un traitement du sens, l’impossible supervision
Supervision, contrôle, reprise, voila quelques unes des formules employées pour parler de ces moments où l’on tente de dégager un espace de pensée. Dire, en tout premier lieu, maintenir des supervisions aujourd’hui, c’est déjà une posture subversive, car on n’est actuellement dans un prêt à penser qui oblitère toutes tentatives de penser par soi même. Dégager un espace de tranquillité, hors du regard hiérarchique et bureaucratique relève de l’exploit. Sur fond de néolibéralisme, qui interfère sérieusement dans la gouvernance des hôpitaux, je pense qu’ avoir en tête, cette analyse de Bourdieu qui définit le néolibéralisme comme « un programme de destruction méthodique des collectif. », donne la mesure de notre tâche, en prenant comme présupposé, que les supervisions, les controles sont les lieux de transmission par excellence.
Je n’ai jamais été à l’aise avec ces mots de supervision et de contrôle qui évoquent quelque chose de désagréable voire de vaguement menaçant. L’on trouve d’ailleurs dans la racine latine de superviser le sens d’inspecter. Il est à remarquer que, dans son sens contrôler un travail, il ne devient usuel que dans les années 1940-1945, ce nouveau sens annonçait-il cette cohorte d’experts qui manage notre monde contemporain ? On ne va pas très loin, si l’on en reste du côté du regard, de « la super vision », ce qui appelle la crainte, voire la peur, quelque chose qui à a voir avec la peur du gendarme, si je puis me permettre cette comparaison un peu triviale.
Le mot reprise est un peu plus intéressant au premier abord, mais il a dans ses racines, au travers du mot reprendre, l’idée de blâmer, gourmander, critiquer, un des écueils qui fait résistance dans le processus de la supervision, la peur de se « faire critiquer ».Egalement dans ce mot, il y a cette idée de reprendre, de s’emparer de nouveau, de se remettre à quelque chose, dit Le Robert. C’est bien ce travail, se remettre à, son ouvrage mais aussi dans les mains d’un autre à qui l’on accorde sa confiance ; c’est ce point que nous développerons plus loin qui pose question. Puis il prend au fil du temps, le beau sens concret, en couture, de réparation, avec ce fantasme de la femme-mère qui rassure tant les hommes, (la nuque légèrement courbée elle reprise à la lueur d’une chaude lumière et si ça sent bon la soupe et la tarte, c’est encore mieux) et qui occupe tant les femmes…soigner les bobos ; bien sur cela touche également ce concept de réparation quelque peu désastreux lorsqu’il sous-tend un travail thérapeutique, ou une demande de soin, (ancien concept d’ailleurs qui a eu son heure de gloire dans les années 70 et qui aujourd’hui ressurgit sous une forme un peu modifiée sous le vocable de résilience), tant il nie ces notions tellement importantes de perte irrémédiable, d’irréparable, tant il est vrai que c’est aussi la perte qui forge l’humain dans son incomplétude.
Voilà qui est dit. Je tiens tout de suite à dire d’où je parle, tant aujourd’hui, dans notre époque de néocapitalisme, on veut nous faire croire que tout se vaut, que la seule valeur c’est la valeur marchande, et que pour être heureux il suffirait d’être rassasié. Et bien non, si l’on garde une petite place pour le fromage et que justement, il n’y en a pas de fromage, reste cette sensation de faim qui va nous permettre de humer le monde et de le regarder avec curiosité. Pour développer, ce concept de supervision, je vais au lieu de l’aborder frontalement, tourner autour, en dégageant sa philosophie, le contextuel.
Difficile de parler de la supervision et du burn out, sans ramener le contexte politique qui nous entoure, pour ne pas dire qui nous cerne, et si usure des soignants il y a, (actuellement, soit on emprunte les chaussons de la plainte, soit les chaussures à crampons de la résistance), la politique en porte sa part.
