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A propos de "L'exception et l'idéal démocratique"

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Wilfried GONTRAN

mardi 03 mai 2011

INTERVENTION

Groupe de travail

"Le temps de la communauté"

Association de Psychanalyse Jacques Lacan

Toulouse

16 avril 2011

A propos de "L'exception et l'idéal démocratique"

Je remercie vivement les responsables de votre groupe de travail de m'avoir invité à prendre la parole. Quand j'ai reçu l'information du thème des activités du "temps de la communauté", j'ai immédiatement repensé aux journées d'études de l'Association Freudienne de Belgique qui ont eu lieu fin 2007 à Bruxelles sous l'intitulé "L'exception et l'idéal démocratique" . Elles m'avaient fait grande impression et il m'a semblé en effet pertinent d'essayer de rendre compte ici de l'intérêt qu'elles ont suscité chez moi . Pour situer encore un peu plus le contexte de mon intervention, ceci pour prendre en compte ce que je vais dire non pas seulement au niveau de son contenu mais d'où il s'énonce, je dirais d'emblée qu'on touche avec cette question du collectif, de sa situation aujourd'hui, en somme la question d'une possible société qui serait vivable aujourd'hui, un point d'inhibition majeur chez moi; celui-ci correspond à une question dont le désarroi face à la construction plausible d'une réponse me laisse encore et toujours dans une certaine errance: "comment habiter notre société d'aujourd'hui devenue si inhabitable?". Alors je vois bien ce qu'on pourrait me rétorquer: "Mais Wilfried! Tranquillise-toi: du fait que tu es sujet, tu es parlêtre; et du fait d'habiter le langage, cela rend la vie invivable. On ne peut pas y échapper." Il ne s'agit pas que de cela ici: inhabitable car il n'y a de nos jours à proprement dit aucun projet de société digne de ce nom; simplement, circule-t-on dans des réseaux qui font office de lien social entre des personnes mais sans pour autant que ces réseaux s'inscrivent dans un ensemble qui fasse office de projet de société au sens profond d'un collectif. C'est ce que nous faisons ce matin, en nous réunissant entre gens ayant des intérêts communs mais tout en vivant notre rapport au reste du monde, ce qui tout simplement nous entoure, dans une certaine étrangeté. A ce sujet, Michel Lapeyre avait attiré notre attention sur les travaux de Jean de Maillard, magistrat . Selon lui, la société contemporaine se caractérise par le déclin de sa structure hiérarchique, verticale, organisée sur le modèle d’un pouvoir localisé au niveau de la nation. Par exemple, pour le cas de la France, le modèle républicain tel qu’il a été conçu, pensé, nécessite un lieu vide auquel les citoyens se réfèrent pour concevoir, organiser leurs relations. Ce modèle reste porteur, dans ce qui le fonde, de différentiation: chacun vient prendre une place dans le système qui le transcende, ce qui le différencie des autres. A ce type de société que l’on pourrait dire traditionnelle des pays occidentaux, Jean de Maillard oppose la "société fractale", modèle du monde contemporain: ici, les éléments ne se définissent pas par leur articulation aux autres mais de constituer un répliqua de l’ensemble; c'est la définition du fractal. La référence, la clé de voûte du système, n’est pas un ordre transcendant le système telle que peut l’être la Loi pour la justice par exemple, mais le souci d’une liberté la plus absolue possible des individus, une liberté sans limite dont le coût reste tout de même une répression extrême de cette liberté. (Il ne faut quand même pas rêver!) Dans cette société, c’est-à-dire la nôtre, les individus, à défaut d’un ordre de référence, s’organisent en réseaux sur la base d’identifications, autour d’un ou plusieurs signifiants: la vague du surfer, l'ambiance reggae, le cortège des rollers, manger bio, les jeux vidéos en réseau, les associations de victime, les associations de parents pour autistes, etc. La politique devenue gouvernance se résume alors à la gestion de la co-existence des groupes et des réseaux en fonction de leurs capacités de pression, les communautés analytiques étant appréhendées dans la même série.

Aborder ce qu'est la démocratie, sa pertinence, ses limites, à partir précisément de la question de l'exception devrait nous éclairer tout d'abord sur l'état de notre démocratie, notre c'est-à-dire celle en vigueur aujourd'hui dans le monde; car évidemment, il n'est pas sûr du tout que la démocratie d'aujourd'hui corresponde à celle d'Aristote, ni même qu'elle puisse s'en prétendre encore l'héritière. Déformation de la démocratie oblige! Car si, pour se rassurer, on entérine un état comme démocratique au seul argument du droit de vote existant et maintenu, je pense qu'on est complètement à côté de la plaque. Je m'expliquerai plus loin sur ce point.

Comment le modèle démocratique s'applique-t-il, s'organise-t-il aujourd'hui? A quoi correspond-il? Et surtout en quoi continuerait-il encore aujourd'hui à répondre de ce que beaucoup considèrent comme ce qu'on a inventé de mieux pour organiser au sens de répondre d'une société civilisée selon Freud, c'est-à-dire une société qui se fonde sur une limitation de la jouissance; la formalisation de cette limitation constitue la raison d'inventer le mythe de Totem et tabou. Je renvoie sur cette question de la limitation de jouissance aux travaux bien connus désormais de Jean-Pierre Lebrun dont il sera question dans mon exposé.

