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Corps à corps

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Fanny Rouzel

mardi 09 mai 2006

Je reviens aujourd’hui pour vous faire partager un autre petit morceau du quotidien de l’auxiliaire de vie. Dans mon dernier récit, je parlais d’accompagner la vie jusqu’à la mort des vieux, dont j’ai la charge.

On ne peut s’imaginer comme ce mot charge prend une connotation physique lorsqu’il s’agit du corps à corps qui s’instaure avec l’autre, auquel, avec le temps, peu ou prou, on ne peut échapper. Du fait du handicap, j’accomplis des soins corporels chez ces personnes qui ne sont plus en mesure de s’occuper d’elle-même pour des activités physiologiques de base, comme la nutrition, l’hygiène, l’excrétion, l’habillement. En raison d’une pathologie lourde telle que la maladie d’Alzheimer, de Parkinson, la sclérose en plaques, d’un accident vasculaire cérébral, mais aussi du vieillissement, elles ne peuvent plus conduire leur vie.

Ainsi, il arrive un moment où, petit à petit je fais à la place du corps de l’autre.

Il s’agit de comprendre tout ce qui se met alors en jeu. Certes, dans toute relation humaine, la question du corps de l’autre et de notre rapport à son corps s’impose, mais à part chez le petit enfant où c’est tout à fait transparent, nous maintenons une certaine distance, par ce qui s’appelle la protection de l’espace personnel, « la bulle ». Cette distance n’existe plus quand il faut entretenir le corps de la personne dépendante, y compris dans ses aspects les plus intimes, quand il faut la manipuler.

C’est un ensemble de mouvements, de déplacements, de manœuvres que je dois réaliser pour sortir quelqu’un de son lit, l’installer dans son fauteuil, le mettre sur un Montauban, le laver, l’habiller, le changer… Toutes ces manipulations impliquent le contact direct : porter la personne contre moi, la mettre au plus près de mon corps, de mon centre de gravité, car cela facilite le travail et la sécurité.

Les stages de manipulations, de transfert, techniquement, sont une aide précieuse, certes, dans les faits rien n’est jamais acquis, à chaque fois, c’est une personne unique dont il s’agit. Alors, il faut observer et en même temps faire. De tâtonnements en hésitations, on finit par trouver la meilleure posture du corps de l’un face au corps de l’autre, par mutuellement se connaître se reconnaître. Et surtout, il faut éviter mutuellement de se faire mal. Notre profession est une de celle qui enregistre beaucoup d’accidents de travail pour des problèmes lombaires.

Souvent, dans l’instant précis où je saisis le corps de l’autre, c’est comme s’il n’en faisait plus qu’un avec le mien. Tout cela est bien difficile, dans l’entendement des choses. Je fais référence à tout ce que j’ai pu apprendre sur la distance d’accompagnement. Là plus de frontière entre l’être et le devenir, la proximité physique s’impose, elle est incontournable, m’engage et me fait violence et rend bien difficile l’ajustement de la bonne distance réciproque que toute relation humaine impose.

Je sais que de la personne âgée il faudra désormais prendre en charge le corps avec tout ce que cela comporte de dépassements : laver ce corps, le sécher, nettoyer les excrétions, le vêtir, le porter, le nourrir, en prendre soin. En un mot : aller à la rencontre de l’intimité de l’autre, la faire mienne ?

Est-ce vraiment la faire mienne ?

J’ai plustot le sentiment que dans ce processus de substitution, aucun de nous deux n’est dupe : la personne malade n’est pas sans ressentir que son corps lui échappe et qu’elle en perd peu à peu la maîtrise. Cette perte progressive s’accompagne bien souvent d’angoisse, d’attitudes de repli sur soi, d’état dépressif ou agressif. Moi, je sens qu’au cours de cet échange bien plus que des soins matériels, c’est une relation de promiscuité qui s’engage. Le temps de la rencontre est déjà dépassé, désormais, il me faudra porter, soutenir, soulever ce corps qui doucement se tasse et s’efface pour faire place à mes bras, mon dos, mes jambes. Tout mon corps est mis en demeure de devoir soutenir celui-là qui n’est pas le mien. Cette prise de conscience peut aussi être source d’insécurité et de tension, car, on le voit, s’impose désormais autre chose qu’un simple accès au corps.

