ce que « l’attention flottante » représente dans le dispositif analytique. Là où l’enseignant serait donc disposé à se faire en quelque sorte « caméléon », l’analyste tout en prêtant son corps au patient occupe quant à lui la place du vide, comme absence d’identité. Nous y reviendrons. A présent, nous allons ici montrer en quoi concrètement l’articulation de ces discours chez l’enseignant est une nécessité afin de rendre l’élève désirant quant au savoir, que notamment l’occurrence de cette position de l’enseignant traduit une certaine orientation par la clinique, à l’heure où l’Autre fait défaut, où le tout didactique et le tout pédagogique montre son impuissance. Pour autant, l’appropriation par exemple du discours de l’analyste chez l’enseignant n’en fait pas un analyste dans sa classe. Mais comme l’a voulu Lacan dans une éthique de la « psychanalyse en extension », il s’agit dans le domaines sociaux-éducatifs d’avoir comme boussole l’enseignement de la psychanalyse. Quel est son principe ? Quels ont en sont les exemples ? Nous décrirons certaines interventions par le biais du Centre Interdisciplinaire sur l’Enfant (CIEN) et de ce qu’il en est issu, à savoir « une Ecole de l’expérience » telle que J. Rossetto, l’a expérimentée en tant que chef d’établissement du collège P. Simard à Bobigny en Seine-Saint-Denis. Mais également à mon niveau, à partir de situations tirées de ma propre expérience professionnelle, dans le Lycée Professionnel (LP) J.F.Cail à Chef-Boutonne, dans les Deux-Sèvres, nous décrirons notre positionnement avec des élèves de 2°Bac pro vente, dans des séquences d’enseignement en EPS, lors d’un cycle de musculation. Enfin, nous verrons quelle peut être notre politique concernant l’animation de l’Association Sportive de notre établissement, en fonction des contraintes institutionnelles et des élèves dont je m’occupe.
D’un point de vue théorique, le processus enseigner/apprendre est pris dans une triangulation entre le savoir, l’enseignant et l’élève. C’est le fameux triangle didactique, qui dans la transposition didactique, permet de transformer le savoir savant en savoir à enseigner, tel que l’a défini notamment Y. Chevallard, en didactique des mathématiques en 1985. En référence au cognitivisme, mais aussi à la systémie, tout se passe comme si un élève « apprenant » placé dans un contexte favorable, dans un environnement contraignant, est capable de mobiliser ses ressources, ses connaissances, ses compétences, afin de modifier son comportement et construire des savoirs nouveaux. En référence aux neurosciences, on peut dire que lorsque la flexibilité de l’organisation interne et des circuits neuroniques ne permet plus à l’individu de s’adapter à l’environnement, celui-ci est amené à modifier son organisation interne, ces circuits de connexion, dans une logique de plasticité du système nerveux central, afin de maintenir son intégrité, c’est-à-dire son homéostasie. Cette conception d’un « système auto-organisé » est théorisé notamment dans « L’homme neuronal » de J.P. Changeux, 1983
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, où la notion d’homéostasie au cœur du système vivant ouvert sur l’environnement permet de maintenir grâce aux boucles de rétroaction cette logique de flexibilité et de plasticité. J. Piaget, psychologue du développement, dans la même logique, concernant les schèmes, désignait les termes d’assimilation et d’accommodation du sujet en relation avec l’environnement. S. Freud, lui aussi que l’on peut considérer comme un psychologue du développement, notamment dans ce qu’il a décrit à propos des stades de développement libidinaux, peut être mis en rapport avec cette conception homéostatique de l’individu, en particulier par la mise en évidence des conflits psychiques, point de vue dynamique de l’appareil psychique où l’énergie psychique, est distribuée par des forces opposées, siège des mécanismes de défense. Malgré tout, on peut constater que la description des processus de transformations du sujet du point de vue de la construction de nouveaux savoirs s’illustre davantage par l’utilisation du champ des neurosciences et du cognitivisme, plutôt que par la découverte freudienne à propos des stades de développement. En revanche, là où la notion de transfert désigne ce qu’il en est de la possibilité qu’a un sujet d’utiliser un savoir dans un contexte particulier, et de l’appliquer, voire le généraliser dans un contexte différent, la notion de transfert telle que l’a défini Freud, ainsi que sa mise en pratique dans le cadre de la cure analytique, est ce qui va engendrer un investissement libidinal du sujet dans un objet présent dans l’environnement. Cet investissement est le lien qui va engendrer la tentative de capture de l’objet. Ce lien, c’est de l’amour et c’est ce qui peut permettre au sujet d’assouvir sa pulsion. Mais à qui s’adresse cet amour ? Comme nous venons de le voir, le sujet est là en position de défaut, de manque à être, de sujet marqué d’un moins, donc « barré », propre à la position hystérique, et il s’adresse en l’occurrence au « sujet supposé savoir » contenu dans l’objet. Par conséquent, dans le cas d’un élève en situation d’apprentissage, c’est l’objet scolaire qui doit contenir en principe cette supposition de savoir, c’est-à-dire l’ensemble des objets d’apprentissage, des contenus à acquérir se trouvant dans son environnement physique et humain. Cet environnement est composé de situations d’apprentissage, permettant au sujet de construire de nouveaux savoirs. Mais on ne peut considérer qu’une mise en place logique du sujet apprenant en relation avec le contenu à apprendre suffit pour que le sujet se transforme. En effet, l’environnement est composé des camarades mais aussi de l’enseignant. Ils font partie du dispositif et ils peuvent être aussi bien facilitateurs que limitant dans l’évolution d’un élève. Le transfert est adressé au savoir, mais celui-ci est véhiculé, et circule au sein de la classe. En particulier l’enseignant est supposé dans une certaine mesure détenir ce savoir, car c’est lui qui le prépare, qui le distribue et qui métaphoriquement « le donne à manger ». Aussi, on peut dire que l’enseignant est en première ligne dans le transfert. Et toute la difficulté de l’enseignant sera alors de générer un transfert positif sur sa personne mais également comme cause ou conséquence, générer un transfert positif sur le savoir à construire seul ou avec des partenaires. En revanche, comme nous l’avons évoqué plus haut, nous constatons que les élèves ont quelques réticences à s’engager dans le transfert. Transfert négatif et absence de transfert nuisent à l’engagement de l’élève en vue de construire des savoirs nouveaux. Le savoir scolaire et/ou l’enseignant, mais aussi les camarades sont des obstacles que l’élève ne veut pas toujours franchir. L’élève résiste, mais la résistance ne vient-elle pas de