La nécessité de cette limitation de jouissance pour faire société humaine, Evelyne Chambeau avec sa contribution "L'idéologie égalitaire et les institutions de soins psychiatriques" nous y introduit à sa manière suivant un rappel de Freud sur ce qu'il appelle la "justice sociale". Elle rappelle tout d'abord que pour Freud, le ralliement d'un individu à une "justice sociale " trouve en fait ses possibilités dans ce qui est le contraire, à savoir son désir d'éliminer l'autre. Et Freud reprend la situation de l'enfant qui vient à perdre l'exclusivité de l'amour de ses parents avec l'arrivée d'un concurrent: "Mais en présence du fait que cet enfant aussi est aimé par les parents d'une égale façon, et par suite de l'impossibilité de maintenir sa position hostile sans dommage propre, il est contraint à l'identification avec les autres enfants et il se forme dans la troupe d'enfants un sentiment de masse ou de communauté". Et elle cite Freud dans Psychologie des masses et analyse du moi : "La première exigence de cette formation réactionnelle est celle de justice, de traitement égal pour tous… Si tant est qu'on ne puisse soi-même être le privilégié, qu'au moins ne soit privilégié aucun de tous les autres" ce à quoi conclut E. Chambeau que "l'exigence de justice sociale descend de l'envie originelle. Une situation pulsionnelle qui ne peut obtenir sa satisfaction parce que les circonstances réelles lui refusent l'accession à ce but dans l'issue la plus directe, va trouver une autre issue à laquelle est liée la possibilité d'une certaine satisfaction" . Et Freud de définir la justice sociale: "Cela signifie que l'on se refuse beaucoup à soi-même, afin que les autres soient forcés d'y renoncer ou, ce qui est la même chose, ne puissent l'exiger. Cette exigence d'égalité (…) est la racine de la conscience sociale et du sentiment du devoir." "Le sentiment social repose ainsi sur le retournement d'un sentiment d'abord hostile en une liaison à tonalité positive de la nature d'une identification". Je formulerais les choses alors ainsi: un individu trouve les ressources d'adhérer à une société, dont le principe est la limitation de jouissance, dans son vœu même de jouissance. C'est à partir de son être de jouissance (l'envie) qu'un sujet trouve les moyens de s'en limiter. C'est une précision importante quand on sait qu'on vit dans une société qui entend par tous les moyens ériger la jouissance en anomalie c'est-à-dire ce qu'il faut absolument éradiquer: on ne doit plus fumer, plus rouler vite, (tolérance zéro); les enfants ne sont pas là pour prendre du plaisir (y compris dans les voyages scolaires) mais préparer leur avenir et c'est pour cette raison qu'il est normal qu'ils triment et qu'ils remettent à plus tard leurs petits plaisirs, etc. Si notre être de jouissance est dénié et à ce titre n'est plus envisageable, la question même de sa limitation devient obsolète ce qui ouvre la voie à (ou alimente) son déchainement ; et le travail du psychanalyste en tant qu'il consiste à soutenir le désir de son analysant dont on sait qu'une fonction est de faire barrage à la jouissance, devient dans cette logique lui aussi, dans le fond, obsolète.

Après ces quelques précisions, revenons à notre question de l'exception. Quelle est la situation de l'exception dans nos sociétés d'aujourd'hui? Tout d'abord, arrêtons nous sur ce que cela suppose, déjà, de poser la question: pourquoi ou plutôt qu'est-ce que cela signifie de poser la question de l'exception? On doit cette interrogation à Ingrid France, dans son exposé à ces journées intitulé "La question de l'exception dans le déploiement du libéralisme: les effets paradoxaux d'une dynamique individualiste autoréférentielle". Il faut préciser qu'Ingrid France était la seule intervenante de ces journées qui ne soit pas psychanalyste puisqu'elle est maître de conférences en économie à l'université de Grenoble . "Dans le holisme des sociétés pré-modernes (celles avant nous, donc) , la question de l'exception ne se pose pas au sens où l'exception constitue précisément le principe fondamental qui fait fonction de point d'appui à la consistance du lien social, en instituant l'altérité et la disparité (au sens d'une hétérogénéité, incommensurabilité des places)." De cette précision, je déduis que les sociétés qui suivent, c'est-à-dire les nôtres, pourraient être celles qui vont en venir à poser la question de quelque chose qui serait pourtant à situer du côté de ce qui opère à ne pas être énoncé; ce quelque chose, nous pourrions donc assez facilement le situer du côté du refoulé. Si on suit mon idée, poser la question de l'exception, exercice auquel nous nous livrons aujourd'hui (ce qui n'est en rien exceptionnel de nos jours!), serait de l'ordre d'une sorte de retour du refoulé ou bien une mise à ciel ouvert de l'inconscient, peu importe la formulation pour notre propos sinon de retenir que poser la question de l'exception, y travailler, pourrait être à mettre au compte de ce qui serait peut-être, dans la série que je viens d'évoquer, un symptôme. Ce qui serait symptomatique de nos sociétés d'aujourd'hui serait qu'on aurait à se poser la question de l'exception avec pour corrélat de ce constat qu'à suivre Ingrid France, le fait même de se poser la question correspondrait précisément au fait que l'exception défaille à opérer . En conclusion: si l'exception est un "principe fondamental" comme elle dit, elle n'a pas, en principe, à émerger dans le champ des représentations.