La tête suit souvent les jambes, elle aussi vacille, les mots s’absentent, les miens ne servent qu’à rassurer, négocier, à combler le vide, il sont là pour rompre le silence de l’autre. La douceur et la tendresse sont de mise, pour éviter la peur, la douleur. Parfois, j’entends les os qui craquent, la mammy n’a rien dit, elle se prête, bon grée mal grée au jeu de celui qui connaît le geste adéquat, celui qui évitera la chute, qui soulagera les jambes, qui trouvera la bonne position.

A ce stade de l’incursion dans l’intimité la question centrale de l’accompagnement de la personne, qui se fait du moment où l’on prend contact avec elle jusqu’à celui où l’on se quitte, il y a des risques :

· celui d’imaginer être tout pour l’autre et tenter de le dominer, de l’instrumentaliser, c’est-à-dire de le considérer en tant qu’objet : de le réduire à l’état de corps que l’on déplace, replace au grée des besoins vitaux, surtout quand la personne s’abandonne et se donne, car elle n’a plus le choix et que la communication verbale est absente

· celui de la répulsion et du dégoût : cela passe par l’exacerbation des perceptions : odorat, vue et toucher. Je peux l’avouer, j’ai passé l’épreuve au tout début où lors de ma première toilette intime je me disais : si je ne suis pas dégoûtée, c’est que je peux faire ce métier. Toutes les stagiaires que j’accompagne ont le même type d’appréhension. C’est souvent cette réflexion que j’entends aussi de l’extérieur. « Faut pouvoir le faire ! »

· celui de l’émotion, de la fusion : car, dans ce corps à corps qui de nous deux est l’autre comment s’opère la distinction en évitant la confusion ? Je reste persuadée que c’est le temps qui permet de trouver la bonne distance « ni trop près ni trop loin » comme le disait winnicott. Les conditions de travail aussi : la multiplicité des interventions dans une même journée chez plusieurs personnes. 2h ici, 2h ailleurs où tu n’as ni le temps ni le loisir de t’éparpiller. A chaque fois, il faut au contraire rassembler énergie et lucidité, penser et anticiper tout, analyser, diagnostiquer, agir et ajuster le geste en un éclair. Tout va toujours très vite, le rythme est soutenu, chaque minute est précieuse. La gestion du quotidien est sans doute aussi un facteur de distentiation émotionnelle, tu te raccroches aux choses.

A la rencontre de ce métier c’est une des premières choses que j’ai constatée chez les anciennes, celles qui ont des années de métier : rien ne semblait plus les déstabiliser. Façade et apparence ? La carapace s’est peut-être construite avec la succession des gestes et des interventions, des milliers d’heures alignées les unes derrière les autres, de personnes qui se sont succédées. Mais si la souffrance de l’autre n’engendre plus la souffrance qu’on fait sienne, il n’en demeure pas moins une étonnante compassion.

Ces gestes aussi précis soient t’ils sont des gestes d’amour, il n’en saurait être autrement, sinon l’usure emporterait le simple engagement.

Je reste persuadée que dans ce boulot, il ne peut y avoir d’accompagnement véritable sans que chacun paye de sa personne, pas de situation d’aide si de chaque côté il ne soit donné de prendre, d’apprendre et de comprendre.

C’est bien évidemment une situation d’encrage pour éveiller l’identification et le transfert.

Ainsi des soins de nursing tels que : changer la protection, laver les parties intimes, soigner les rougeurs, prévenir les escarres, peuvent faire ressurgir des attitudes primaires empruntées aux premiers mois de l’existence, un geste maternant peut induire un comportement infantile chez la personne qui le reçoit mais qui le donne aussi. J’ai souvent entendu cette phrase « un vieux, c’est comme un enfant ». C’est une erreur de jugement, autant le bébé est une personne celui qui est âgé est un être chargé d’histoire, de vies passées, d’expériences.