J’ai commencé à travailler en psychiatrie, en tant que psychologue, en 1978 dans un hôpital que j’ai trouvé plein d’enthousiasme et de projets, vivant, tourné vers la construction du secteur, la mise en place de réunion de synthèse, de séjours thérapeutiques, les mises en questions de la limite entre soignants et soignés, les ateliers théâtre, peinture etc.., les psychologues et les internes en analyse, Lacan et Freud en étendard. 20 plus tard, je quittais un hôpital, triste découragé, sans théorie pour penser, accroché à la pharmacopée, un peu cynique devant l’accumulation des mensonges manipulatoires de la politique de la santé de ces années là et moi avec la ferme conviction qu’il ne servait à rien d’expliquer ce qui est l’essentiel de notre travail, qu’il valait mieux se taire et être dans une sorte de désobéissance discrète. L’imbécillité des différentes audits qui étaient venues nous évaluer, des dizaines d’heures passées avec les syndicats à créer des items pour analyser notre pratique pour tenter de nous faire entendre, en vain, l’arrogance des cadres infirmiers lorsqu’ils revenaient de leur formation, la fuite des psychiatres formés vers le privé mais aussi leurs disputes intestines, leurs bagarres de prestance, et pendant ce temps, des pavillons entiers fermaient, des patients chroniques étaient redispatchés sans précaution et avec si peu d’humanité que cela convoquait les fantômes du vieil asile qui en fait n’était pas si loin. Le discours de la direction nerveux, à la limite du mépris, pénétré de sa propre suffisance ne disait qu’une seule chose, qu’il fallait fermer des lits pour faire des économies. Que dire sinon la complicité apathique de la majorité soignante, les analyses erronées, si les syndicats dénonçaient c’était par rapport aux postes perdus pour le personnel, lingerie cuisine jardiniers, mais personne pour dire la perte radicale du lieu d’asile, dans le sens d’accueil, protecteur pour bon nombre de patients. Alors bien sur, si cette politique de destruction est passée si facilement, c’est bien que notre travail peut devenir harassant tant la pulsion de mort campe dans nos institutions psychiatriques et nous laisse sans voix, si un travail d’analyse institutionnelle vigoureux n’est pas sans cesse à l’œuvre, doublé d’une conscience politique à la page si je puis dire.
Ce n‘est pas la seule raison bien sur. En quelques années, une vague de destruction du travail soignant a déferlé dans les institutions où l’on a vu resurgir ce que moi-même je n’avais pas connu, la contention, l’enfermement des patients un peu récalcitrants, et un seul recours aux neuroleptiques pour régler une situation à peine délicate, une vague déshumanisée comme en témoignent des reportages passés sur ARTE, « la psychiatrie à Sainte Anne » et « Les infiltrés » dans un hôpital de la région parisienne. Le sujet a perdu son inconscient et son histoire singulière, il n’est plus qu’un individu suspect, (un délinquant potentiel, un schizophrène dangereux, un à peine un homme à l’intelligence débilité) dont il faut réduire les comportements déviants pour le réadapter à une société qui ne supporte plus la différence et qui entame sans problème de conscience, le tri de l’humain. Je participe depuis de nombreuses années au collectif de réflexion la CRIEE, dirigé par Patrick Chemla, collectif qui noue les dimensions, clinique, psychanalytique/psychothérapie institutionnelle et politique. En effet « lorsqu’on travaille en psychiatrie et plus généralement dans tous les domaines où les sciences humaines sont impliquées, il est peu responsable voire dangereux de ne pas tenter de percevoir et comprendre les enjeux politiques sur la façon dont le politique appréhende le sujet. Quand je dis sujet, je dis personne mais je dis aussi sujet de l’inconscient et ça veut dire quelque chose. Le sujet de l’inconscient et l’état par exemple, c’est quoi cette affaire ?
Il y a le politique et la politique ; le politique c’est ce qui permet à la société de tenir ensemble, de s’autoproduire car à la différence des sociétés animales, la société humaine n’a pas d’existence naturelle ; dès la naissance du groupe humain, le politique a existé pour produire du vivre ensemble, tenter de créer une prise sur lui même, une réappropriation. Par exemple, dans notre actualité récente, l’appel des 39 et la nuit sécuritaire, l’appel des appels, les différentes grèves, les pétitions, ne sont ils pas une émanation de cette tentative d’organiser sans cesse du vivre ensemble, dans un au delà de la délégation, du pouvoir de représentation. N’y a-t-il pas une disjonction de plus en plus voyante entre le politique et la politique?