Alors, je poursuis mon raisonnement: si l'action de poser la question de l'exception relève du champ du symptôme, nous n'avons pas à nous étonner de ce que cette question produit comme avis réguliers de tempêtes dans le secteur des communautés psychanalytiques, leurs associations et écoles, dont le symptôme constitue à proprement dit un de leurs objets privilégiés, ce qui ne les immunise pas contre ses effets. Sur ce point, je vous renvoie à tous les conflits qui ont déchiré les sociétés analytiques, plus ou moins récemment et suivant différentes formes: la manière dont un psychanalyste donné peut se mettre ou/et être érigé en position d'exception dans l'école à laquelle il appartient ce qui fait qu'elle tend à devenir son école; les raisons pour lesquelles la psychanalyse pourrait être une exception au sein des psychothérapies; la manière dont une école peut se déclarer une exception parmi les autres; les doutes lancinants des psychanalystes dans le fait d'avoir à gérer leurs écoles suivant les préceptes stricts démocratiques qui tirent vers l'égalité de tous ou bien le consentement à une ou des exceptions qui auraient droit, du fait de cette position, à une énonciation qui compteraient en elles-mêmes d'emblée autrement. Et ces questions ne sont pas simples, ce que relève Pierre Marchal dans ces journées, dont il faut bien dire qu'il est un des sages, si j'ose dire, de cette AFB à Bruxelles: "La question est la suivante: le modèle démocratique est-il généralisable? Toute organisation, toute institution doit-elle se structurer sur un mode démocratique? Est-il souhaitable, par exemple, qu'une association d'analystes dont l'objectif premier est la transmission de la psychanalyse, prenne la démocratie pour modèle de son organisation et de son fonctionnement? Il me semble que non, mais cette réponse négative est loin de faire l'unanimité: cette question a été effectivement posée dans le cadre de l'Association Freudienne de Belgique.

C'est pourquoi il me semble qu'en ces temps de démocratie triomphante, la position d'exception (promue ou récusée) est une des pièces maîtresses d'un débat autour de la clinique institutionnelle. Il serait utile que nous en prenions acte".

Loin d'un positionnement visant à faire la promotion d'un ralliement inconditionné à un maître auquel il faudrait raisonnablement consentir, ce du fait de l'exception que serait la psychanalyse au milieu de toutes les disciplines non éclairées (elle pourrait légitimement se permettre d'avoir un maître à ce titre là), il faut plutôt entendre, selon moi, quelques doutes (qui n'en sont d'ailleurs pas ou plus pour Pierre Marchal) que la démocratie au sens de l'égalité de tous c'est-à-dire à l'orée de laquelle l'exception serait peut-être (fantasmatiquement) bannie, ça boite bien fort, y compris dans la communauté d'analystes. Le mauvais modèle de la communauté analytique pourrait ne pas être seulement celui qui met un maître en position d'exception. Et il y a bel et bien un risque que les écoles s'endorment en identifiant, au passage en la fustigeant (car tout cela participe d'une économie pulsionnelle), une école qui fonctionnerait de la sorte et qui serait alors placée par les communautés dites "nébuleuses" en position d'exception justement, d'être le mauvais modèle; elles bénéficieraient ainsi par contrecoup du qualificatif inverse c'est-à-dire l'assurance du bon ce qui n'oeuvrerait en définitive que dans le sens funeste de se débarrasser du problème épineux posé par la question de l'exception. Pour revenir au contexte de ces journées d'études, nous verrons en quoi tout à l'heure cette question de l'exception crée des divergences passionnées au sein de psychanalystes.

Avant de terminer sur ce chapitre de la place d'exception de la psychanalyse et pour tout de même ne pas ne pas dire un mot, dans le contexte du décret sur le titre de psychothérapeute, sur la psychanalyse au regard des psychothérapies, je vous lis un passage de la carte blanche signée par 45 psychanalystes belges, parue dans La libre Belgique le 8/11/2006, en réponse à la tentative belge de légiférer sur les psychothérapies, tentative qui est restée (pour l'instant) lettre morte d'autant que la Belgique n'a régulièrement pas de gouvernement, et actuellement plus depuis un an, et donc pas de projet de loi à examiner (est-ce la solution pour qu'on puisse vivre un peu en paix?): " Pourtant la psychanalyse a une place spécifique dans l’ensemble des psychothérapies simplement parce qu’elle n’est pas qu’une psychothérapie. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas aussi une psychothérapie, encore moins qu’elle n’est pas psychothérapeutique. (…)

Mais si la psychanalyse a soutenu et soutient toujours cette place d’exception, c’est d’abord parce qu’elle estime avoir la responsabilité de faire entendre en quoi cette place est pertinente et irréductible pour chacun de nous. Aujourd’hui, la place d’exception est d’emblée suspecte, d’emblée soupçonnée de justifier l’abus. Mais comment ne pas s’apercevoir que non seulement le sujet, mais l’être humain comme tel fait exception au sein du règne animal du fait qu’il est le seul qui parle ? Et d’ailleurs, comment ignorer que cette place d’exception est nécessaire pour donner du poids au collectif lui-même, car, faute de cette place reconnue, le collectif n’est plus que la juxtaposition de voeux privés ?"