son environnement, à commencer par l’enseignant lui-même ? Nous avons évoqué cette hypothèse en montrant que la demande de faire, de travailler, de réussir, etc… ne suffit pas pour que l’élève s’engage dans ses apprentissages. On peut dire que le sujet obsessionnel serait quant à lui privilégié pour y répondre, de par sa structure anale, dans sa quête de satisfaction de la demande de l’Autre, mais on s’aperçoit qu’actuellement, ce type de sujet à l’Ecole est en voie de disparition. Maîtriser un savoir, pour faire corps avec lui ne fait plus rêver les élèves. Nous avons vu qu’il était nécessaire d’aller au-delà de la demande pour espérer obtenir un bougé, pour faire tomber les résistances des élèves et celles de l’enseignant, dans une politique axée sur le désir d’enseigner et d’apprendre. Il s’agirait alors non plus de maitriser son savoir, mais d’inventer un « savoir-y- faire » qui concernerait aussi bien l’enseignant dans sa classe, que les élèves. Ce savoir-y-faire dont parle P. Lacadée est ce qui permet de « se faire un corps » avec le savoir, à défaut de le maîtriser, d’en faire un sinthome, plutôt qu’un symptôme. Qu’est-ce à dire ? Quels sont les symptômes que l’on rencontre chez les jeunes à l’Ecole et notamment chez les adolescents ? En particulier, constatons que ce phénomène est aggravé chez les populations scolaires fragilisées, comme par exemple nos élèves de LP, qui pour la plupart ont subi une orientation, n’ayant pas le niveau requis pour suivre en filière générale. La plupart de ces élèves-là ont vécu l’échec scolaire depuis fort longtemps, leur image est écornée, ce qu’on nomme leur « estime de soi ». A cela s’ajoute des problèmes sociaux, familiaux, qui avec les phénomènes d’identification et de transmission, génèrent des représentations qui vont à l’encontre des valeurs de l’Ecole. La gadgétisation qu’offre le marché, rend le sujet esclave d’une consommation toujours plus accessible et passive des objets. Le sujet se « gave », incorpore l’objet, mais ne produit que rarement, ou cela est relayé par l’outil numérique. L’Ecole doit tenir compte de cette évolution afin de proposer des situations qui ne soient pas trop en décalage avec ce mode de fonctionnement pulsionnel. Dans cette logique du « gavage », les problèmes physiques, liés à l’alimentation sont très importants, avec de l’obésité, mais aussi des cas d’anorexies toujours de plus en plus nombreux. A cela, on peut ajouter le phénomène « d’anorexie quant au savoir », pas que scolaire d’ailleurs, ou la logique d’appropriation, d’avoir un corps pose problème. A défaut de maîtriser un corps, un savoir, ou de se faire un corps, les jeunes aujourd’hui, de par la prolifération des images sur le net, cherchent simplement à avoir une image. Mais laquelle ? C’est là que dans un corps vidé de sa substance, le multiple identificatoire vient à la rescousse, avec son cortège de nouveaux troubles, comme ceux de la personnalité borderline ou les troubles de l’identité. Les violences verbales au-delà de la langue de « l’authenti-cité » sont monnaie courante, et quand les mots ne portent plus, c’est la violence physique qui se manifeste régulièrement, bagarres et aussi harcèlement sexuel. Que faire ? La clinique orientée de l’enseignement de Lacan est une boussole pour nous, afin de traiter la souffrance de nos élèves. Il s’agit de se faire les passeurs des savoirs que les élèves doivent construire, en vue de l’obtention des diplômes, certes, à partir des programmes en vigueur et de ne pas les appliquer de manière mécanique, c’est-à-dire d’une certaine façon, « s’en passer à condition de s’en servir », pour reprendre une formulation concernant « les noms du père ». Je pense que l’application à la lettre des programmes serait une forme de maltraitance chez nos élèves. Nous y reviendrons en exemplifions notre démonstration concrètement.
Mais avant, évoquons les exemples que nous fournissent les expérimentations qui ont été faites par le CIEN et « Une Ecole de l’expérience », qui concerne la mise en place de projets originaux, dont les acteurs sont orientés par une clinique sous transfert. Joseph Rosetto, appuyé également par P. Lacadée, psychanalyste à Bordeaux, évoque ce que pourrait être un traitement délicat de la jeunesse dans la cadre de l’Ecole. Dans l’ouvrage collectif coordonné par Joseph Rossetto, « Jusqu’aux rives du monde », de 2007, sont rapportées diverses séquences d’enseignement, notamment d’après un film « Quelle classe ma classe !» de Philippe Troyon, qui montre ce qui se déroule dans un collège de banlieue réputé difficile
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. Il s’agit tout en tenant compte des programmes officiels, de les adapter, de s’en servir dans une démarche originale, tenant compte de la « dit-mention » désirante des élèves mais aussi celles des enseignants. Le maître mot est l’invention. Les élèves sont amenés à créer notamment par la poésie et l’écriture des textes qui font corps, et produisent de réels apprentissages. Ce ne sont alors pas des apprentissages stéréotypés mais une appropriation personnelle des savoirs, savoirs construits de façon singulière à partir de « points d’où », en rapport avec leur identité et leur mode d’existence au monde. C’est une autre manière de traiter l’insécurité langagière dans laquelle sont placés les jeunes, les embrouilles avec les autres et notamment avec les enseignants. « Vous nous embrouillez, vous nous bousculez », entend-on souvent de leur côté, pour décrire cette intolérance de l’Autre, de cet engluement dans la demande, qui ne laisse pas de place à la nécessité de l’intervalle du désir. Les élèves sont donc invités, peut être bousculés même dans un premier temps, à énoncer et écrire, et non pas à être assujettis, voire se faire objets de la demande. Ces ateliers d’écriture et de création, sont destinés tout d’abord à mettre simplement au travail les élèves, mais dans un second temps, ils ont pour vocation de générer du lien avec l’ensemble des acteurs de la communauté éducative. Et cela passe par l’organisation de spectacles qui ont pour objectifs de vivre à même le corps, en tant qu’acteur ou spectateur, les expériences issus de ces ateliers mais également par des voyages envisagés dans la même logique de façon à rendre sensible et significatif dans le réel lui-même les programmes disciplinaires, qui, à ce niveau, ont la caractéristique d’être transdisciplinaires. Les élèves ne sont plus obligés de se tenir à leur place en classe, répondant, ou simplement à l’écoute, où la question du corps est évacuée. Là, le corps est vivant, en action, pour ressentir et/ou s’exprimer. C’est une véritable « expérience » à laquelle sont invités les élèves, qui signifie « endurer, souffrir, passer à travers et par extension, sortir de soi ». « L’école de l’expérience est en quelque sorte un voyage où les élèves se laissent aborder par