La politique désigne les fonctions autour du pouvoir de représentation. La question est de savoir ce que devient le politique de nos sociétés, là, où la politique a pris toute la part du visible. Et si la politique s’occupe du sujet, le sujet de l’inconscient ne souffre-t-il pas d’un déficit de représentation? Pas d’image bling bling pour faire apparaître le sujet. Alors comment parler de la politique du sujet, sans prendre en compte cette part de l’intimité foncière, cette part obscure qui n’apparaît que dans les rêves, les actes manqués et le lapsus, en un mot l’inconscient, inconscient qui œuvre dans l’ombre. Dans ces temps post modernes où il fait bon d’exiger la transparence sous prétexte de gestion économique, de gestion sécuritaire comment laisser place et accueillir le travail de l’inconscient, si l’idéologie dominante du moment nous fait croire que l’homme a perdu son ombre ou plus précisément, que ce n’est pas
utile
ou pire encore, qu’il est dangereux d’avoir une ombre. En effet, que peut la caméra de surveillance contre l’ombre de la visière de la casquette. Le sujet ne peut être assigné à une place, à une classe. Il y a, comme dit Rancière, une identification impossible dans la logique de la subjectivation. Un sujet ne peut être résumé à une ethnie, à une communauté, à une identité, à une culture, encore moins à un diagnostic il est dans un entre deux, un hors compte. Le propre de l’agir humain, c’est que dans sa singularité, il échappe. Attrapez le, contraignez le, tel le furet, il réapparaitra, là où vous ne l’attendez pas. »
Je vais vous raconter une situation et la déplier, c’est un travail de supervision, un travail de perlaboration qui ne peut s’effectuer que dans l’après coup, le Nachträglich, si cher à Freud. Nous sommes en janvier 1978 et c’est mon troisième jour en psychiatrie ; j’assiste à ma première réunion de synthèse dans cet hôpital psychiatrique du nord-est de la France. Je suis un peu perdue et je n’entends pas grand-chose (ça traumatise toujours un peu, la première fois que l’on entre en psychiatrie), quand soudain des mots me frappent : C’est le psychiatre qui du haut de « sa-médecin-chef-attitude » s’adresse à moi « Melle, vous prendrez en charge cette jeune schizophrène qui vient d’arriver en HDT».
Je la rencontre. Face à face, toutes les deux, nous avons peur ; elle, regard oblique me dit qu’elle ne sait pas ce qu’elle fait là; moi, je la regarde en silence, cette jeune fille de 23 ans, j’en ai 26 à l’époque ; elle me dit qu’elle n’a rien à faire à l’hôpital, qu’elle n’est pas folle, qu’elle veut rentrer chez elle. Je suis bouleversée par sa détresse et dans l’incapacité de lui dire quoique ce soit, moi même troublée par cette hospitalisation sous contrainte. Heureusement elle m’adresse une demande bien concrète qui nous sort de ce huis clos étouffant : elle voudrait récupérer son manteau qui lui a été confisqué à son admission. Immédiatement je pense combien elle sera soulagée de s’emmitoufler dans une enveloppe protectrice, sorte de petit chez soi qui lui rendra un peu de sécurité. Je fonce au pavillon et entre dans le bureau infirmier où je demande pour ma patiente, son manteau. A ma grande surprise j’essuie un refus, sans explication. Alors pugnace, j’argumente. Et je l’obtiens. Toute contente de pouvoir faire quelque chose pour elle, je vais le lui donner et dans l’heure qui suit, elle s’enfuit, son manteau sur le dos.
Alors que penser de cette anecdote, ce grain de sable qui contient presque toutes les difficultés de notre travail quotidien ?
Je vais distinguer trois vecteurs parfois parallèles parfois qui se nouent ; d’abord celui du
singulier
celui de la jeune patiente et mon singulier, les deux n’en font qu’un. Nous sommes jeunes toutes les deux, elle sent qu’elle va pouvoir me demander la clef pour sortir et moi je la lui donne bien volontiers, inconsciemment. C’est une nécessité que d’accueillir cette peur panique du premier enfermement, consciemment je veux la soulager de la détresse liée à sa maladie mentale mais inconsciemment il y a cette douleur d’être là et cette douleur là, nous la partageons. Elle nous était commune à toutes les deux, chacune dans son rôle. C’est cette mutualité, (là c’est un moment de peur partagée, cela aurait pu être un rire), qui noue de la relation, et fabrique notre désir commun de fuite, de se retrouver au dehors. On peut aussi appeler cette fabrique, la fabrique du transfert, où s’y trouve ce que Freud a appelé l’amour de transfert. Amour donc. C’est de la grosse artillerie. On n’en sort pas indemne si l’on ne sait pas élaborer et tenir, lorsque l’on dit, par exemple, qu’un manteau, ça compte pour rien.