Ce dont je déduis que:

Premièrement, la psychanalyse n'a pas rien à voir avec les psychothérapies et donc ne serait absolument pas en sécurité, du fait de se considérer à l'écart, face à ce qui peut se légiférer des psychothérapies. Car il y a des points d'intersection entre ces deux pratiques: quelque chose de l'objet de la psychanalyse concerne les psychothérapies et pourrait du même coup être légiféré, quoique les psychanalystes en pensent et avec les effets à attendre de contrecoup sur leur pratique. Mais en effet, il faut aussitôt rajouter que la psychanalyse ne peut pas être légiférée comme les psychothérapies; car elle n'est pas que cela. Ce "pas que", cette idée qu'elle excède, et non pas seulement qu'elle diffère, est extrêmement intéressante et il y aurait à creuser le rapport que cela peut avoir avec la position de la jouissance féminine qui se rapporte à une "jouissance supplémentaire", selon Lacan, au regard de la jouissance phallique. Il s'agit d'une position d'exception inclusive. Pour ma part, j'ai toujours soutenu que la psychanalyse est éminemment concernée par ce contexte de législation, justement parce qu'elle est emportée, du fait de l'opinion publique qu'alimente le politique et dont il se nourrit, dans ce champ des psychothérapies dont elle ne s'excepterait, de façon adaptée au contexte j'ai envie de dire, qu'à s'en considérer excédentaire. Soutenir la position que la psychanalyse doit se tenir à l'écart de ces débats sur les psychothérapies signifierait qu'on pense qu'on est dans une société qui consentirait à ne "pas tout" légiférer, ce qui n'est pas le cas! Car aujourd'hui, ce qui n'est pas légiféré tend à ne plus avoir d'existence ou est voué à ne plus exister: pas d'exception au tout légiféré! Elle y est bannie ce qui serait donc le sort de la psychanalyse si elle se ralliait à cette idée de constituer une exception… je rajoute exclusive. Cela rejoint le second point.

Second point: dans le même fil, je déduis que la place d'exception de la psychanalyse a rapport direct avec la manière dont chacun de nous est une exception comme sujet. Mais celle-ci est d'emblée "suspecte" comme le dit le texte, donc l'option des communautés psychanalytiques de se tenir à l'écart, en revendiquant une position exceptionnelle du fait de défendre le sujet en tant qu'exception, serait elle aussi suspecte, pour le législateur, le politicien et bientôt, ne nous leurrons pas, pour le citoyen de la société d'aujourd'hui c'est-à-dire l'analysant potentiel!

Le sens de la question même de l'exception étant introduit et son enjeu situé au regard du contexte des communautés analytiques, nous pouvons entrer plus avant dans l'examen des réflexions apportées par les intervenants de ces journées.

Tous les textes sont à lire dans leur intégralité; malheureusement, je ne peux qu'en rapporter des bribes sans tous les aborder . En ce qui concerne la contribution d'Evelyne Chambeau, déjà évoquée, je retiendrais ce qu'elle rappelle de la démocratie: demos (peuple), kratos (autorité). Retenons d'emblée l'idée d'une autorité nécessaire. La nouveauté de ce régime, apparue au Vé siècle à Athènes et d'abord appelé isonomie, est l'égalité de tous où "la masse prise en corps est supérieure aux individus mêmes" . Mais Evelyne Chambeau nous rappelle qu'on ne peut pas considérer l'émergence de cette égalité de tous dans la société athénienne sans prendre en compte dans le même temps son ostracisme c'est-à-dire "une procédure typique de la démocratie athénienne par laquelle l'assemblée du peuple bannit de la cité pour une période de 10 ans, un individu exceptionnel passant pour constituer à lui seul une menace pour la démocratie". Le système égalitaire semble ne pouvoir fonctionner de manière effective qu'à s'autoriser d'une exclusion à titre exceptionnel. Et cet ostracisme athénien fait échos d'emblée avec quelque chose que nous connaissons bien à présent et que Marc Morali, dans sa contribution à ces journées "Autour du livre de Jean-Marie Schaeffer: "La fin de l'exception humaine"", nous rappelle de l' Homo sacer revisité par Giorgio Agamben: celui-ci "souligne l'écart qui sépare, déjà pour les Grecs anciens, Zoè, la vie nue, de Bios, qui indique la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou un groupe. Il cite l'exemplarité d'une loi archaïque qui déchoit l'homme coupable d'un crime abominable, de son appartenance à Bios pour le condamner à devenir l'exception et donc à être, de ce fait, abattu par n'importe qui sans que cela ne soit qualifié de crime. C'est à partir de la position d'exception ainsi définie qu'il va avancer la thèse suivante: l'introduction de la Zoè dans la sphère de la polis, la politisation de la vie nue, constitue l'évènement décisif de la modernité. Il convient, poursuit-il, de se demander pourquoi la politique occidentale se constitue d'abord par une exclusion (qui est aussi une implication) de la vie. Il en déduit que "le droit n'a pas d'autre vie que la vie qu'il parvient à capturer à travers l'exclusion inclusive de l'exceptio"" . Et M. Morali conclut son texte: " Il est donc à craindre que cette promotion de la désintrication entre Zoè et Bios détruise la dimension du politique pour laisser place aux conflits sans médiation entre les différentes communautés de croyances et d'intérêts, signant ainsi le retour des Erinyes" , mise en garde qui nous renvoie d'emblée à la question de la viabilité de cette "société fractale" explorée par Jean de Maillard en ce qu'elle organiserait finalement un clivage entre Zoè et Bios, et non plus leur articulation. Pour prolonger un peu, on constate combien on ne se débarrasse pas comme cela de la question du sacrifice, inca ou autres, sacrifice de chair fraiche, si j'ose dire. Et d'ailleurs, il faudrait approfondir la question: tous ces agirs qui se développent autour du jeu du foulard, du tabassage suivant des règles du jeu précises d'un enfant par les autres dans les cours de récréation, ne révèlent-ils par que quelque chose du sacrifice, disons du meurtre du père, a tendance à ressurgir, telle l'exception qui ressurgit dans le champ des représentations? Nous verrons tout à l'heure en quoi cette assertion d'Agamben que relève, avec toujours autant de pertinence Marc Morali, renvoie aux contributions de Pierre Bruno sur le père réel, plus précisément son articulation avec le père symbolique, articulation dont l'enjeu n'est pas sans renvoyer avec cette articulation Bios / Zoè .

