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Alli ABDOOL RAMAN

mardi 04 janvier 2022

                          Se regarder dans les blancs des yeux

C’est à chaque fois, la même question qui revient. « C’est pas lui qui a fait ça tout seul ? Vous l’avez aidé ? » Le doute ! Ce doute qui nous assaille quand, soudainement, ces mêmes enfants viennent nous dévoiler ces autres facettes de leurs personnalités, et  qu’ils nous confrontent aux changements qui ont pu s’opérer en eux, chez eux, parce que nous les avons accompagnés dans une intention de déplacement. Comment expliquer notre difficulté à accepter par moments les résultats de nos propres apports ? Et si nous avions du mal à accepter de nous détacher de nos représentations de ces enfants ? De leurs parcours semés «  d’échecs »!? Sommes-nous en mesure de poser un regard différent sur leurs réalisations ?

 Il  va de soi que j’ai accompagné chaque enfant, chaque sujet qui a franchi le seuil de l’atelier, pour lui permettre cette immersion dans les différentes étapes d’une mise au travail où, il et elle sera forcément, happé. La surface du support recouverte de mes traits de crayon, vient donner le la. En ce sens qu’il met  en situation l’intégralité du corps de chacun.  Chacune et chacun va se confronter à la fois avec la représentation d’une partie du corps de son modèle, et cette partie de lui-même qui va s’insinuer dans les contours du portrait en cours d’élaboration.

Représenter l’autre, c’est indéniablement une autre façon de laisser échapper des parties de soi. Du coup, les questions des spectateurs, sont à rattacher avec ce déplacement du corps, dans ces postures, et par conséquent, dans leurs retranscriptions picturales d’autres corps.

Et si les doutes et questions des autres accompagnants avaient un lien avec ces parties d’eux-mêmes qui trouveraient une échappée au travers les filtres des portraits réalisés par les jeunes. : « Est-ce moi qui l’a accompagné et mené jusque-là ? » Comme s’il s’agissait des doutes des adultes. Surfaces de projections !!!  Sublimation inattendues, voire, déroutantes. Si comme l’écrit Joseph ROUZEL, la sublimation « c’est un déplacement, un détournement, une dérive, un shunt de la pulsion vers des objets socialement valorisés », son ex-pulsion en tant que pulsion demeure une interrogation chargée de sidération. Comment « ça «  a pu sortir de celui que je ne pensais pas en mesure de le faire ? » C’est un bout de l’autre que nous pensons connaître, qui s’est détaché

de son corps, accroché au mur, et que nous avons du mal à reconnaître. C’est un bout qui ne relèverait pas de l’excrémentiel. Il s’agit d’un bout sublimé de la pulsion.

A un jeune garçon, débordant d’imagination, j’ai demandé lors d’une séance, » Dessine-moi qui tu es ? ».

Il m’a fallu du temps pour lui poser cette question. Après presque deux ans de suivi. Je me souviens que c’était au retour de notre séjour lors de la semaine extraordinaire des vacances de pâques 2020.

D’un regard étonné il a hésité. Je l’ai rassuré en lui disant que je le sentais prêt à aborder ce travail. Il s’est lancé. Comme à son habitude, il est monté seul dans la mezzanine de l’atelier et a travaillé en silence. Au bout d’une demi-heure, il est venu me montrer sa réponse graphique à ma question. En me regardant droit dans les yeux, il m’a expliqué son dessin. « Je suis une île ! Mon corps est une île ! Une tribu vit dans cette île et je la protège ! Vous voyez là-bas ! C’est un bateau. Pour les empêcher de faire du mal à ma tribu, je donne un coup de mains, dans la mer. Ca fait des vagues qui les repoussent ! »

La réponse graphique de ce garçon est déroutante de profondeur,  de poésie et de portée clinique. Nous pourrons presque dire, « Est-ce vraiment lui qui a dit cette phrase ? » Mouvement circulaire, en boucle, de nos interrogations. Ses dires semblent le rendre subitement méconnaissable. Ces mêmes dires, accolés à une image, et l’adulte, le professionnel qui le reçoit, se retrouve départagé !entre un sentiment d’admiration et de sidération ! Avouons-le, nous sommes troublés ! Le trouble qui ressurgit sous une autre forme. Là où nous ne l’attendons pas, du moins, pas sous cette forme. A travers sa réponse, vient de se rejouer, la scène de l’élève qui dépasse le maître, l’enfant qui dépasse l’adulte, le fils qui lorgne l’autorité de la figure paternelle par son savoir, la richesse de son ancrage dans la parole. Cet enfant vient de dire ce que beaucoup d’adultes n’ont pu penser.

