vendredi 19 février 2016
« Nous l’imaginons comme le règne de ceux qui répandent la terreur ; mais tout au contraire, c’est le règne de ceux qui sont eux-mêmes terrorisés »
(Lettre de Engels à Marx du 4 septembre 1870)
Commençons par l’Emile de Rousseau. [2] La pédagogie négative que prône l’auteur est prévue jusqu’à l’âge de 12 ans. Ensuite avec la puberté, il y a des bouleversements. La rencontre sexuelle et la confrontation au social produisent un choc. Il faudra bien alors révéler au jeune Emile ce que Rousseau désigne comme « les dangereux mystères ». Emile, considéré jusque là comme asexué, sera alors confronté à la rencontre de l’autre sexe, et devra apprendre que dans cette rencontre, les relations sexuelles sont régies par des lois et des règles qui servent de garde-fou aux « passions naissantes ». L’adolescence est décrite par Rousseau comme un moment critique où le jeune débordé par les pulsions doit être surveillé comme le lait sur le feu. Emile met en avant deux points de butée à la pédagogie négative. Jusque là Emile a été tenu à l’écart des autres et notamment des autres de l’autre sexe, les femmes. Mais avec la puberté, c’est une autre histoire qui se déroule. En effet l’adolescent est confronté à un impossible, l’impossible du rapport sexuel, comme l’énonce Lacan, à savoir que dans la relation sexuelle, quelles qu’en soient les modalités, il n’y a pas de rapport possible. Pour le comprendre il faut peut-être en passer par la métaphore mathématique : soit le rapport a/b=1, d’où l’on déduit que a=b. Ce rapport dans la sexualité, du fait de la différence radicale introduite dans le corps humain par son appareillage au langage, est impossible : quel que soit le « montage », ça ne fait pas du 1. C’est d’ailleurs ce que nous rappelle en sourdine l’étymologie du mot sexe qui est cousin de section, sécante, sécateur. Le sexe, ça produit une coupure. Non seulement entre les sexes, mais entre tous les êtres humains, et au cœur même de chacun. Voilà donc à quoi Emile est confronté. Emile en l’occurrence étant le porte parole, l’ombre projetée de Rousseau lui-même, qui se débat avec ces mêmes questions : comment vivre avec les autres, comment faire avec les femmes ? On sait la difficulté de Jean-Jacques dans sa relation aux femmes. Lorsque Mme de Warens s’offre à lui, il en est effrayé, ce qu’il éprouve c’est une forme d’effraction : « Je ne sais comment décrire l’état où je me trouvais, plein d’un certain effroi mêlé d’impatience… Comment pus-je en voir approcher l’heure avec plus de peine que de plaisir ? Comment au lieu des délices qui devaient m’enivrer sentais-je presque de la répugnance et des craintes ? Il n’y a point à douter que si j’avais pu me dérober à mon bonheur avec bienséance, je ne l’eusse fait de tout cœur. » [3] Là encore Rousseau est terrorisé par la jouissance de l’Autre.
Fort de cette expérience difficile, Rousseau repère bien que l’adolescence est le moment de la confrontation non seulement à l’autre, mais à l’autre sexué. C’est un « moment critique », dit-il. Souvenons-nous du fameux passage du livre IV de l’Émile: « Comme le mugissement de la mer précède de loin la tempête, cette orageuse évolution s’annonce par le murmure des passions naissantes : une fermentation sourde avertit de l’approche du danger. » Il ouvre ainsi, malheureusement, la voie à une psychologisation outrancière de l’adolescence qui court tout au long du XIX ème et du XX ème siécle et aboutit à des représentations encore bien actuelles de l’adolescence comme « classe dangereuse ».
Or, si j’en crois l’étymologie, la crise, du grec, crisis, c’est le moment d’un choix, où il faut passer au « crible » (même origine) ses pensées, ses sentiments, ses représentations. Je ne ferai pas miennes les conséquences qu’en tire Rousseau, à savoir qu’il convient de surveiller les adolescents comme le lait sur le feu, mais soyons lui reconnaissants de mettre l’accent sur cette expérience de crise liée au passage de l’état d’enfant à l’état d’adulte. La crise adolescente est principalement marquée par l’expérience de la sexualité et de l’incomplétude qui en scelle le vécu. Devant ce choc du réel, chaque adolescent réagit comme il peut pour vivre cette coupure avec les autres, mais aussi en lui-même. Voici ce qu’en dit un poète d’aujourd’hui, le slameur Grand corps malade.
