mardi 09 septembre 2008
De la mise en doute de la légitimité à éduquer les adolescents aux conduites délinquantes
« L’éducation spécialisée est un domaine considérablement ramifié, impliquant, en dehors des problèmes psychologiques, nombre de problèmes relatifs à la psychiatrie, la sociologie, la politique culturelle et les sciences politiques.»
Aichorn (A), « Jeunes en souffrance », 1925. 1
« Là il y a une violence que le foyer ne peut pas supporter». Cette phrase et celles, au sens similaire, que les professionnels du foyer prononcèrent à propos de manifestations de jeunes accueillis, sont à l’origine de notre travail. « Il y a une violence chez ce jeune… moi je ne suis pas sure qu’on puisse travailler avec lui » relevait-on encore.
Le foyer dont nous parlons appartient aux services de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, il accueille des adolescents placés par le Juge des enfants. Nous y avons été présent en stage à responsabilité éducative d’éducateur spécialisé pendant 32 semaines entre janvier 2005 et avril 2006. Ce qui s’exprimait ici nous a interrogé. Si nous avions d’abord pu «mécaniquement» partager ce sentiment d’impuissance exprimé face à certaines manifestations de jeunes à l’intérieur de l’institution, celui-ci nous a rapidement interrogé. En effet, le public accueilli, ces adolescents, dont la majorité a mis en place des conduites délinquantes, est-il véritablement caractérisé par une violence telle, devant laquelle le groupe d’adultes éducateurs qui forme l’institution aurait le sentiment d’être impuissant ? Le sentiment de ne pas pouvoir apporter de réponse ? Les manifestations ici désignées comme «violentes» ne font-elles pas partie des caractéristiques du public que le foyer a pour mission et compétence d’accueillir ?
Devant ces questions – et la complexité du phénomène-, nous avons voulu comprendre quelle était l’origine de ce sentiment d’impuissance exprimé à travers les propos. D’où provient cette représentation exprimée par les acteurs d’une inaptitude de l’institution à répondre aux problèmes posés par les manifestations des jeunes en son sein ?
Parallèlement au sentiment, à la représentation qui s’exprime, les pratiques éducatives internes continuent de s’efforcer d’apporter une réponse à ces manifestations. Ces réponses s’accordent avec les fondements de l’action éducative, comme nous le verrons plus loin, et ne se trouvent pas mises en échec dans la relation quotidienne entre l’institution et les jeunes. Ainsi, le sentiment d’impuissance ne semble donc pas s’appuyer sur une réalité démonstratrice de l’incohérence ou du non-aboutissement de l’action éducative telle qu’elle s’exerce. Et cependant, semble partagé ce sentiment de déstabilisation, dont la cause désignée de prime abord est la «violence» de certains adolescents. Mais quelles sont donc ces manifestations ici mises à l’index qui rendent le public qui en est l’auteur, «inadapté » à l’institution qui est pourtant spécialement chargée de les accueillir ? Ces phénomènes, comme nous serons amenés à les décrire, sont ici qualifiés de violence, alors qu’il semble s’agir plus précisément de l’agressivité et de ses manifestations. Nous reviendrons sur ce point. Notons que le terme de violence est très fréquemment employé et à diverses fins, dans nos sociétés occidentales d’aujourd’hui.
Le risque que comporte cette situation, si elle perdure, réside probablement dans le doute insécurisant, susceptible de venir caractériser le rapport entre l’institution et les jeunes accueillis. Ce doute pourrait résulter de la fragilisation de la «stabilité » des adultes, nécessaire comme nous le verrons, à l’action éducative auprès de ce public d’adolescents. (Les décisions d’équipe émanant d’un contexte de sentiment d’impuissance, pourraient également être d’ordre à créer une forme de violence institutionnelle importante –exclusions , forme de rigidité dans les réponses, indisponibilité à entendre la souffrance,…-, propice précisément à entraîner souffrance et passages à l’acte chez ces adolescents.)
Constatant dans un premier temps de manière empirique que la société affiche, vis à vis de la même jeunesse, un sentiment proche de celui observé, nous sommes amenés à nous interroger sur les liens possibles entre le fait social externe à l’institution et ce que nous remarquons à l’intérieur de celle-ci. Les discours médiatiques ne cessent en effet de répéter une grande «inquiétude» face à ce que peut manifester une partie de la jeunesse. D’une manière générale, la «violence» est un terme très fréquemment employé dans notre société, et ainsi qualifiée, la jeunesse est perçue et décrite comme une étrangeté qui inquiète. Le «jeune violent» est évoqué en tant que menace pour l’ordre public. L’empêchement coercitif ne devient-il pas alors un moyen de «défense», au détriment du sujet et de sa souffrance ?