La façon dont la prise en charge est mise en route et le diagnostic expédié à la va vite, surtout dans les missions de remplacements, ne facilite pas toujours la tâche. J’ai eu parfois à prendre connaissance d’une mission uniquement à partir du niveau d’intervention que cela impose : cas lourd : dépendance, soins de nursing, incontinence, en clair, tu la lèves, tu la laves, tu l’habilles, tu refais le lit, tu fais les courses, tu lui donnes à manger, tu fais…. etc.…

Dans la boîte à outil, j’ai trouvé des trucs qui dédramatisent les situation, qui détendent l’atmosphère : je chante, je mets de la musique, je négocie tout, j’explique ce que je fais, je mets en mots les gestes que j’accomplis, pour rassurer… les deux, pour rompre le silence et éviter l’absence … des deux, mais surtout, pour donner corps au corps à corps et replacer l’autre dans le sien. Je fais rentrer la lumière, du jour, de la nuit, le plus possible dans la pièce. J’ai trouvé là le bonheur de ce que je fais alors je viens avec.

Mais il arrive aussi que ces gestes de la toilette des parties intimes, éveillent des désirs chez celui qui les reçoit, c’est pas parce qu’on a 85 ans que le désir sexuel est enseveli, même si se sont des scories d’une sexualité qui s’éteint. Le réveil peut prendre la forme d’un cauchemard quand il s’accompagne d’attouchements sexuels, de chantage affectif, de culpabilité dirigée contre l’aide à domicile. Je ferme souvent la porte et j’entends derrière moi le pépé qui crie « pourquoi tu me laisses ? »

C’est souvent difficile de s’imaginer allant porter plainte contre un employeur d’un âge aussi certain pour harcèlement, voire attouchements. L’isolement et la précarité du travail en lui-même entretiennent le silence et le renoncement. Ce n’est pas toujours simple de remettre constamment à sa place celui-là même qui nous fait vivre, qui nous nourrit. Comment et à qui en parler quand il n’y a pas de réunion d’équipe, quand on travaille complètement isolé chez un employeur qui nous paye avec le chèque emploi service ?

Pour mon cas personnel, j’adhère à une association mandataire qui a pour mission de gérer l’ensemble des contrats, du travail administratif. Je peux donc bénéficier d’un interlocuteur, avoir connaissance des réseaux de travailleurs sociaux à interpeller en cas de nécessité.

D’autre part, j’ai pour principe, de partager une mission avec des collègues lorsque le volume d’heures augmente, pour éviter justement que la personne aidée investisse uniquement sur moi et réciproquement. Et pour la même raison, j’évite également de travailler chez un seul employeur. J’ai de l’âge et de la maturité mais ça ne suffit pas toujours à dépasser des situations critiques.

Aussi, j’insiste sur la nécessité de mettre en place des lieux d’écoute, de soutien psychologique : moment de régulations, de supervision, peu importe la forme, pourvu qu’on puisse y faire son propre ménage après l’avoir fait chez les autres. Des lieux pour se débarrasser de ce qui nous embarrasse. Il faut que ce métier de la relation soit réhabilité dans la dimension humaine qu’il mérite. Je le dis et je le crie sinon demain, il n’y aura plus personne pour l’exercer. Les vieux de plus en plus nombreux, mourront tous seuls, sans ces milliers de petites mains qui oeuvrent dans l’ombre.

Voilà donc aujourd’hui pourquoi j’écris, pour que l’inconcevable soit enfin conçu, pour que ce qui est tu soit dit à haute voix, pour que mes compagnons qui tous les jours vont au charbon, osent affirmer qu’ils sont autre chose que des torche misère, pour que ces milliers de corps que nous soignons, que nous maintenons en vie au bout de la vie et de nos deux bras, redeviennent des êtres vivants à part entière et non plus des bouches inutiles qu’il n’est plus nécessaire de nourrir.

C’est vos réactions qui nous ferons sortir de l’anonymat et du non-être, parlez de nous, merci.

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