En même temps, il en dit beaucoup sur lui. Sur son intra familial, sur sa vision du monde extérieur, de ce sentiment de menace qui viendrait justement de l’extérieur, d’un ailleurs. Surtout, il met en mots sa perception de son corps à travers son « Je suis une île ! Mon corps est une île ! » Ce qui me renvoi à la traduction anglaise du mot « île », qui veut dire « Island »…qui pourrait s’entendre aussi comme « I land », « J’atterris ! »Ou « Moi terre » ! Cette île du Moi, qui nous contraint à l'atterrissage et qui vient faire écho à cette huile sur toile du peintre Arnold Böcklin, « L’Île des morts »(1880). Echo encore plus grandissant avec cette citation tirée de « l’aveugle »(Le livre des images) de R.M.Rilke, « Plus rien n’a de lien désormais avec moi. Tout m’a abandonnée. Je suis une île. »  A nous d’être en mesure d’accepter ces liens inattendus que propose le cheminement inconscient face à une image ou une phrase qui nous est adressée. En se laissant porter par ce maillage autour de l’insularité, les  signifiants vont pouvoir s’y frayer, nous permettant peut-être de voir, d’entendre, de ressentir, autrement. Puisqu’il y a des doutes qui font avancer le monde ! C’est bien parce que les premiers hommes doutaient de ce qu’ils pouvaient trouver derrière la ligne d’horizon qu’ils pensaient être la limite de la terre, qu’ils ont pris les risques d’aller VERS !!! Vers quoi ? Vers l’inconnue ! Vers cette partie-là de nous qui se terre, (se taire), derrière nos peurs !  Derrière les voiles ! Dévoiler !!! Hissons les voiles !? Pour aller où ? Pour s'éloigner de quoi ?

En somme, chaque tableau, chaque portrait, allons jusqu'à dire, chacun d'entre nous, recèle  la potentialité de l’île. 

Il ne suffit pas à chaque sujet qui franchit le seuil de l'espace d'élaboration de l'atelier d'art thérapie pour rentrer dans les contours de mes traits de crayons, comme s'il traversait l'étape obligatoire du passage par le pédiluve, avant de se jeter dans le grand bain.  Longer les bords de nos temps de rencontre comme si le sujet longeait les bords du grand bassin, avec ces différents niveaux de profondeurs. Durant nos temps de rencontre, se rejoue, s'exprime, dans les postures d'hésitations, de refus, de craintes, l'angoisse de "perdre pieds" ou de ne plus avoir pieds. Immersion !!!

S’ensuivent, des étapes de montagnes russes émotionnelles. Ces étapes que j’appelle les phases d’appropriations. Ces phases où je pose les fondations de cette architecture de l’apparence d’un modèle que va investir le sujet qui va rentrer dans l’atelier.

L’objet finit qui est exposé sous forme d’une toile ou dessin, est bien plus complexe que ce qu’il donne à voir. Du coup, ces réalisations de chaque enfant qui a accepté de déplier, ne peut se résumer à ce que le sujet a pu faire SEUL.

Dans l’accompagnement de ces processus, ces étapes de dépliage qu'est le travail d’élaboration, le thérapeute que je suis, a besoin de préparer, d’anticiper, de se tromper, d’accepter que chaque proposition puisse lui échapper à tout moment. Toutes mes préparations me servent à canaliser, voire, à accepter que je peux ne pas savoir. Que je déploie toute cette énergie pour être suffisamment disponible pour accueillir les savoirs qui sont du côté des sujets. Puisque lui sujet d'itep, se situe souvent, toujours, en raison de son histoire, de l'autre côté. Peur viscérale pour certains de se laisser plonger dans le bain du langage. Peur de se noyer dans les signifiants inattendus des mots qui vont constituer les ingrédients de cette matière parole qui va s'infuser, puis, s’insinuer dans chaque interstices de nos temps de rencontre et de création.

Créer ensemble, faire ensemble, n’est pas chose aisée ! Et pourtant, cette démarche annonce les prémices de toutes formes de développements chez ces enfants …et chez nous ! Comment ne pas entrevoir à travers, une autre forme de modalité de la marche ? Pour s'arracher ! Pour se SÉPARER !