Le collectif
sous la forme, dans ce cas de figure, du bureau infirmier, là où on me refuse puis me donne le manteau : j’emploie à dessein ce on anonyme, parce que c’est ainsi que cela c’est passé. Pas de collègue identifiable pour discuter, échanger sur cet acte que je posais seule. On voit bien la nécessité de réfléchir à plusieurs au moindre geste du quotidien, chaque geste, chaque parole prononcée aura son importance dans la fabrique du transfert, dans la constitution de l’ambiance car vous imaginez bien que ça produit de la violence quelqu’un qui fugue, il faut courir après et on se fait engueuler par la hiérarchie. Le personnel infirmier et moi-même devions protection à la patiente, non seulement cette protection de l’enveloppe, mais également sa sécurité. Mes collègues ont entendu mes arguments, mais il fallait aussi la surveillance. Vous entendez la contradiction, le grand écart entre envelopper et surveiller. En psychothérapie institutionnelle l’on dit ce beau mot de
« veillance
». Travail subtil du travailleur en psychiatrie, proche du travail de la dentellière. Un trou, le border et si possible que ce soit solide. Alors, il faut un peu de la science de toutes les sciences humaines, un peu de notre propre expérience, un peu d’inventivité et de théorisation et nous ne méprisons pas les médicaments ; nous savons nous incliner devant la nécessité, cela ne nous empêche pas d’être poète et d’inventer un chemin, en marchant tranquillement avec nos patients, si l’on pouvait nous laisser tranquille et ne pas venir nous demander des protocoles de soins préétablis et de compter, tous les actes que nous serions amenés à faire ; parce que justement le plus important, c’est le travail invisible et comme le dit Jean Oury, ça se cote combien un sourire ? Il nous a fallu un long cheminement, un engagement de tout notre être, une croyance indéfectible dans les outils que nous adaptons pour chaque patient, car nous faisons du sur mesure.
Puis il y a
l’établissement,
celui qui gère et porte une partie de la responsabilité, identifiable par un système hiérarchique assez complexe, qui relaie les commandes de l’état. On identifie également une forme d’anonymat, une machine qui tourne toute seule. Je ne peux qu’appeler à la vigilance, il ne faut pas être naïf dans ces temps de crise, cette machine qui veut notre bien, nous protéger du fou dangereux à coup de caméras et de hauts murs, nous protéger contre le tabac, la vitesse, l’alcool bref de tous les abus, nous protéger contre nos propres gènes, nouvelle sorte d’ennemi intérieur, cette machine heurte ma conception des soins en psychiatrie, et va à l’encontre de ma façon de penser l’humain.
Ces trois dimensions, du singulier, du collectif et de l’établissement sont à traiter dans le cadre d’une supervision. Il faut également, c’est une des conditions nécessaires, un environnement démocratique, une hiérarchie tempérée et un respect du sujet.
Mais aussi pour soigner, éduquer, enseigner, il faut avoir son point de vue sur l’humain. C’est la dimension
éthique
. Ceci est essentiel et je ne pense pas que l’on puisse animer de supervision, sans avoir réfléchi à ces questions. En effet, que peut-on transmettre à des collègues si l’on pense que l’essence de l’être humain est un amalgame de gênes et de réactions chimiques et non pas la résultante d’une histoire singulière.
Encore, une vignette clinique, qui vous décrit ma façon d’échanger avec mes patients. Je vous raconte une petite discussion que j’ai eue il y a quelques jours avec une de mes patientes. Elle me racontait une réaction d’un de ses amis. Cette jeune femme d’une trentaine d’année a fait un épisode psychotique très grave où elle a frôlé d’ailleurs la prison, elle s’est retrouvée hospitalisée plusieurs mois en HO. Mais courageusement, elle est entrée dans une démarche de soins, atelier collage, balnéothérapie, tout cela dans le service à l’hôpital, puis une longue thérapie qu’elle poursuit encore aujourd’hui, bien quelle ait retrouvé son équilibre, un travail d’un bon niveau et qu’elle élève son enfant avec soins. Un de ses amis lui dit que la folie est dans ses gènes et donc que son enfant est porteur de sa folie. Elle me raconte cela relativement tranquillement, parce qu’en parlant, en travaillant sur elle, elle a appris et compris qu’elle n’était pas irresponsable et victime de ses gènes, mais que sa souffrance avait un sens, qu’elle avait une histoire familiale singulière, unique, qu’elle souffrait de cette histoire et elle a découvert que la parole soigne, que l’on peut s’en sortir et avoir une vie comme bien d’autres. Alors elle, la génétique, ça la fait doucement rigoler parce que si on lui avait fait croire que c’était génétique, elle serait toujours à l’hôpital à se croire folle à vie, puisque ce qui l’avait amenée au HO, c’était vraiment un acte fou. Elle croit à la thérapie puisqu’elle l’a vécue dans sa chair. Alors elle sait que son enfant n’est pas plus prisonnier qu’un autre de ses gènes, qu’il est libre de faire sa vie, en incluant l’histoire de sa mère, sans dénier ce moment de folie qu’il y a eu à cette génération là, en espérant que cela pourra se raconter aux petits enfants et que ça ne tombera pas dans l’oubli. Quand bien même le sujet est aliéné par ses troubles, il lui reste sa liberté comme tout à chacun, de comprendre et travailler sur lui même et avancer.