L’institution d’éducation spécialisée ne peut être considérée comme hermétique à ce qui se vit dans le reste de la société, à ce qu’il s’y pense, à la manière dont on s’y représente le monde et l’altérité. Ce lien qui existe entre l’institution éducative et la société est ainsi pour nous une source d’apprentissage sur le phénomène que nous observons dans l’institution : l’expression de ce sentiment d’impuissance qui nous interroge.
L’institution est liée de diverses manières à la société. Sa mission, d’abord, lui est confiée par ses représentants. L’institution répond alors à un besoin que la société lui désigne. Cette dernière la finance, l’autorise. La mission et l’action de l’institution sont encadrées par la loi, elle-même élaborée par l’autorité souveraine, c’est à dire, la représentation démocratique de la société. L’action éducative s’inscrit dans la légalité, son cadre s’appuie sur une base législative et réglementaire. Elle s’appuie en outre sur un système de valeurs dont une partie transparaît dans la loi, dans l’esprit des lois.
Ainsi, ces liens produisent-ils la place légitime de l’institution éducative spécialisée dans la société. Nous serons donc particulièrement attentifs à ces liens pour tenter de répondre à notre question.
Quelle est l’origine de ce sentiment d’impuissance dont l’expression par les acteurs le lie à une inadaptation du public actuel au foyer ?
Devant la complexité de ce qui s’exprime, il apparaît nécessaire, afin d’en comprendre l’origine, de chercher d’abord à en approfondir le sens.
Ce questionnement part du lien entre une institution, le public qu’elle accueille et l’ensemble social dans lequel elle s’inscrit. Nous nous attacherons donc, lors de ce travail, à questionner ces liens entre ces trois entités, cherchant ainsi à faire apparaître un sens possible, à construire et proposer une lecture des enjeux qui se manifestent dans ce que nous constatons. Partant des questions les plus générales que nous amène le problème posé, nous avancerons en précisant, au fur et à mesure que les étapes de notre réflexion nous le permettront, notre questionnement.
Dans une première partie, nous nous attacherons à comprendre le socle sur lequel se basent ces liens. Il s’agira par là de répondre aux premières questions soulevées par notre travail en nous intéressant plus avant à l’institution d’éducation spécialisée tel le foyer, au public qu’elle est chargée d’accueillir, à ce qui fonde son action éducative auprès de lui. Nous verrons ainsi quelles sont les bases de la légitimation de l’action éducative qu’exerce ce type d’institution qui accueille des adolescents avec conduites délinquantes. Sur quoi se fonde son action ? Juridiquement ? Historiquement ? Du point de vue des valeurs ? Dans quelle évolution s’inscrit-elle ? Nous nous intéresserons également aux adolescents ayant des conduites délinquantes. Quelles sont les caractéristiques du public aux «besoins» duquel l’institution est chargée de répondre ? Qu’est ce qu’implique la période de l’adolescence ? Quels en sont les enjeux pour les jeunes placés au foyer ? Peut-on véritablement parler d’une aggravation de la délinquance juvénile et de la «violence des jeunes » ? La question des valeurs qui sont au fondement de l’action éducative auprès de ces adolescents nous permettra ensuite d’apporter une attention particulière aux socles du travail éducatif auprès de ce public. Ce sont aussi ces valeurs fondatrices, bases de la légitimité, - résultant de lents processus socio-historiques, juridiques et d’expériences- qui, comme il sera démontré en deuxième partie, se trouvent attaquées aujourd’hui.
Dans une seconde partie, les éléments dégagés dans un premier temps nous permettront de tenter de répondre à notre questionnement et de le préciser encore. Nous reviendrons pour cela sur nos constats initiaux que nous décrirons plus précisément. Quelle est l’origine de ce sentiment d’impuissance ? Nous présenterons ensuite le travail d’observation que nous avons mené au sein du foyer afin d’approfondir le sens de ce qui s’exprime dans les discours des professionnels. Par cette démarche il s’est agit d’observer sur des temps institutionnels formels l’expression des acteurs professionnels sur l’institution, sur le public, sur le travail qu’ils font et sur «l’autour de l’institution ». Par l’analyse des éléments recueillis, nous établirons comment s’exprime plus précisément à travers les discours un sentiment de doute sur la légitimité de l’institution .
Dès lors, la question pourra être posée en ces termes :
Quelle est l’origine de ce sentiment de doute sur la légitimité de l’institution d’action éducative?
L’énonciation et l’incarnation au quotidien dans la durée, des interdits structurants, la pratique d’une éducation qui prend en compte le sujet et son histoire et travaille la responsabilisation, se heurtent aujourd’hui à l’institution d’une vision qui promeut un mode de réponse privilégiant la réaction rapide qui «fait cesser de nuire » par l’empêchement coercitif et qui refuse le risque éducatif de prendre en compte le sujet et de le soutenir dans une position d’acteur de ses choix.
1 Aichorn (A), « Jeunes en souffrance », Champ social, Nîmes, 1925 (1ère ed), Février 2005, p151