quelque chose qu’ils n’attendent pas et qui peut changer le cours de leur existence ». Ce voyage qu’il soit réel ou symbolique est ce qui permet « d’educerer qui se traduit littéralement par ‘’conduire hors’’ » op cit. p.101. Est décrit en effet également le voyage en Grèce qui a été organisé avec des élèves de 4ème dans le cadre du projet « Odysseus », qui « est un pari théâtral qui s’inspire de la tragédie grecque…amener les élèves à comprendre que le monde est fait de contradictions, de débats, de choix. » op.cit. p.101. On voit que dans cette approche de l’éducation, les effets ne sont pas tout à fait prévisibles, que la construction des savoirs va au-delà d’une programmation, et d’attendus comportementaux, et l’on passe d’une logique de savoir-faire à celle d’un « savoir-y-faire ». C’est une conception du processus enseigner/apprendre issu de ce que l’enseignement de Lacan apporte dans le champ de la psychanalyse en extension, mais qui n’est pas une application de la psychanalyse au champ de l’éducation. La notion de « savoir-y-faire avec son symptôme » concerne ici aussi bien l’élève pour apprendre que l’enseignant qui est amené à « savoir-y-enseigner ». Le laboratoire de recherche du CIEN est à l’initiative de la création de cette « Ecole de l’expérience » qui dans le cadre de rencontres entre différents acteurs professionnels qui sont en relation avec l’enfant et l’adolescent. En particulier des psychanalystes d’orientation lacanienne, qui font le « pari de la conversation », avec les équipes enseignantes, de faire circuler librement la parole, de créer des intervalles, permettent de dégager des points d’impasse qui font souffrir, et de contribuer à relancer le désir des élèves et des enseignants. « Le pari de la conversation » est en effet le nom que s’est donné le laboratoire de recherche du CIEN. « Le paradoxe essentiel réside dans le fait que le psychanalyste présent dans le laboratoire n’est pas là en tant que psychanalyste, il est là pour mettre en valeur et soutenir le trait d’union de l’inter-disciplinaire, soit cet espace créant un jeu de vie dans la langue de chacun de ceux qui prenant là la parole met en valeur ce qui dans sa pratique fait point d’impasse ou d’invention », op.cit. P. Lacadée, p.154. Et déjà Freud lui-même avait dans son article « Pour introduire la discussion sur le suicide
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», en 1925, employé une formule célèbre pour qualifier l’espace de jeu auquel les acteurs sont confrontés, à commencer par les élèves eux-mêmes. « Elle (l’Ecole) ne doit pas revendiquer pour elle le côté impitoyable de la vie ; elle n’a pas le droit de vouloir être plus qu’un lieu où l’on joue à la vie ». Ce jeu de la vie est ce qui pourrait permettre aux jeunes actuellement d’éviter de sombrer dans l’ennui, de se montrer « anorexique quant au savoir » comme nous l’avons indiqué plus haut, ou même d’avoir des conduites mortifères. Car un des symptômes majeurs des adolescents accentué par les bouleversements corporels engendrées par la puberté, est l’angoisse. P. Zaouri dans « l’angoisse du lycéen
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», évoque ce qui fait l’angoisse du lycéen, à partir de la lecture du chapitre VI du Séminaire X
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. Il écrit : « L’angoisse surgit toujours dans un cadre, encadrée... le cadre de la classe, plus encore celui du tableau est évident. », op.cit., p.51. Alors, les sortir du cadre rigide de la classe est une voie pour apaiser l’angoisse. L’évaluation systématique est aussi une autre source d’angoisse, alors que la tendance actuelle est à la disparition des notes, au profit de l’évaluation des connaissances et surtout des compétences. La disparition des notes pourrait nous laisser croire quant à un lâchage concernant l’évaluation, avec comme slogan entendu ici ou là : « classe sans note ». Ceci n’est qu’un leurre ! L’évaluation a lieu dans les faits tout le temps, que ce soit dans le diagnostic initial, dans le processus d’apprentissage lui-même (évaluation formative), ou dans la validation des acquis. C’est ce qui apparaît logiquement à partir du signifiant CCF, qui signifie « Contrôle en cours de Formation », qui est le nouveau nom donné à la mise en place des examens. Cet excès va jusque dans la multiplication des critères d’évaluation et autres indicateurs de réussite et des valeurs quantitatives correspondantes : échelles de valeurs qui vont du « non acquis » à « très bien acquis », en passant par le « en voie d’acquisition », mais aussi du « presque acquis » etc…Les élèves sous contrôle permanent dans l’évaluation ont alors quelques raisons de se montrer réticents pour s’approprier la plupart de ces outils dans le cadre de l’auto-évaluation ou de la co-évaluation, dans la mesure ou le cadre devient extrêmement rigide et donc angoissant. « L’évaluation systématique…est un cadre angoissant en lui-même : où se situera-t-on dans cette échelle rigide et sans fuite ? », op.cit., p.51
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. Là aussi, l’intervalle propre au désir est éludé pour aboutir à la fermeture, à la certitude, qui engendre l’angoisse. Quand le manque propre au désir vient à manquer, l’angoisse surgit. « Violences spectaculaires et peurs des dangers proprement physiques ne seraient peut-être que des leurres qu’ils n’inventent pas, mais auxquels ils s’attachent (et nous aussi) pour mieux dissimuler cette angoisse fondamentale. », op.cit., p.51
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. C’est d’après ce constat d’échec et d’impuissance que nous allons présenter quelques exemples tirés de mon expérience dans un LP en zone rurale. Il s’agira de montrer que l’on peut passer de l’impuissance du savoir-faire comme symptôme de l’enseignant qui enseigne, et de l’élève qui apprend, au registre d’un savoir-y-faire avec son symptôme, dans une politique de clinique « sous transfert », en l’occurrence liée à la notion de contingence, de rencontre, pas sans transfert, qui va à rebrousse-poil de la tendance actuelle à la formalisation, à la didactisation, à l’évaluation à tout va et au contrôle permanent via les protocoles. C’est une position éthique qui vient contraster la tendance actuelle où « il s’agit de livrer le système éducatif français aux neurosciences, donc non plus d’enseigner, mais ‘’d’apprendre à apprendre’’, d’éliminer le sujet de l’énonciation de l’acte éducatif, ou comme le dit G. Chatenay, de le remplacer par ‘’Internet, supposé savoir sans sujet’’
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», dans Lacan Quotidien N°772 du 21 avril 2018. Enfin, je terminerai notre exposé par la description d’un cas clinique à la lumière de ce qui peut être décrit comme un « traitement bref sous transfert », en rapport avec ce qui a été évoqué plus haut concernant le « pari de la conversation ».