Alors bien sur, il ne faut pas avoir « le malheur » comme me racontent les familles en groupe de parole, autre forme de supervision, de tomber sur une psychiatrie qui croit au diagnostic, et en fait, à pas grand chose et se contente de dire « Madame votre fils est schizophrène, il aura besoins de neuroleptique toute sa vie » et qui ne fait comme offre de soins, qu’un quart d’heure tous les quinze jours pour renouveler une ordonnance, diagnostic effectué dès les premiers entretiens avec un jeune homme d’une vingtaine d’années. Alors non, une personne ne peut se résumer à une maladie, je ne suis pas une bronchite, je ne suis pas un bi polaire, un schizophrène. Je souffre d’un trouble dont je peux décrypter le sens. Comment peut on croire qu’un diagnostic, c’est pour la vie ! Un être humain a tant et tant de ressources. Oui, il faut des lieux d’accueil pour accueillir ce moment difficile qui peut durer plusieurs années, car la psychose est une maladie qui peut durer longtemps, mais oui on peut en guérir ou avoir une vie acceptable, encore faut il que l’on donne les moyens à la psychiatrie de créer ou de maintenir des lieux vivants où l’on accueille dans le respect, la souffrance du patient et de sa famille, où le travail psychothérapeutique est possible ; la thérapie c’est une équipe de soignants, ce sont des personnes qui avec leur subjectivité travaillée et travaillable vont boire un café, faire de la peinture, une tarte aux pomme, faire l’injection de neuroleptique, un footing pour préparer le marathon de Reims, de la relaxation, un entretien, un groupe de parole, donner un coup de main au club pour la fête de noël, aller faire des course, aller réparer une machine à laver, et ne croyez pas qu’il y a une hiérarchie dans tous ses actes. Tout a son importance, parce tous ces actes tissent le lien à l’autre qui a été malmené, voire détruit.
Tout ce dispositif est en constante tension, une dialectique qui permet une élaboration permanente, élaboration qui se fait surtout au cours de la réunion institutionnelle, reprise collective pour l’équipe soignante, encore une autre forme de supervision, qui évite aux soignants de s’engluer dans le non sens et l’opacité du quotidien. Car, le quotidien est quelque chose qui nous échappe, comme le dit Maurice Blanchot «
le quotidien a ce trait essentiel : il ne se laisse pas saisir ».