Je procède par circonvolutions et je reviens aux apports d'Ingrid France: je crois pouvoir dire que selon elle, la société d'aujourd'hui commence après les années 1960 c'est-à-dire précisément quand le politique commence à perdre sa légitimé dans sa fonction souveraine de régulation du marché. C'est un point de vue d'économiste auquel je souscris. Elle nous rappelle en effet que ce qu'on appelle le libéralisme correspond en premier lieu, dans l'histoire, à "un idéal démocratique (qui) procède de la sortie de l'hétéronomie et de l'obscurantisme vécus comme figures de l'aliénation au profit du libre choix individuel". Les origines du libéralisme correspondent donc à une libération des individus signifiant une " remise en cause de la structuration religieuse des sociétés". Et "poser l'individualisme comme principe d'organisation sociale conduit à un renversement de perspective par lequel l'individu en vient à être considéré comme préexistant à la société – ce qui implique dans le même temps la conception de l'économie comme base de la société: si le social n'est plus préexistant, c'est le rapport au choses qui devient prééminent, le rapport aux autres s'établissant secondairement. L'organisation en vue de la production matérielle d'objets est ainsi conçue comme déterminante du rapport social. Une telle représentation (…) se traduit par l'avènement de deux figures articulées du libéralisme: la démocratie (dimension politique du libéralisme) et le marché (dimension économique du libéralisme)." Les termes sont posés: le marché n'est que la dimension économique du libéralisme qui comporte aussi celle politique, c'est-à-dire celle qui va progressivement s'effacer. Car ce que nous précise Ingrid France, c'est que la mise en place de ce libéralisme n'est à ses débuts absolument pas antinomique au principe d'une place à faire à l'exception: c'est toute la différence entre l'économie et le capitalisme dans sa version actuelle. Car en effet, si c'est l'intérêt individuel qui vient à primer dans ce projet du libéralisme libérateur, c'est en tant qu'il vient servir l'intérêt général dont le libéralisme politique doit être le garant. Et "c'est précisément en maintenant la place de l'exception comme nécessité – fût-elle logique – que les deux dimensions du libéralisme, politique et économique, ont pu trouver dans leurs modalités concrètes de déploiement un point d'articulation qui a donné toute sa consistance à la figure pratique de l'hétérorégulation politique du capitalisme – laquelle a connu son apogée dans la période allant de la fin de la seconde guerre mondiale à la fin des années 1960. L'état démocratique légitime a fait fonction, en quelque sorte, de main invisible (allusion à Adam Smith) , afin de subordonner le fonctionnement de l'économie marchande à une modalité possible de vivre-ensemble". Ingrid France fait aussi référence à Keynes pour rajouter que cette régulation du marché par le politique s'est légitimée de "la prise en compte d'un impossible de structure dans la régulation marchande, lequel prend la forme d'un déséquilibre irréductible entre l'offre et la demande.", ce qui se traduit en terme psychanalytique par la conception d'un désir structurellement toujours insatisfait. Bannir le politique suppose de soutenir l'hypothèse inverse: le marché se régulerait seul c'est-à-dire que les jouissances pourraient co-habiter en harmonie du fait de la parfaite adéquation des nécessités inhérentes aux uns et aux autres; en définitive, nous sommes là en contrepoint total de ce qu'est la jouissance dans son fond: principe d'excès. C'est l'idée d'une régulation de la jouissance par le plus-de-jouir, et rien d'autre, c'est-à-dire sans rien d'autre d'extérieur à la jouissance, sans point d'extériorité c'est-à-dire sans place dévolue à l'exception. On comprend alors combien la remise en cause de cet impossible (de l'adéquation de l'offre à la demande) formalisé par Keynes constitue un tournant décisif en faveur du déploiement du discours capitaliste dans sa version actuelle et en quoi la position d'exception était bel et bien assurée, soutenue, par l'hétéronomie politique au regard de l'aspect économique. Qu'est-ce qui va conduire à cette évacuation de la dimension politique? Ingrid France rejoint ici l'approche lacanienne sur l'hégémonie du discours de la science "Dans le mouvement de la pensée libérale, était en gestation une orientation "scientifique" qui se distinguait de plus en plus des origines d'une pensée ancrée dans une métaphysique (elle nous dit plus avant que le libéralisme à ses débuts se soutient d'une philosophie) . C'est dans cette version que l'on peut qualifier de "théorie scientifique" - ou plus exactement prétendue comme telle – que le déploiement du libéralisme va conduire à une délégitimation de la position d'exception, s'accompagnant de la survenue d'effets paradoxaux pour le sujet, témoignant de ce que l'individualisme poussé à l'extrême se révèle porteur d'une forme de désubjectivation."