Le corps humain est un royaume où chaque organe veut être roi
Il y a chez l’homme trois leaders qui essaient d’imposer leur loi
Cette lutte interne permanente est la plus grosse source d’embrouille
Elle oppose depuis toujours la tête, le cœur et les couilles…
C’est à cause de ce combat qui s’agite dans notre corps
La tête, le cœur et les couilles discutent mais ils sont jamais d’accord.
Devant cette pression du sexuel les adolescents cherchent des voies d’ex-pression. Les adolescents vont tenter de traiter ce choc du réel accompagné de déception, voire même pour certains d’un certaine terreur. Malheureusement les impasses actuelles de l’inscription sociale liée de tout temps aux deux points de sortie de l’adolescence, les renvoient dans les cordes. Deux portes de sortie en effet se présentent traditionnellement :
Il est clair que dans nos sociétés dites hyper ou post-modernes, ces deux voies classiques d’entrée dans l’âge d’homme, son renvoyées aux calendes grecques et prolongent d’autant ce « moment critique » que cerne Rousseau. Les jeunes ont aujourd’hui des enfants de plus en plus tard ; et d’autre part ils réalisent leur autonomie sociale et financière très tardivement. Combien de « Tanguy » habitent encore chez leurs parents la trentaine passée ! Ce que l’étymologie de ce signifiant élastique, nous rappelle. Adulescens signifie en latin : en train de grandir. Mais, ça peut durer ... [4]
Face à ces impasses, les adolescents vieillissants se retournent vers des modes d’expression plus spécifiques, mais aussi parfois bien régressives :
Voilà d'où l'expression des adolescents prend sa source: apprendre à faire avec l'inconnu, l'irreprésentable. Se pose la question éducative de les accueillir et de les accompagner, en tant qu’adultes, dans ce cheminement. Remercions donc Rousseau de nous avoir mis la puce à l’oreille sur la vigilance et la bienveillance à apporter face aux dérangements que produisent nos adolescents.
Je reprendrai plus spécifiquement le dernier point de ces stratégies adolescentes. Un certain nombre de jeunes confient leur angoisse, leurs questionnements sur le sens de la vie à des idéologies extrêmes. Religieuses ou politiques. Le Jihad détourne ainsi leur appétence pour le spirituel ou la révolte, vers des formes socialement inacceptables.
Comme Freud nous le montre magnifiquement, le groupe de « frères », - c’est ainsi que s’apostrophent les jeunes jihadistes -, est soudé autour d’un chef, qui fait régner une discipline de fer au nom d’une idéologie absolue qui règle tous les détails de la vie quotidienne. Plus besoin de se poser de questions, toutes les réponses sont là, à portée de main. Mais la belle union du groupe a son envers. Elle repose sur la haine de l’autre, du diffèrent, du mécréant qu’il s’agit alors d’éliminer. Paradoxalement : « aimez-vous les uns les autres », a donné origine à l’Inquisition et la haine de ceux qui ne partageaient pas la même croyance. L’actualité récente, les tueries de Charlie Hebdo et de l’hypermarché cacher en janvier 2015 et les massacres du Bataclan et des cafés de Paris en novembre de la même année, nous poussent à essayer de penser et d’expliquer à nouveaux frais de tels gestes extrêmes. Sachant qu’expliquer ça n’est ni pardonner, ni excuser. Le Jihad qui est d’abord dans la tradition islamique une lutte intérieure contre ses mauvais penchants [7] , se trouve détourné vers une tentative de colonisation géographique, physique et psychique. Le Jihad fait ainsi miroir aux alouettes pour des adolescents ou jeunes adultes, pas toujours, contrairement à la rumeur, issus des quartiers dits difficiles, qui trouvent ainsi accueil à leurs questions. S’enfermer dans une idéologie qui cadre les moindres gestes du quotidien, apaise ! Le corps comme l’esprit sont mobilisés et dressés dans des centres d’entraînement. Ainsi le Jihad détourné concentre une série de stratégies qui résonne avec les problématiques adolescentes : intervention sur le corps, prise de risque, voire la mort et le martyr… Le marturos en grec ancien, c’est le témoin qui va jusqu’à risquer sa vie pour sa foi. Mais souvenons ici d’une réflexion de Jacques Lacan : « … il n’y a que les martyrs pour être sans pitié, ni crainte. Croyez-moi le jour du triomphe des martyrs, c’est l’incendie universel. » [8]
Alors comment lutter ? Si l’on accepte mon hypothèse, évidemment l’entrée dans l’appareil de production (le travail) et de la reproduction (fonder une famille), paraissent déterminants. La question est éminemment politique.