Je ne peux éviter de parler de cette pierre d’angle de la psychothérapie institutionnelle,
le club
, les différents clubs qui tissent la trame d’accueil du centre Artaud à Reims. Je pourrais vous raconter bien des anecdotes, de plaisir partagé avec les patients, car j’ai la chance de travailler dans une institution où les patients participent à l’organisation de leurs soins et où il existe des dispositifs qui permettent de traiter l’ambiance et le quotidien. Un club interne au CATTP, avec une assemblée générale mensuelle où l’équipe traite différents problèmes, sans masquer par exemple les difficultés de remplacement d’un infirmier, ce qui permet aux patients de comprendre pourquoi telle activité est supprimée, faute de moyen. En effet, trop souvent les patients sont tenus dans l’ignorance de ce qui les concerne au premier chef. Cette ignorance génère de l’angoisse et de la violence, et l’institution se comporte souvent comme une famille pathologique qui entretient des non-dits, des secrets qui rendent fou, particulièrement vis à vis des patients psychotiques à l’inconscient bien aiguisé pour deviner ce que nous voulons cacher, ou plus encore, ce que nous ne savons pas que nous voulons dissimuler. Nous avons les patients que nous méritons, et s’il existe une recette contre l’usure des soignants, c’est bien de donner la parole aux patients. Rappelons cette règle essentielle de la psychanalyse, celle du silence de l’analyste et du même coup laisser parler l’analysant. La psychothérapie institutionnelle a adapté cette règle pour la psychose en créant dans le concret des dispositifs qui donnent aux patients un lieu pour utiliser leur savoir, car cette règle inverse la place du savoir, il n’est plus du côté du soignant, mais le patient détient ce savoir singulier, et lui reconnaitre cela, c’est la meilleure façon de lutter contre l’usure car « ça œuvre ensemble ». Maurice Blanchot posait ainsi le problème, «
Que le psychanalyste doive se faire psychanalyser, c’est une exigence à laquelle il est toujours prêt à se soumettre traditionnellement, mais moins volontiers à soumettre ce qu’il sait et la forme dont il le sait : comment se psychanalyser de son savoir et dans ce savoir même ? »
De se poser la question de comment on se tient ensemble, d’y répondre jour après jour, en laissant les questions ouvertes, tout en repérant les petits signes qui font effraction et qui effritent le quotidien. Le grain de sable qui enraye la machine qui fait signe d’une ambiance qui se détériore ou à l’inverse d’un sujet qui s’empare d’un objet quelconque qui l’emmènera vers un processus thérapeutique. Dans cette optique, toutes les reprises d’ateliers, d’activités ont leur utilité. C’est souvent un court moment de réflexion qui a lieu, immédiatement après le temps d’activité qui permet de clarifier et de garder en mémoire l’essentiel. Bien sur, on n’échappe pas à l’oubli du refoulement névrotique, mais cela génère quand même une élaboration. Le quotidien, c’est une façon de se raconter des petites histoires, souvent dans des temps interstitiels, des anecdotes qui concernent un patient, et tout ceci c’est du travail de reprise, dans l’entre deux, parce que nous sommes souvent pris par le temps.
Par exemple, j’anime avec d’autres un atelier dans un cadre associatif, extérieur au CATTP, un café littéraire où chacun parle de ses lectures en cours. Nous avons eu l’idée d’écrire une histoire héroïco-fantastique. Puis nous avons organisé une exposition avec des collages collectifs qui illustraient cette histoire. C’est le moment du vernissage, on invite, on lit l’histoire, on regarde les tableaux, on fait la fête en mangeant des sushis. C’est réussi, on est content
. Mais
: je le nomme Espéranto, car, il voudrait parler toutes les langues; Espéranto, avait, pour notre histoire, inventé une langue et un drapeau pour notre peuple imaginaire, fabriqué et exposé à la vue de tous, il disparait quelques jours, loin, chez des amis nous dit-il ; il s’était trop exposé, trop d’émotion et le cœur de sa psychose menacé; nous l’accompagnons par des entretiens téléphoniques dans son retrait. Depuis, il revient prudemment.
Mais encore
: au cours du moment du vernissage, arrive telle une bourrasque Vincent, un patient fou d’art, il n’est jamais venu au café littéraire, il vient donc voir ce que l’on a produit, il me dit sans ambages que c’est nul. Je le retrouve au centre d’accueil quelques jours plus tard, dans le cadre du journal que j’anime avec d’autres. Il vient nous lire une histoire qu’il a crée pour qu’elle paraisse dans le journal. Son histoire est magnifique mais très érotique. On discute, il en convient et nous laisse son introduction qui est une théorisation sur la forme. Quel rapport, me direz vous? Au cours du vernissage, à plusieurs reprises, le lapsus d’histoire érotico-fantastique avait été produit par plusieurs d’entre nous, et nous en avions ri. Entendu par Vincent, le trop d’excitation et d’érotisation de ce moment malgré tout fécond. Remarquons le passage entre deux lieux, le café littéraire et le journal. Ca passe d’un lieu à l’autre et ça travaille. Les réponses également apportées aux situations, toujours discutées à plusieurs, avec une recherche de sens. On traite la question avec soin, sans interpréter au patient, l’interprétation, elle est ce qui permet au soignant de poser un acte, sans trop s’apeurer. Pas de panique, on respecte le besoin de retrait d’Espéranto, mais on lui téléphone et il rentre tranquillement, pas de moralisation ou de censure, on négocie, son histoire a été entendue, ce n’est pas fini…il y aura d’autres développements. Eros ne lâche pas et heureusement.