Pour terminer ce tour sur cette question de la démocratie, rappelons tout de même avec Evelyne Chambeau que la communauté politique est une communauté de citoyens c'est-à-dire une communauté d'égaux. Nous sommes des citoyens, aujourd'hui devenant "volontaires" ce qui crée du même coup des involontaires. Et ce qui caractérise le citoyen, c'est d'exercer ce qu'on appelle une arkhè à savoir une autorité, un pouvoir ce qui va permettre une véritable relation politique entre citoyens au sens où celle-ci "n'est possible qu'entre individus disposant au moins les uns à l'égard des autres de pouvoirs" ; et je rajoute y compris sur les citoyens qui nous représentent c'est-à-dire nos gouvernants. Cela reprécise les choses: si vous estimez ne plus avoir de pouvoir dans la société, vous pouvez douter de votre citoyenneté. Quel pouvoir avons-nous encore sur ceux qui nous dirigent? C'est Etienne Oldenhove dans sa contribution "Pas qu'une (exception)" qui rend centrale cette question du pouvoir en avançant que "la démocratie n'est pas tant du côté de la représentation (un citoyen – une voix), mais plutôt du côté de la séparation des pouvoirs. (…) Celle-ci institue une sorte de nouage borroméen entre les pouvoir exécutifs, législatif et judiciaire, l'incomplétude de chacun de ceux-ci étant assurée par les autres", soit exactement ce qui est dans le collimateur de l'entreprise méthodique de démantèlement du partage des pouvoirs en France. Le peuple français aurait dû dire stop quand Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur, a été offusqué de ne pas être accueilli comme chez lui en terre du ministère de la justice. C'est cette annulation des différences que soutient le principe du partage des pouvoirs qui fait certainement le plus de dégâts actuellement avec aujourd'hui: la refondation des ministères et leur nouvel intitulé en mutation constante; des personnalités de tout bord à leur tête ce qui vise à faire éclater la partition gauche/droite c'est-à-dire au fond s'attaquer au principe même du signifiant en ce qu'il est principe de différence, incompressible: "le signifiant, c'est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant" selon Lacan, deux signifiants distincts donc. Il y a une entreprise totalitaire à l'œuvre à l'égard du signifiant (j'ai développé cela dans mes réflexions sur l'évaluation et la démarche qualité ). Je ne peux prendre plus de temps pour développer les apports d'Etienne Oldenhove qui différencie l'exception appréhendée comme ce qui confirme la règle de celle appréhendée comme ce qui "exige la règle" selon Lacan, ce qui permet le passage d'un "pas d'exception sans règle" à un "pas de règle sans exception". D'où nous déduisons que l'exception vaut plus assurément du fait d'être première, relevant du nécessaire, et non pas résultat c'est-à-dire relevant du contingent.

J'en arrive à cette fameuse disputatio entre Jean-Pierre Lebrun et Patrick De Neuter dont il a été question lors de ces journées d'études . Pour résumer, Patrick De Neuter interroge l'acharnement de Jean-Pierre Lebrun à continuer à promouvoir cette place d'exception quand celle-ci s'avère un danger de constituer un terrain propice à bien des abus: elle donnerait place, suivant une sorte de semblant de légitimité, aux retours du père de la horde dont les incarnations peuvent prendre les figures du père paranoïaque (référence à Schreber), du père incestueux, du maître dans l'école de psychanalyse, etc. Pour lui, légitimer une place d'exception semble ouvrir grande la porte à l'installation de conduites exceptionnelles traduisant une jouissance non castrée. On comprend alors que pour nous prémunir de ces écueils, il faudrait tenter de relativiser l'importance de cette place d'exception, peut-être inventer quelques chose de plus sûr. Pourtant, on aurait envie de rétorquer que la place n'est pas réductible à celui qui l'occupe, de la même manière qu'une mauvaise application de la loi n'invalide pas pour autant, ne serait-ce qu'un brin, le bien-fondé de la loi. On me l'a souvent renvoyé dans ma pratique de clinicien en institution: étant donné qu'il y a de grande chance que le juge applique "mal" la loi, mieux vaut prévenir les conséquences de ces défaillances en agissant pour ce qui sera le mieux pour cet enfant eu égard à ces défaillances anticipées de l'appareil judiciaire. Ce type de ritournelle comporte en elle-même le principe de discréditation de la loi, discréditation déplorée pourtant par celui-là même qui énonce la ritournelle. En matière de justice qui se rend, tout est affaire de circonstances et de régulation des excès des uns et des autres; c'est pour quoi la justice est faite à savoir pour juger des actes d'une personne et non pas tant des personnes, des actes c'est-à-dire de ce qui peut se produire ou pas. L'existence de la justice ne tient donc pas tant au fait qu'il y ait des gens dangereux (à bon entendeur salut!) qu'au fait qu'il y a manifestement de l'évènementiel qui peut consister en des transgressions de la loi, c'est-à-dire des manifestations de jouissance hors la loi.