En ce qui concerne mon intervention auprès des élèves de la classe de 2°Bac Pro Vente au LP J.F.Cail, nous avons pu constater dès le début de l’année la difficulté à « gérer » cette classe. Je me souviens que dès la rentrée, lorsque fut présenté le programme de l’année, ainsi que les divers attendus qui tout à la fois ont pour but de conditionner, de contraindre, mais aussi de rassurer les élèves, de les narcissiser, en leur supposant des savoirs, des capacités, et faisant la démonstration autant que faire se peut de mon envie d’être là avec eux, la classe se montrait malgré tout « indisciplinée », bruyante… Un certain malaise se faisait jour, qui fut d’ailleurs mis en mot par certains, puisque je décidais tout de suite, de faire circuler la parole, bref de faire le « pari de la conversation », en leur donnant la possibilité de se présenter, de faire des remarques. Cette première séance s’est donc transformée déjà en séance de « Vie de classe », qui normalement a lieu un peu plus tard, pour mettre en mot des difficultés rencontrées dans l’établissement, que ce soit en cours ou non. Un élève, Nicolas, pris la parole pour se présenter en annonçant que s’il était dans cette classe et dans cet établissement, c’était parce qu’il n’avait pas obtenu les vœux d’orientation qu’il souhaitait, « qu’il était nul » selon ses propres mots, et d’ailleurs en désignant un autre élève, Théo, qu’il connaissait manifestement, il informa que celui-ci était dans le même cas, que celui-ci avait l’année dernière mis le feu à son collège. J’ai pu vérifier à postériori que cette information était exacte. Bien sûr, tout à la fois cette remarque pleine de vérité et de provocation a généré de l’excitation et une identification de la classe au signifiant « nul ». Et il a fallu entrer en manœuvre avec ce signifiant « pétrifiant », ce S1, pour aller au-delà, et tenter dans l’urgence d’en faire quelque chose, un S2. Cette identification au signifiant « nul », cette insulte, ce trauma qui est le début de la poésie selon Lacan, m’a obligé dans un après-coup immédiat, d’en interpréter le sens, du moins d’en donner un certain sens, un S2. Tout d’abord, en stipulant qu’alors moi aussi, étant dans cette classe avec eux, j’étais « nul ». Et une discussion s’est engagée sur notre présence ici à partir de ce point de « nullité ». Supposant un ailleurs, un intervalle dans le signifiant, et en leur montrant une certaine indifférence, un « oui mais… » la possibilité était alors offerte de supposer à la classe une autre identification, une autre scène, allant dans le sens d’une reconnaissance d’un désir. Affaire à suivre ! Pour information, Nicolas, élève interne, a dernièrement frappé un élève à l’internat et il doit passer en conseil de discipline. Et d’autres péripéties dans cette classe allaient pouvoir nous mettre à la tâche ! On voit donc dans cet exemple très significatif que les élèves eux-mêmes, tout en exagérant, saisissent en fait la raison de leur présence ici, que leur présence dans cet établissement pour beaucoup d’entre eux est lié à leur échec scolaire. En effet, mon établissement, qui accueille environ 200 élèves répartis en CAP et Bac Pro en filière commerce et vente est un petit établissement rural très excentré des centres urbains de la région, plus attractifs, que ce soit Niort, Poitiers, Saintes, La Rochelle ou Angoulême. Plus de la moitié de nos élèves venant d’assez loin sont internes, mais il est vrai que c’est souvent un choix par défaut, soit lié à l’orientation ou lié à des problèmes familiaux, voire les deux. Dans mon « cycle » d’enseignement avec comme activité support la musculation, l’objectif principal avec cette classe, en rapport avec le programme officiel, est que les élèves apprennent progressivement à « savoir s’entraîner » de manière autonome. Un programme d’entraînement générique au départ fait place progressivement à un parcours d’entraînement de plus en plus individualisé. L’enseignant qui apporte des bases d’entraînements, des connaissances théoriques, mais aussi procédurales dans un premier temps, dévolue ces savoirs aux élèves eux-mêmes par la suite. Les élèves placés par petits groupes sur des ateliers sont censés alors s’organiser pour effectuer un travail musculaire, pour « se renforcer musculairement » ou « affiner leur silhouette ». Dans ce cycle de musculation avec cette classe, j’ai pu repérer des bizarreries concernant les comportements de certains élèves, qui pour moi étaient le signe d’un certain malaise ou mal-être, dans leur corps, dans une activité qui justement s’adresse à celui-ci particulièrement. Comme activité de la forme, en vue de modifier les paramètres de l’image du corps, dans un but esthétique et/ou hygiénique, ou la force ou la puissance musculaire, le but reste à peu près identique : il s’agit de travailler directement sur le corps. Le programme proposé dans un premier temps vise une certaine objectivation, une certaine maîtrise du corps, mais on voit apparaître dans cette poursuite des signes d’évitement ou au contraire d’exacerbation dans l’engagement moteur sur les ateliers. Par exemple, sur un atelier de « développés couchés », consistant à soulever une barre lestée à la seule force des bras, au-delà des différences sexuelles entre les filles et les garçons, on note des différences significatives. Si sur cet atelier, l’objectif par exemple est de tester la force maximale, en effectuant le plus de mouvement sur une charge sub-maximale, l’engagement varie beaucoup en fonction des élèves, et les commentaires de celui qui est testé mais aussi des observateurs sont toujours à prendre en considération. Cette situation qui teste la force est d’une certaine manière une radicalisation de la demande de l’Autre, sous un jour un peu nouveau. Elle a bien sûr un statut symbolique, de par la mesure mais surtout il y a du réel en jeu, dans la mesure où le corps révèle sa force de manière brute ou pas. Bref, on ne peut pas tricher. Cela peut avoir des effets de jubilation ou d’inhibition voire de sublimation. Par exemple, pour Nicolas, il s’est agi pour lui de faire la démonstration qu’il était le plus fort, et lorsqu’il n’arrivait plus à soulever, il a voulu quand même poursuivre. Il a dit alors : « je suis le plus fort », « je peux faire plus » et une question est arrivée : « y en a-t-il qui font plus que çà ? Autre exemple : Lou quant à elle, est ce qu’on peut considérer comme un garçon manqué, de ses propres mots, elle veut ressembler à un garçon ou l’être tout simplement, et elle se définit sans tabou comme homosexuelle. Sur le trajet menant au stade, marchant un peu trop sur la route, je lui dis : « sur le trottoir ! », et elle me répond avec beaucoup de poésie « Hé, j’suis pas une prostituée ! ». N’ayant pas réagi tout de suite à son « witz », elle-même me « réveille », et je lui reconnais le mot d’esprit » recueilli avec l’éclat de rire qui l’accompagne. Et dans cette séance, lors de son passage sur l’atelier « développé couché », elle fait le maximum en grimaçant et vociférant, avec de l’agressivité