D’autre part une réflexion de fond sur les rituels de passages modernes de l’adolescence, comme « fabrique » des hommes et des femmes d’une génération, permettrait d’en renouveler le sens, appuyé par des valeurs transmissibles. [9] Il n’est pas sûr que crier sur tous les tons : liberté, égalité, fraternité, laïcité… soit vraiment entendable pour les plus jeunes. Faute de traduire ces signifiants-phares de la démocratie dans des gestes quotidiens, la confiance en ces piliers de la République s’effrite.
Dans le travail socio-éducaif tout un pan visant le soutien des parents est à construire. Non à coup de stages de parentalité, comme d’aucuns s’y sont risqués, tenant un discours souvent surplombant et dévalorisant, mais en envisageant un accompagnement au plus près des capacités et des richesses des parents. Il s’agit là aussi d’aller à … l’école des parents et de se laisser enseigner par la réalité vécue de chaque parent. [10]
Du coté des jeunes on est en droit d’attendre des professionnels la création de lieux d’adresse où les jeunes gens puissent être accueillis, guidés et reconnus dans leurs capacités d’expression, d’invention, de création, même les plus dérangeantes, selon des modes socialement acceptables. Les adolescents cherchent à qui parler. Il s’agit de ne pas se dérober à cette pro-vocation [11] . Comment permettre les déplacements des mouvements pulsionnels primaires vers des formes socialement inscriptibles ? Ce que Freud désigne sous le terme de sublimation. Tout l’enjeu du travail éducatif réside dans cette visée. [12]
Je terminerai par une anecdote. Dans un CER un jeune éducateur en apprentissage voit un jeune accueilli lui foncer dessus, rouge de colère. On peut penser au pire. Mais l’éducateur reste de marbre. Il ne bouge pas. Cette attitude stoppe net le jeune dans son mouvement d’agression. Il passe aux insultes. Toujours pas de réaction de la part de l’éducateur. Le jeune s’arrête, va faire un tour dans le jardin. Il revient une demi heure plus tard et s’excuse. La posture ferme et rigoureuse de l’éducateur a permis le déplacement de la brutalité de la pulsion (la violence d’un passage à l’acte, les coups) vers une expression (l’insulte), qui même inacceptable, n’en est pas moins une tentative de parole, pour aboutir à ce qui est socialement soutenable (l’excuse). Mais il faut accepter et soutenir ce cheminement qui peut s’avérer plus ou moins rapide. « Le remède à l’adolescence est le temps », nous confie Winnicott. L’entrée et la sortie de ce qu’il désigne comme « pot-au-noir », passage obligé où l’évolution physiologique irrémédiable se conjugue avec des fluctuations psychoaffectives chaotiques et imprévisibles. exigent le temps… qu’il faut. Le temps et la rencontre d’adultes qui ont, comme on dit, du répondant. « L’effort de l’adolescent, tel qu’il se perçoit à travers le monde entier d’aujourd’hui doit être rencontré : il a besoin qu’une réalité lui soit donnée par un acte de confrontation. Pour que les adolescents puissent vivre et témoigner de vitalité, les adultes sont indispensables. » [13]
Joseph Rouzel, psychanalyste, formateur, directeur de l’Institut européen psychanalyse et travail social (Montpellier)
[1] Texte paru dans le n°474/475 Des Cahiers de l’ACTIF, novembre/décembre 2015.
[2] Le début de ce texte, remanié, est intégré dans un chapitre de mon ouvrage La prise en compte des psychoses dans le travail éducatif (ères, 2013) dans un chapitre consacré à Jean-Jacques Rousseau.
[3] Les Confessions, Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade, 1959, t. I.
[4] Joseph Rouzel, « L’adolescence », Lien Social n°122, mai 1991 ; n° 136, septembre 1991.
[5] David Le Breton, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Metailié, 2002.
[6] David Le Breton, Conduites à risque, PUF, 2002.
[7] On raconte qu’à l’issue d’une bataille un combattant demanda au Prophète : « Quel est le grand Jihad ? ». Celui-ci répondit : « C’est la lutte contre soi-même ».
[8] Jacques Lacan, Séminaire VII, L’Ethique de la psychanalyse, Seuil, 1986.
[9] Voir par exemple l’ouvrage tiré d’une enquête de terrain d’Yvonne Verdier, sur « la fabrique » des femmes : Façons de dire, façons de faire, Gallilmatd, 19789.
[10] Joseph Rouzel, « Du bon usage des parents », La lettre du Grape, n° 46, février 2002, éditions ères.
[11] Pro-vocare, signifie en latin, lancer sa voix en avant, donner de la voix. Il s’agit dons d’une forme adressée.
[12] Joseph Rouzel, « Les médiations : ça déménage », Les Cahiers de l’ACTIF, Janvier-avril 2013.
[13] Alain Braconnier et Bernard Golse, (sous la dir.), Winnicott et la création humaine, ères, 2012.