Il faut que chacun soit en mesure de reconnaitre ces potentiels insoupçonnés de ces enfants que nous accueillons. Douter  en permanence de ce qu’ils nous montrent, c’est voiler cette reconnaissance que chaque un et chaque une, a vaillamment acquis, en acceptant son immersion dans la mise en couleurs d’un portrait. Puisque le portrait est le fil conducteur de ce travail psychothérapeutique. J’accompagne, tout en étant conscient que trop souvent, cet accompagnement pourrait dériver, glisser. Or, nous devions lutter pour que nous ne devenions pas à notre insu(ou pas), les différents  ingrédients d’une recette.  Nous sommes réunis pour la mise en place du projet de soin global d’un sujet. Souvenons-nous d’une chose, nous participons tous à partir de nos singularités de fonction et de place, à l’accueil, à l’émergence, au portage, à la protection des sujets qui nous sont confiés ! Ça s’apprend dans la durée le « faire seul » ! Ce qui laisse entendre encore une fois, que nous faisions avec ! Souvent ! Le tout c’est de l’admettre !

Ne se sentir que dans une position d’exécutante, d’une pièce  rapportée, serait alors un frein à la pensée !?  C’est une posture qui viendrait remettre en question la forme, ainsi que le sens même de nos intentions de Co constructions. Qu’en est-il alors de ce que nous appelions « Interdisciplinarité » ? A quel moment, et jusqu’où, sommes-nous à même de maintenir dans nos pratiques, ce tricotage des apports ? Ce fameux « NOUS » ?

Pour lutter contre ce sentiment, ces phénomènes qui viennent gripper l’appareil à penser, je reviens au temps de rencontre avec les sujets dans l’atelier. Vers ces portraits qui invitent à une introspection de chacun.

C’est exigeant l’art du portrait ! C’est une pratique qui requiert une confiance en l’adulte qui a posé le cadre, les bords de cet espace de la rencontre. A partir de là, l’écoute devient essentiel. Je porte, je conseille, je soutiens, j’encourage !!! Je parle ! Je parle ! Silence ! Souvent ! Ne rien se dire ! N’avoir rien à se dire ! Parce que absorbé littéralement par le dialogue qui s’est établit entre le sujet et son modèle. Je m’efface ! Je me tais ! Pour laisser la place à ce dialogue qui ne s’entends pas entre le sujet, son support, son modèle.  Je reste là. Sur le bord, les pourtours de ces temps de création. Il me faut accepter l’idée d’être juste PRESENT…dans une certaine distance. Mon effacement progressif, momentané, permet à l’autre d’exprimer alors la densité de sa présence à lui.

Il ou elle, écoute ! M’écoute ! Coûte que coûte !!! Je borde ! Je rassure ! Je valorise ! Je temporise ! Ensemble, nous prenons du recul ! Au fil du temps et des séances qui s’écoulent, le sujet se transforme. A l’image de son inscription, son regard s’aiguise. Son écoute s’affine ! Etonnement, il peut dire NON ! Refuser ! Se détacher ! Etonnement, il peut aussi se sentir en confiance et se mettre à voir ces détails imperceptibles qu’il ne pouvait voir, en début de séance. Moi aussi, mon regard semble s’être nettoyé au fil des séances écoulées. D’où le titre de cet écrit, qui est en lien avec le titre qu’un jeune a donné au thème de l’exposition de portraits dans le couloir… « Se regarder dans les blancs des yeux » !  Soutenir le regard ! Soutenir sa posture ! Faire face ! Il semblait important de nommer cette exposition. De lui donner une identité.  Les jours suivants, ce même jeune a nié son apport dans cette identité de l’exposition. Il a rejeté son apport, comme un refus de reconnaissance. Qu’en est-il de sa propre reconnaissance à lui ? De son identité ? Que pourrait nous raconter ce moment ?

 Pour y arriver, il a fallu revenir sur les gestes qui ont précédés, afin de permettre cette lecture de la globalité des réalisations exposées. Encore une fois, c’est la parole qui vient favoriser la « trouvaille » ! Encore une fois, il fallait être à l’endroit d’impulser, de stimuler, de faire vaciller l’envie de vite tourner les pages au jeune qui est sollicité. De nouveau, c’est ensemble que se fait ce processus de nommer. De nouveau, je me mets en retrait. Pour  laisser  la place. Il s’agit de ce moment de passage entre le « nous » et le « je »…ou du « nous » au « je », dans le processus d’accompagnement.

Quand un portrait s’achève en fin de séance, je suis vidé ! Abasourdit par tant d’émotions partagées, tant de chemins de traverse surmontés, tant de satisfaction de voir le regard fier, le sourire ému de certains sujets.

Alli ABDOOL RAMAN   art thérapeute – Itep le Grézan le 02/02/21

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