et de la jubilation dans ces propos. Je l’encourage pour donner le maximum de force, et elle me dit : « je suis un garçon !». J’acquiesce, je feins alors un dire « que oui », qui aurait valeur imaginaire de « comme si ». C’est en effet aux questions cruciales de « l’être pour le sexe » et de « l’être pour la mort » que sont confrontés les adolescents, qui sont les deux questions essentielles pour se situer dans le jeu de la vie. Et le cours peut être un prétexte, dans la contingence, au cas par cas, dans un micro-contexte, dans la fulgurance de l’acte, non d’y répondre mais d’y faire face. Cela peut avoir un effet angoissant, car l’élève n’est pas toujours rassuré dans le questionnement sur son corps, son identité d’être sexué, bien au contraire. Un réel apprentissage au-delà des attendus objectivés pendant la séance, en termes de travail accompli, s’effectue lorsqu’un « bougé » s’accomplit dans l’acte et le dit de l’élève, comme nous venons de le voir par exemple avec Lou. Ce réel va au-delà de la maîtrise du corps, et concerne l’occurrence de « se faire un corps » sexué. Dans la reconnaissance de l’acte et du dit, s’effectue une interprétation dans la relation entre l’élève et l’enseignant, et c’est pourquoi on peut dire que s’effectue là un apprentissage (ou pas) sous transfert. Mais ce transfert est toujours une arme à double tranchant, comme l’avait indiqué Freud, car il est la condition d’une évolution, mais également son obstacle majeur. En effet, apprendre modifie la relation sous transfert déjà établie, et conséquemment, il y a une perte de jouissance, une « décontamination de la jouissance », et peut provoquer des réactions de rejet, de haine. C’est ce que Freud nommait dans la relation analytique, les résistances ou la réaction thérapeutique négative, pour conserver un lien amoureux propre au transfert. Et l’on peut retrouver ce phénomène dans une relation éducative, du côté de l’élève lorsqu’il (ou elle) s’obstine dans certains comportements ou refuse de s’engager ou fait semblant en esquivant ce qui pourrait le contraindre à changer. Mais il m’apparaît que cette résistance provient également et surtout de l’enseignant qui ne s’autorise pas à créer les conditions d’un acte, acte de parole dans un « dire que oui ». Donc au-delà de la « gesticulation » que je leur propose dans les contenus, il paraît indispensable de leur offrir la possibilité de se faire un corps dans le sens d’un apprentissage singulier, qui relève davantage d’un « savoir y faire avec son symptôme », plutôt que d’un « savoir-faire ». Bien sûr, l’un ne va pas sans l’autre, l’élève n’est pas censé créer à partir de rien, et c’est bien à partir d’une certaine technique acquise, comme pré-requis, comme « vocabulaire » moteur et langagier, que l’élève est invité à créer une grammaire qui lui est propre, son « style », « son lieu et sa formule » pour reprendre l’expression poétique d’A. Rimbaud
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dans « Vagabonds », qui n’est pas alors que moteur ou cognitif mais à proprement parler de l’ordre de sa subjectivité même, pour passer de son symptôme, hors-corps, au sinthome qui inclut le corps. C’est l’occurrence de ce que Lacan a nommé la constitution de l’ego, comme 4
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terme permettant de rendre la structure RSI plus solide, mais également plus souple. C’est une façon inédite qu’a un sujet de faire « tenir son corps », d’avoir un corps dans la frénésie de l’hérésie (RSI), et d’éviter qu’il ne « foute le camp à tout instant
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». Enfin, l’orientation clinique qui est la mienne, est de nature à envisager également des apprentissages spécifiques, venant des affinités même des élèves. Leur laisser la possibilité pendant les séances de mettre de la musique, leurs musiques, mais également de choisir, ou d’inventer certains exercices, en utilisant tout le matériel disponible. Bien-sûr, l’enseignant est là pour autoriser ou non certains choix, une négociation, une appréciation, une interprétation, est là pour orienter un espace de jeu. A ce propos, ce qui est proposé par les tenants de « l’affinity thérapie » pour traiter les sujets autistes est une boussole pour nous. Dans cet ouvrage collectif
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est développé cette clinique qui consiste à permettre à des sujets autistes d’apprendre à partir de spécificités, de domaines de prédilection, « d’affinités électives », afin de mettre en mot et de faire progressivement lien social. L’autiste, qui dans son isolement apprend seul, se montre auto-didacte, est contraint là par la présence discrète d’un partenaire thérapeute, d’apprendre sous transfert. C’est la seule condition pour que le sujet apprenne à se reconnaître comme sujet désirant, en se faisant représenter par un signifiant, pour un autre signifiant. L’isolement de l’autiste dans sa jouissance et dans la pétrification du signifiant tout seul S1, grâce au partenaire thérapeute qui se fait partenaire sur mesure auprès de lui, est à même d’inventer des paires ordonnées S1/S2, à partir de spécificités, et de passer de l’isolement de son (ses) affinité(s), à l’acceptation de la langue commune, de la langue de l’Autre pour progressivement se faire un corps. Et même s’il n’y a pas de sens commun comme Lacan a pu le dire, et que le lien social est à même de rendre le sujet « débile », c’est une éthique du bien-dire pour sortir le sujet de son errance, de sa désinsertion subjective. C’est une autre version de la politique actuelle visant à soigner les autistes autrement que par la voie de l’entraînement et de la rééducation, telle que E. Laurent le fait remarquer
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. En revanche, il n’y a pas a priori de sujets autistes dans cet établissement, même si Lacan non sans humour, dans son tout dernier enseignement affirme que nous sommes : « Tous autistes !», mais également que « Tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant
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», journal ornicar ? n°17-18, 1979, venant faire contre-proposition à la fameuse maxime « N’est pas fou qui veut » écrite sur les murs de garde de l’hôpital Sainte-Anne. De cette forclusion généralisée, développée à partir du Séminaire XXIV
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, une orientation par la voie du réel est offerte, pour aller au-delà de l’épreuve signifiante dans la rencontre avec les jeunes, afin de générer chez eux des apprentissages toujours singuliers à partir de « l’Un de la jouissance ». Ce « Y a d’ l’Un », de « l’Un tout seul », dont parle Lacan propre à la jouissance autistique n’a pas lieu alors sans l’enseignant, mais s’actualise sous transfert, comme l’exprime P. Lacadée dans « Voix off », « Des adolescents au collège pas ‘’sans leurs professeurs’’ », dans « Jusqu’aux rives du monde » de J. Rossetto 2007