Perçu à ce niveau, ce débat entre ces deux psychanalystes est incompréhensible étant donné qu'ils maîtrisent bien leur sujet. Simplement, j'y relève pour ma part les effets de la complexité d'appréhender ce qu'est le père de la horde, plutôt de ce qui l'en reste, plus précisément encore en quoi consiste son vivant une fois qu'il a été tué. De ce père de la horde, Lacan va essayer d'en donner la portée structurale avec son élaboration du père réel qu'il qualifiera d"opérateur structural". Pierre Bruno nous rappelle que pour Lacan, l'agent de la castration est le père réel et pas le père symbolique; et plus précisément "c'est à la place de cette aire évidée, là où le symbolique aurait dû être et où il est impossible qu'il soit, que s'insère le père réel comme agent de la castration" (p181). On peut admettre par exemple qu'il n'y a de castration possible dans l'Autre que parce qu'il y a du père symbolique mais pour que cette castration s'inscrive dans l'économie psychique d'un sujet, il y faut le père réel, c'est-à-dire une sorte d'incarnation. A suivre Pierre Bruno, on comprend que ces approfondissements concernant la complexité que renferme le père réel en passent par une distinction nécessaire entre père symbolique et Nom-du-Père.

Je vous livre deux passages: "Il faut, au-delà, en deça ou à côté du Nom-du-Père tel que le véhicule la parole maternelle, un père, un père non virtuel, c'est-à-dire un père dont le corps ne soit pas fait que du papier biblique d'un code civil ou du papier hygiénique d'un code d'honneur. Faute de quoi justement "le Nom-du-Père" sera exclu de "sa position dans le signifiant". C'est pourquoi le Nom-du-Père est, d'abord, non pas le Nom que le père porte, mais le nom qu'il donne au désir maternel". Et plus loin "le Nom-du-Père n'est opératoire qu'à l'égard d'un désir concrètement spécifié, et non de la fonction désir en général.

Il dérive de ce qui précède que l'équivalence Nom-du-Père = père symbolique = père mort n'a au mieux de pertinence que subordonnée à ceci qu'un-père réel est nécessaire, et pas seulement l'invocation de son nom. Sinon la rencontre avec un père réel se fera déclenchement psychotique." (p168-169)

Seconde citation: "Le père réel est un aiguillage sûr dans ce réseau de questions enchevêtrées. Il assure rétroactivement au Nom-du-Père son efficacité, d'une part en le décollant du père symbolique, d'autre part en en faisant le précurseur de l'x qui dit que non à la fonction phallique. Dans la formulation finale, il existe un x qui dit que non à la fonction phallique (…), il est en effet décisif de noter que x ne désigne plus le père réel, dont la fonction cesse en s'accomplissant, mais le sujet, venant à l'ex-sistence par le fait de rejoindre son exception. Le sujet n'est plus seulement un effet de supposition du langage mais l'ex-sistant que cause la logique à laquelle le langage est astreint. Le père réel est ainsi au cœur de ce processus mystérieux qui, par le fait d'une rencontre justement, celle qui se produit, (…), au niveau de la récusation de l'identification primaire, entraîne l'externalisation du père réel hors du fantasme et sa sortie de la coquille du père imaginaire. Du même coup, le sujet, au terme de cette opération, assume son exception". J'en déduis que le sujet n'en vient à se soutenir comme exception c'est-à-dire ne devient un sujet dans le réel et non plus seulement comme effet du langage, qu'à avoir métabolisé, pour son propre compte, l'effet structurant de l'exception que véhicule en son principe le père réel.

En conclusion, je dirais simplement qu'examiner la complexité de la matière de ce père réel, c'est-à-dire le bois dont il est fait à savoir à l'articulation du vivant et de la mort (avec cette question centrale: que devient le vivant du père mort?), et ses modes opératoires, devrait nous permettre de travailler à continuer à promouvoir cette place de l'exception, place vide certes pour rejoindre Jean-Pierre Lebrun mais dont il faut préciser qu'elle ne vaut qu'à venir à être occupée, qui plus est corporellement, pour ce que je retiens des apports de Pierre Bruno. Il est donc inenvisageable d'imaginer, que dans une société humaine, on puisse en venir à espérer l'intégration des préceptes de la loi sans la possibilité de l'autorité en son exercice effectif ce qui rejoint ce qu'Agamben appelle la vie du droit, ce que le droit comporte de vivant. Nous devons avoir à l'esprit que si le système démocratique, qui entend contrer l'assujettissement de la jouissance des uns à la jouissance de quelques autres, est à défendre, c'est en tant que pour qu'il puisse fonctionner correctement nous lui reconnaissions en son sein cela même qu'il entend contrer: une part de jouissance. Alors, si la démocratie semble ne pas pouvoir s'envisager sans exception, il faut bien reconnaître que leur dialectique renferme un paradoxe central: si la démocratie vise à l'égalité de tous, l'exception quant à elle implique un modèle où il existe différentes places et donc dans lequel nous ne sommes d'emblée pas égaux du fait de tenir des places différentes. Ne faut-il pas voir un effet de ce paradoxe dans cette interrogation d'Aristote? Une fois énoncées ses conceptions de la démocratie, il " se pose (encore) la question de savoir si un homme exceptionnel aussi vertueux qu'on le suppose aurait le droit d'exclure tous les autres du mécanisme de décision". Après lui, nous n'en avons pas encore fini.de nous questionner.