A Hanns Sachs qui faisait par correspondance une forme de contrôle avec Freud pour s’assurer de sa position auprès du maître, Freud écrit : «
On doit apprendre à supporter une part d’incertitude. »
.
« La situation analytique ne souffre pas de tiers
. » écrit également Freud, dans la question de l’analyse profane, pas de grand maitre superviseur qui viendrait nous soulager de nos doutes, pas de théorie qui viendrait au cœur de la séance répondre à tout. Certes, mais que serait cette relation analytique sans le transfert, sans la question de l’amour du transfert, qui pour ma part, n’a rien à voir avec l’amour du maitre. Ce transfert, je pense qu’on l’emmène avec soi, dans ce qu’il ya de plus intime, il fait partie du sensible, du corps, il est en partie Réel, il appartient à la chose freudienne, au maternel archaïque, au trauma freudien, c’est à dire, à l’irruption du sexuel. De cet amour premier, on se remet pas, on soigne avec .le corps de l’analyste resté présent. De la sensation, si possible travaillée qui produit sa part de travail. Comment donc dans notre champ, le soin psychique, peut-on séparer, l’œuvre de l’homme ?
En cela, les réflexions de
Michel Rotfus sont précieuses, extraites d’un courriel «
Psychanalystes, que faites vous de Freud
?: «
L’article que signe Daniel Sibony est archétypique du genre . Il titre : "Les analysants n'ont que faire de savoir si Freud était un héros ou un sale type". Après avoir évacué d’un revers de la main les accusations d’Onfray, - Freud menteur, falsificateur, pervers, incestueux, admirateur de Mussolini et complice du nazisme, ah, et aussi misogyne et homophobe -, il s’en réjouit même : « Et si c'était un sale type ? Admettons-le un
instant. On serait alors devant une épreuve banale, fréquente et dure à supporter : le même homme peut faire des vilenies et créer des choses
sublimes. C'est le genre de situations qui met à rude épreuve notre narcissisme : on aime à s'identifier à un homme pour ses prouesses, mais, s'il présente aussi des ombres ou des grosses taches, elles rejaillissent sur nous et nous salissent. C'est désagréable. En même temps, cela nous protège de l'idolâtrie. De sorte que ce double partage - de l'autre et de nous-mêmes - va plutôt dans le sens de la vie».
Jusqu’où irons-nous dans la bêtise ? Je ne vais pas débattre, mais ajouter ma pierre à l’édifice en rappelant une évidence, que la psychanalyse, la psychothérapie, le soin psychique ne peuvent exister, ne peuvent se transmettre sans une certaine proximité des corps, sans les sensations, sans les traces inscrites dans les corps. Mon analyste, en tant que femme ou homme, incarné dans son corps et dans son époque, ça n’a pas d’importance ? Il serait donc
utile
de détacher la pensée, du corps et de la vie, et de jeter aux oubliettes, comme un déchet ce corps et cette histoire vie ?
«
Vivre, penser et aller mieux sans Freud. Vivre, penser et psychanalyser aussi sans Freud. Les choses en sont-elles arrivées à ce point de désagrégation qu’il leur faille se débarrasser de Freud pour survivre
? » poursuit Michel Rotfus, voila un étrange tri de l’humain, pas étonnant de notre époque, mais indigne de la psychanalyse. Dans
Proposition la passe
, Lacan dit : «
Ceux qui veulent se présenter à cet examen, peuvent le faire. Ils offrent leur souffrance, l’histoire de leur inconscient, à la science. C’est de l’utilitarisme : on récupère les cadavres des inconscients dans la passe. ».
Superviser, devenir analyste, c’est aussi reconnaitre cette part de savoir transmis, que nous donne nos aînés, sans violence, dans l’amour de transfert, même si je ne dénie cette part de haine inhérente à tout être humain. De cela, chacun est libre d’en faire bon usage.
L’éthique, ce n’est pas le chemin de l’individualisme, c’est être au plus près de son désir, et à la fois d’en rendre compte, c’est-à-dire de l’inscrire à l’endroit de la communauté humaine. C’est ce que nous devons à Freud, Ferenczi, et à quelques autres près eux.
Françoise Attiba, psychologue/psychanalyste.