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. C’est également la voie dans laquelle je me suis engagé en ce qui concerne l’animation de l’Association Sportive (AS) au sein de l’établissement, en choisissant d’en faire un véritable « lieu d’accueil » pour les jeunes. En effet, au-delà des activités proposées et organisées aux différents niveaux par la fédération à laquelle l’AS est affiliée, l’UNSS, il convient de tenir compte surtout de la particularité de ces jeunes, qui n’ont pour beaucoup pas vraiment le profil standard, correspondant au niveau d’exigence des différentes manifestations sportives, que ce soit dans le cadre de compétitions ou même de simples animations. Même si progressivement, l’UNSS s’est adaptée notamment en proposant des animations plus conformes aux aspirations des nouvelles générations, en organisant par exemple des activités à sensations fortes et à la mode, comme l’escalade, le surf etc…beaucoup de jeunes envahis par des problèmes physiques, comme l’obésité, ou des problèmes personnels de tous ordres, sont rétifs à la pratique de quelque activité que ce soit, du moins de manière encadrée. Le cadre peut révéler en effet son côté angoissant, comme nous l’avons développé plus haut. Comment faire alors pour attirer ces jeunes, sans pour autant obéir au chiffrage du recrutement, répondant uniquement à la norme statistique, en termes de nombre de licenciés et de résultats sportifs ? Avec mes collègues, nous avons alors fait le choix d’accueillir les jeunes chaque début d’année en proposant quelques journées « portes ouvertes », où l’on a fait nous aussi le « pari de la conversation », point de départ pour une pratique sur mesure, menée au gré des rencontres avec les élèves présents. Certains n’ont fait dans un premier temps que venir pour observer ou discuter, où il n’était pas question au début de se mettre en mouvement. Tous types d’élèves venaient à notre rencontre, et dans la conversation, nous tentions de répondre à leur demande, en proposant des activités variées, par petits groupes : fitness, musculation, sports collectifs, sports de raquette etc…mais aussi en organisant des sorties. Petit à petit, malgré les contraintes d’organisation, de calendrier sportif, il était question que chaque élève puisse vivre des expériences émotionnelles, et des « évènements de corps ». En même temps les séances se déroulant la plupart du temps en musique, les élèves munis de leurs portables, enceintes, font le choix de musiques où l’enseignant apprend des élèves en rentrant dans leurs univers musicaux, mais où aussi l’enseignant a son mot à dire, en proposant des choses, des musiques, tout en entraînant et jouant avec les élèves, dans un véritable partage, dans un choc culturel et générationnel, condition pour l’accès à une transmission symbolique. Là aussi, l’enseignant doit s’adapter autant que faire se peut, y enseigne et y anime avec son corps, tout en étant soumis au régime de l’impuissance quant à l’objectivation des contenus en termes de transformations souhaitées chez nos élèves. Et même si dans le cadre de l’AS, le programme est moins contraignant qu’en ce qui concerne les cours d’EPS, là aussi le « pari de la conversation » et de la contingence, l’improvisation, viennent en lieu et place d’une traditionnelle rigidité des formes d’entraînement qui montrent leurs limites avec ce genre de public.
Traitements brefs sous transfert.
Naomi et son gros mensonge. Naomi a 17 ans est actuellement une élève de 1° Bac pro vente, qui l’an dernier lorsqu’elle était arrivée dans notre établissement en 2°bac pro vente, montrait une importante réticence à pratiquer et à s’engager dans les activités physiques proposées. De nombreux « oublis de tenue de sport » ainsi que des plaintes physiques lui permettaient d’échapper à une participation « normale » pendant les cours. Aussi, il a fallu toujours tout à la fois se montrer attentif, exigeant et à l’écoute, trouver des solutions dans l’urgence pour l’occuper a minima et lui permettre de s’engager malgré tout dans les cours à travers des activités annexes, comme l’observation, l’aide, l’arbitrage, lorsqu’elle ne pouvait ou ne voulait pas s’engager physiquement dans les activités, ce qui arrivait au moins une fois sur deux. Et même dans les activités annexes proposées, sa mauvaise humeur ou sa mauvaise volonté était bien le signe de son malaise, ce qui finissait souvent par des plaintes physiques : maux de tête, mal au ventre etc…Un jour, alors que le 2
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cycle de l’année en basket démarrait, la voilà pleurant en début de cours, au milieu des élèves assis en face de moi pendant que je leur présentais les objectifs de la séance, mais aussi du cycle d’apprentissage. J’interrompt donc mon discours, pour lui demander ce qui ne va pas, et elle me répond alors tout en pleurant devant la classe entière que son petit frère est mort et que d’être là, à faire du basket la fait trop souffrir parce que c’était l’activité préférée de son frère. Difficile de répondre à ça, surprise et stupeur de la classe, et quant à moi sans être totalement envahi par l’émotion de cette affreuse nouvelle, je suis bouleversé, car la façon dont elle fait corps avec ses dits ne laissent pas envisager qu’elle pourrait mentir, d’autant que je ne la connaissais pas suffisamment à l’époque pour supposer une telle version. Après-coup, je m’aperçois que le fait d’avoir été leurré sur l’instant par cette information peut être tout à la fois interprétée comme une réaction défensive face au trauma que pouvait représenter cet évènement, et que face à ce vide, consentir à ces dires, y croire, permettait de ne pas réagir du moins dans un premier temps. Y réagir dans l’urgence eut été me semble-t-il une réaction de rejet, une résistance de l’enseignant, ce que l’on pourrait nommer un contre-transfert, qui aurait révéler sa face mortifère. Face à l’évènement, je l’invitais alors à aller s’assoir un peu à l’écart pour s’isoler momentanément. A la fin du cours, je demandais discrètement à certains élèves s’ils avaient été déjà mis au courant de cette nouvelle. Les élèves interrogés m’apprenaient que Naomi mentait, et que « çà lui arrivait tout le temps ». Les élèves en effet en contact depuis deux mois depuis le début de l’année avait été beaucoup plus au fait que moi de ces nombreux mensonges. Et même si ses nombreux alibis depuis le début de l’année pour éviter de participer étaient évidents, ils n’avaient pas un caractère pathologique, ils avaient une certaine « normalité » dans la mesure où l’on retrouve un certain nombre d’élèves avançant régulièrement ce genre d’arguments. Pendant le trajet du retour s’effectuant à pieds, en compagnie de Naomi, je lui dis que nous allions aller voir immédiatement la « vie scolaire » pour l’en avertir et voir ce que l’on pourrait lui proposer pour se reposer, reprendre ses esprits etc…. Je repensais tout à la fois pendant ce temps aux propos qu’elle avait tenu, en mettant en lien les signifiants frère-basket, manifestant dans l’après-coup le court-circuitage de cette paire ordonnée voilant la jouissance. J’avais