Je terminerais sur la question de la situation de la psychanalyse: si Pierre Marchal rappelle que la carte blanche des psychanalystes belges a pu faire valoir que "la psychanalyse a soutenu et soutient toujours cette place d'exception" , il conviendrait de préciser que nous pourrions souscrire à ce point de vue dans la mesure où la psychanalyse aurait à faire valoir en quoi elle est une exception mais comme chacun peut en être une, plutôt qu'à tirer les choses du côté de l'exception parmi les exceptions c'est-à-dire en quoi elle serait plus exceptionnelle que tout le reste c'est-à-dire une exception qui s'exclut (exception exclusive). Cela signifie qu'il faut définir les spécificités de la psychanalyse qui en fondent sa valeur d'exception tout en reconnaissant à ses "concurrentes" leur valeur, à elle aussi, d'exception.

Wilfried GONTRAN

wilfried.gontran@free.fr

Toulouse, le 15 avril 2011

A la lecture de la revue de l'AFB, le Bulletin Freudien n°2008/52 qui porte le titre de ces journées et qui en regroupe les exposés, j'en suis doublement convaincu.

Jean de Maillard, L'avenir du crime , Flammarion, essais, 1997

Suite à mon exposé, une question m'a été posée: comment soutenir que notre société n'envisage plus nos petites jouissances au point qu'elle tente, parfois très minutieusement, de les éradiquer alors qu'il est aujourd'hui bien formalisé que nous baignons dans une société qui pousse à jouir, sans limite? Cette question tout à fait judicieuse nous conduit à préciser ce qui pourrait être mis au compte des paradoxes de la jouissance: ce que le discours idéologique ambiant ne supporterait pas (plus?) correspondrait précisément au plus-de-jouir c'est-à-dire précisément ce que nous récupérons de la jouissance, au titre de sujet, une fois que celle-ci a été limitée c'est-à-dire une fois le sceau de la castration apposé ce qui fournit à la jouissance son lien avec la pulsion de mort. A la différence, la jouissance, à l'exercice de laquelle nous serions invités à nous livrer tout azimut, correspondrait peut-être plutôt à la jouissance de l'Autre (suggestion de José Guinart) à laquelle nous aurions à participer au titre d'objet (et non plus de sujet), injonction à la jouissance de l'Autre qui serait d'autant plus féroce que l'Autre viendrait à manquer de manque . A la différence du plus-de-jouir (jouissance castrée), la jouissance sans limite, à laquelle nous serions poussés, serait, comme son qualificatif l'indique, non castrée et donc désarrimée de sa composante mortelle, ce qui n'élimine pas celle-ci mais radicalise ses modes de manifestation. Il conviendrait d'explorer plus encore en quoi la précision de la position d'objet ou de sujet que nous tenons à l'endroit de la jouissance nous permettrait d'approfondir ces paradoxes de la jouissance qui n'en sont peut-être finalement pas.

Est-ce un hasard si c'est elle qui pointe la question de ce que cela signifie, en premier lieu, de poser la question?

Je choisis "correspondre" et pas "résulte" car je ne suis absolument pas sûr que ce serait parce que l'exception défaille qu'on en viendrait à l'aborder ouvertement: peut-on d'un tour de mains exclure que le contraire soit vrai aussi, que cela opère aussi dans l'autre sens?

cf Wilfried GONTRAN, Réflexions suite au "Manifeste pour la psychanalyse" et "Pour un front du refus" , 2004

Je remercie Brigitte Gallot-Lavallée de m'aiguiller sur une articulation entre un champ introduit plus avant dans mon exposé (référence à la jouissance féminine pour penser l'aspect excédentaire de la psychanalyse au regard des psychothérapies) et la place de l'exception: l'exclusion de celle-ci dans notre monde contemporain serait à analyser au regard des mutations de l'organisation sexuelle des individus (basée sur un principe de différence), que Lacan formalise dans son tableau de la sexuation (Séminaire, Livre XX, Encore ) qu'il faut lire, à mon sens, suivant la manière dont côté masculin et côté féminin viennent répondre l'un de l'autre au sens où ils ne peuvent s'envisager l'un sans l'autre . Dans ce contexte, l'exclusion du "pas tout" à légiférer serait à mettre en correspondance avec le sort fait au féminin en tant qu'il incarne ce "pas tout", ce que reprend le côté féminin du tableau de la sexuation: "Pas pour tout x, Φ(x)" qui vient en contrepoint dans le côté masculin à "Pour tout x, Φ(x)". La mise à l'écart du "pas tout" porté par le féminin aurait donc, suivant cette lecture, une incidence majeure sur la manière dont le "tout" (côté masculin) se concevrait aujourd'hui dans un certain délestage du féminin.

Mon texte comporte de nombreuses citations qui m'ont semblé nécessaires au regard du travail proposé ici: exposer des réflexions apportées lors de journées d'étude de sorte qu'elles soient le moins déformées possible.

allusion à ces nouveaux citoyens dits volontaires participant à garantir l'ordre en appui aux forces de police – cf. "Citoyens volontaires: délateurs ou médiateurs" parue dans la dépêche du midi le 6/04/11

De la violence comme destin de l'évaluation , in "Violences", revue Psychologie Clinique, n°30, 2010 et Destin de la clinique de l'acte dans l'idéologie de l'évaluation disponible sur: http://www.oedipe.org/fr/actualites/gontranevaluation

Je les cite non pas pour identifier une zone de conflit de pensées entre eux deux mais bien pour situer deux tendances dont il convient de préciser et surtout d'analyser les raisons de leur conflit et ce que celui-ci peut nous enseigner de fondamental.

Les références qui vont suivre sont tirées de: Pierre Bruno, "Du père réel", in La passe , PUM, Toulouse, 2003

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