Agnès Benedetti
Lecture de Ailleurs, pratique de la psychanalyse, éditions Le Retrait, 2020
Voici un livre de psychanalyse tel une balade, ou même, une ballade, dans un paysage à la géographie varié et aux vents multiples, déclinant les différents registres de la parole en exercice écrit. « Il s’agit d’ouvrir l’espace, mais sans se disperser, de partir d’un vide central, d’un vide-médian », p.265
Chassé du monastère à l’âge de 15 ans pour défaut de foi, le jeune Joseph tomba soudain sur Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud dans les étals d’un bouquiniste. Sans doute à la grâce de son grec appris dans son jeune âge, il trouva dans ce titre "une souffrance, une affection, (pathos) du souffle (psukè)(…) La psukè c’est le souffle de vie, notamment le souffle qui alimente le corps humain dans la parole (…) Les travailleurs de la psukè, les psy, œuvrent à restaurer la circulation du souffle dans le corps de leur patients. » Et, citant Pascal Quignard « quand nous étions sans souffle et sans image » renvoyant aux états qui précèdent l’enfance. » p.191 Puis, il s’en laissa traverser, jusqu’à ce jour, dans l’indissociable lumière de la respiration et du savoir inconscient. Voilà, d’après ce que je lis, ce qui traverse ce livre et qui s’appelle « parole », notion à laquelle Joseph consacre une extraordinaire réflexion étymologique.
Du souffle, au sens d’inspiration mais aussi des vents multiples de discours autres. Joseph resitue ce qui de nos maîtres Freud, Lacan, Klein, Winnicott, Dolto et les autres nous pousse « la passion pour le toujours nouveau, l’inconnu, à l’inouï, l’insu. La saveur du réel » p.24, face à l’énigme : qui suis-je ? Mais il invite à élargir les lieux d’exploration ailleurs, en traversant maints ancrages culturels. C’est en effet un livre qui nous fait voyager entre plongées poétiques, théoriques, étymologiques d’une grande érudition, et sur plusieurs civilisations mais aussi et plus encore, dans le style du chercheur qui nous prend par la main pour l’accompagner dans ses explorations. Nous ouvrons les livres avec lui, et il nous rend témoin de ses trouvailles, c’est d’ailleurs là qu’il parvient à opérer la transmission : en nous mettant au travail. Nous sommes donc embarqués dans la même voie, avec le désir d’y trouver nos propres formulations. La recherche comme acte de création, comme marche, comme souffle, réaffirme la seule éthique qui soit pour la psychanalyse, bien loin du seul thérapeutique qui ne peut être que de surcroît.
Le livre s’ouvre en insistant sur le corps dans l’acquisition du savoir-faire de la pratique analytique, l’épreuve dans le corps comme faisant preuve de l’avènement d’une vérité, citant Freud mais aussi Joyce qui parle de son œuvre comme ce work in progress . Je m’interroge en le lisant sur ce qui, dans le corps de l’analyste s’écrit, ou est écrit, ou bien à partir de quelle trace text-t-il son étoffe sur son métier. C’est dans le chapitre Mémorables, évidement, que Joseph ouvre des pistes, nous ouvrant son cœur : la mélancolie de la perte et le rire du trait d’esprit.
Joseph Rouzel dédicace ce livre à plusieurs proches qu’il appelle « compagnons », dont son préfacier Jacques Cabassut, co-fondateur de l’@psychanalyse, dont Geneviève Dindart qui a récemment accompagné de sa peinture les poèmes de Joseph, dont Guillaume Nemer, qui se lance dans l’aventure des éditions Le Retrait, et moi-même. Je n’ai pas trouvé cela ordinaire, on est déjà l’Ailleurs des usages en vigueur dans le style. Cela m’a fait percevoir la nécessité dans laquelle il se trouve de s’entourer des noms qui représentent les liens dans l’actualité qui le pousse à écrire – encore, et deux livres en même temps cette année s’il vous plaît ! – à partir des questions que lui pose sa pratique, nouée entre héritage, lien d’amitié et de travail, ces questions du lien social étant attenantes à l’éthique et au politique.
Car comment penser la transmission de la psychanalyse aujourd’hui se demande Joseph ? Notre pratique subit des attaques orchestrées du dehors, mais existant aussi à l’intérieur, autant par l’éclatement des écoles et associations, que par leur tendance à la fermeture dogmatique de l’entre-soi. Mais ceci au fond n’explique-t-il pas cela ? Les sociétés d’analystes sont des collectifs et ont à pâtir des phénomènes de clôture institutionnelle et de l’idéologie, confisquant trop souvent le transfert sur le fondateur ou sur l’école. Aussi, les dislocations que déplore l’auteur, souvent vécues comme un échec, ne peuvent-elle pas s’entendre comme des efforts pour réinventer l’ouvert ? Au fond, la confusion actuelle entre sujet et individu, nous dit Joseph, tout comme le repliement des sociétés analytiques évacuent de part et d’autre cet ailleurs qui est le pays de la psychanalyse et le lieu du sujet par l’acte inventif de la parole. « Par sujet, nous désignons, non pas la personne ni l’individu, mais cette spécificité singulière qui fait que « chaque un » se fait naître à chaque instant où il parle ». L’auteur plaide pour l’invention théorique, fiction (Maud Mannoni) ou délire (Schreber lu par Freud) en tout cas débordant la doxa par l’acte d’un dire nouveau. Il reprend la nécessité qui incombe à tout analyste de se coltiner les signifiants qu’il reçoit en héritage et de les broder à sa façon, selon la rencontre du réel que sa pratique impose.
Cela passe par un sommaire, une psychanalyse sommaire comme l’épingle avec humour Jacques Cabassut dans sa préface, en cinq points : cliniques, transfert, parole structurante, parole créatrice, social et éthique.
Mais l’éthique nommée en fin est en fait posée d’emblée, dès les dédicaces, mon propos n’étant pas sur ce point anecdotique, il est à noter que devant les échecs des institutions analytiques, ou en marge de celles-ci, ailleurs, Joseph pose le « compagnonnage » une voie pour le travail de celui qui écrit pourtant comme lui dans la solitude de son geste.