sans doute été leurré mais je me réservais pour l’instant de lui en faire part, en attendant d’en avoir la confirmation. Je décidais alors immédiatement d’en avertir le Conseiller Principal d’Education (CPE), ainsi que le Proviseur, en présence de Naomi. Très vite, celle-ci avouera qu’elle a menti et une sanction immédiate sera prise (heures de retenue et travail à faire). La semaine suivante, pendant le trajet de dix minutes pour se rendre sur les installations sportives, c’est souvent l’occasion d’échanger avec les élèves, j’en profitais pour engager une discussion avec Naomi qui tenta de m’expliquer pourquoi elle avait agi ainsi. C’est dit-elle parce « qu’elle n’aime pas le basket, elle en a horreur ». Je lui dis alors qu’elle a le droit de détester cette activité, et qu’elle n’est pas obligée d’inventer un gros mensonge pour cela. Dans la discussion, tout en cherchant à en savoir un peu plus sur ce fameux frère qui aime le basket, j’apprends qu’elle l’adore. C’est son demi-frère… mais ça se passe mal à la maison, son beau-père est violent avec sa mère. Sa mère est très exigeante avec elle, c’est elle qui a décidé de la placer à l’internat dans cet établissement, mais cette formation ne l’intéresse pas du tout. Elle souhaite travailler dans l’hôtellerie, mais sa mère ne veut pas. Mais pour autant, elle adore sa mère. Et elle fait exprès de faire des bêtises pour déplaire à sa mère, me dit-elle. Et elle finit par un « je suis trop fusionnelle avec ma mère ». Je décide alors de ne pas recouvrir ses propos en lui disant simplement : « oui, oui, c’est ça ! ».
Discussion sur le cas de Naomi : la conversation qui s’est engagée avec Naomi s’est conclue par un dit dont j’ai estimé qu’il avait un certain poids de jouissance. La coupure, la scansion finale et provisoire a permis sans aucun doute à Naomi de passer dans une autre « dit-mention ». Du moins c’est le pari dans lequel je me suis engagé. En effet, les séances suivantes ont montré que Naomi avait consenti de manière très significative à s’engager dans l’activité basket. D’autres problèmes surgiront bien-sûr par la suite, ce qui laisse augurer d’autres traitements possibles dans la mesure de nos moyens. Et ceux-ci à n’en pas douter sont limités. J’en ai conscience. Tous les problèmes des uns et des autres ne peuvent pas être traités. Ce n’est ni notre rôle, ni le lieu. Ne jouons pas la belle âme, même si c’est une pente séduisante qui aurait de quoi me ravir. Tous les élèves ne sont pas prêts non plus à se livrer pour parler de leurs problèmes personnels. Ce serait une forme de maltraitance que de les obliger à le faire. Et lorsqu’ils le font, ils choisissent le(s) partenaire(s) à qui parler, camarade(s), adulte(s) de la communauté éducative ou pas etc… En revanche, au cas par cas, dans la rencontre, dans la contingence, certains font le choix de parler, de se laisser prendre dans le filet du transfert afin de dénouer ce qui fait symptôme chez eux dans la puissance d’un dit qui peut faire évènement de corps. L’enseignant alors orienté par une clinique sous transfert, en se faisant « partenaire symptôme », en levant ses résistances d’un discours trop normatif, avec son corps, est à même d’accueillir et de témoigner de cette dit-mention, afin que l’élève puisse « se faire un corps » lui aussi, et pas seulement par la pratique d’activités physiques et sportives, mais également par un acte de parole. Mais il est vrai que cette posture de l’enseignant nécessite non pas seulement une certaine expertise, expertise qui peut aider, certes, mais surtout une certaine expérience, qui procède d’un « savoir y enseigner », davantage en rapport avec ce que l’on est, qu’avec ce que l’on y maîtrise. Et l’expérience de l’analyse est sans aucun doute également un atout supplémentaire qui peut aider non pas à se prendre pour un analyste dans sa classe, mais mieux jouer ce que l’on a décrit à propos du rôle de « passeur d’être », en manipulant avec souplesse l’articulation des quatre discours, que sont le discours du maître et de la science bien sûr, mais sans oublier aussi celui de l’hystérique et de l’analyste, dans l’incarnation d’une certaine « identité flottante ».
A l’instar des traitements brefs sous transfert dont nous en avons vu un exemple à l’instant, dans le cadre scolaire, d’autres structures ou institutions dans ce qui a été décrit comme une déclinaison possible et louable de la psychanalyse en extension, accueillent la souffrance de sujets au cas par cas également, souvent dans l’urgence, comme par exemple dans les Centres Psychanalytiques de Consultations et de Traitements (CPCT). Des professionnels de la santé mentale orientés par la psychanalyse lacanienne, se prêtent dans une pratique à plusieurs, à manier le transfert dans un traitement le plus souvent très bref sur une ou quelques séances. Il s’agit en fonction de la demande du patient, d’apporter (ou pas) une réponse, en lien avec sa souffrance, qui aura valeur d’interprétation du symptôme. C’est dans l’interprétation, y compris du délire, qu’un soulagement, un bougé, un « savoir y faire » avec son symptôme non prévu à l’avance peut advenir, et qui n’aura pas forcément un lien avec la demande initiale du patient. C’est là que les effets de l’interprétation ont une valeur thérapeutique de « surcroît » pour reprendre une expression freudienne. Dans le cadre de la cure analytique, de la psychanalyse en intension, que J.A. Miller a pu décrire comme la psychanalyse pure, notamment dans ses cours d’orientation lacanienne
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, le procédé est le même, à savoir la traque du réel de l’absence du rapport sexuel, donc du vide de l’existence, de ce qui fait obstacle à la jouissance qui ferait rapport. C’est « l’hystorisation » au cas par cas de cet impossible, de ce vide, par la voie de la symbolisation du manque à être, qui vient combler ce vide, jusqu’à l’hérésie. Le procédé est pur dans le sens où deux discours sont établis, celui de l’analyste et celui de l’analysant qui « hystorise », dans une articulation qui engendre un transfert et sa levée par la voie de l’interprétation. Cette dynamique ne relève en rien de l’atteinte d’un idéal, et à ce titre le désir de l’analyste que l’on peut qualifier d’impur, ne prête son corps au transfert que pour mieux atteindre la différence absolue de l’analysant. Les témoignages d’analyse sont à ce titre toujours des singularités où les paramètres qui concernent la durée de l’analyse, le rythme, le nombre de tranches avec un analyste ou plusieurs etc… ne relève en rien d’une quelconque norme. La fin d’une analyse est toujours aussi une singularité, et malgré les témoignages de passe, peut-on dire que quiconque a terminé totalement son analyse ? Freud lui-même l’avait envisagé dans « Analyse avec fin et analyse sans fin » et ce qu’il a nommé les « restes symptomatiques ». Et Lacan s’en est emparé à la fin de son enseignement en évoquant « l’une-bévue », signifiant homophonique de « l’unbewusst », l’inconscient freudien, comme cause freudienne.
En guise de conclusion
Nous avons décrit ce qu’il en était d’une clinique sous transfert dans le champ de l’enseignement, et plus particulièrement en EPS chez des élèves adolescents qui accèdent à « la plus délicate des transitions
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». Nous avons pu montrer quelques leviers autour de quoi se construit et se manie un transfert, et qu’il était nécessaire d’établir une relation transférentielle entre les élèves et l’environnement physique et humain, à commencer surtout par l’enseignant qui par principe détient le savoir, si l’on souhaite que les élèves apprennent réellement. Apprendre, en effet, n’appartient pas simplement au registre de la construction de savoirs juxtaposés, qui relèvent d’un savoir-faire. Nous avons vu qu’un « savoir-y-faire » singulier était la condition d’un véritable apprentissage encré dans le réel et non pas uniquement dans le registre imaginaire. C’est en effet la tendance actuelle que d’évacuer la notion de transfert, voire même de l’aborder par la voie du contre-transfert, qui n’est que la démonstration de la résistance de l’intervenant que ce soit dans le champ éducatif ou thérapeutique à prêter son corps en vue du « maniement du transfert ». La généralisation tend de plus en plus en effet, que ce soit dans le champ éducatif ou thérapeutique, à l’utilisation de techniques issus du cognitivo-comportementalisme ou des neuro-sciences. A ce titre, le protocole et l’évaluation qui accompagnent tout apprentissage permettent l’accès à des « apprenants » à « apprendre à apprendre », dans des parcours d’apprentissages toujours plus normés, robotisés et obéissant aux lois statistiques. Ces apprentissages remplacent alors la possible contingence de la rencontre, y compris amoureuse avec le savoir, et l’évènement de corps qu’est toujours la singularité d’un apprentissage. Mais ne désavouons pas trop ces techniques qui ont tout de même leur utilité sociale et même démontrent leur grande efficacité thérapeutique, comme les TCC afin de traiter par exemple les troubles anxieux ou les phobies spécifiques. En revanche en ce qui concerne la clinique sous transfert dans les différents champs où elle s’actualise, nous avons dit qu’elle obéissait au registre soit de l’impossible, tel que Freud a pu l’écrire, soit au registre de l’impuissance comme nous avons tenté de le démontrer à propos de l’enseignement. C’est une façon de dire que dans toute forme de lien social, lorsque « du libidinal » est en jeu, « il n’y a pas de rapport sexuel » qui s’écrive, comme Lacan a pu le dire dans son Séminaire XVIII
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. Alors, il vaut mieux y croire au rapport, c’est ce que Lacan a pu dire à propos du pari de Pascal, deux ans auparavant, dans son séminaire, Livre XVI
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« D’un Autre à l’autre » : pour éviter de partir en enfer, il vaut mieux croire en la vie éternelle, sait-on jamais ! Et non sans humour il ajoute plus loin : « mais l’enfer, enfin, vous y êtes, c’est la vie de tous les jours ! ». Prenons acte de ce dit qui concerne aussi ce que P. Lacadée formule dans « Le malentendu de l’enfant
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», en 2003, en reprenant Freud dans ses propos sur le suicide : « l’inexorabilité de la vie », point d’où est mis en question ce qu’il en est de « l’être pour le sexe » avec son régime de jouissance et d’insatisfaction quant au désir, ou de « l’être pour la mort » en relation avec l’impossible.
1
S. Freud, L’analyse avec fin et l’analyse sans fin, dans « Résultats, idées, problèmes », tome 2, 1937.
2
J. Lacan, Le séminaire livre XVII, L’envers de la psychanalyse.
3
J. Lacan, Le Séminaire Livre VIII, Le transfert.
4
S. Freud, Totem et tabou, 1912.
5
P. Lacadée, La vraie vie à l’école. La psychanalyse à la rencontre des professeurs et de l’école, 2013.
6
D. Sibony, L’enjeu d’exister. Analyse des thérapies, 2012.
7
Revue N°8, Accès à la psychanalyse, ACF-VLB, 2015.
8
J. Lacan, Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse.
9
D. Molinier, Etudes Lacaniennes, psychanalyse, science, philosophie, 2013, p. 271.
10
J.P Changeux, L’homme neuronal, 1983.
11
J. Rosseto, Jusqu’aux rives du monde, 2007.
12
S. Freud, Pour introduire la discussion sur le suicide, dans « Résultats, idées, problèmes, tome 1, 1925.
13
P. Zouari, L’angoisse du lycéen, Revue de la Cause freudienne N°64, 2006.
14
J. Lacan, Le Séminaire Livre X, L’angoisse.
15
P. Zaouri, L’angoisse du lycéen, Revue de la Cause freudienne N°64, 2006.
16
Ibid.
17
G. Chatenay, Lacan Quotidien, N°772, 21 avril 2018, cité par P.G Guéguen, « Le talentueux Monsieur Blanquer et sa religion des neurosciences ».
18
A. Rimbaud, « Moi pressé… de trouver le lieu et la formule », Œuvres complètes.
19
J. Lacan, Le séminaire Livre XXIII, Le sinthome, p.66.
20
Affinity thérapie, col, 2015.
21
E. Laurent, La bataille de l’autisme. De la clinique à la politique, 2012.
22
Journal Ornicar ? N°17-18, 1979.
23
J. Lacan, Le Séminaire Livre XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre.
24
Ibid.
25
J. A Miller, « Choses de finesse en psychanalyse », cours d’orientation lacanienne, inédit, 2008-09.
26
P. Lacadée, L’éveil et l’exil, 2007.
27
J. Lacan, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant.
28
J. Lacan, Livre XVI, D’un Autre à l’autre.
29
P. Lacadée, Le malentendu de l’enfant, 2003.