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DE FREUD A L’ORGANISATION DU TRAVAIL : REFLEXION D’UN DIRECTEUR.

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Michèle KOPITSCH

lundi 25 octobre 2010

DE FREUD A L’ORGANISATION DU TRAVAIL  : REFLEXION D’UN DIRECTEUR .

 

 

Malaise dans la civilisation.

 

Dans un premier temps, en 1930, Freud intitule son livre :  « Malheur dans la Civilisation ». Son éditeur, prudent, lui suggère de substituer malaise à malheur, pour limiter la connotation pessimiste liée à ce premier choix.

       Freud, donc, nous dit que le malaise est de structure.

       Il fait un parallèle entre l’évolution du petit d’homme et le développement de la civilisation.

Sa réflexion s’amorce lorsqu’il questionne l’élaboration que lui soumet un ami :

La religion conduirait à éprouver un «  Sentiment Océanique  », une inclusion dans un grand tout illimité, source d’un bonheur, d’une plénitude absolue.

Freud fait alors le lien avec l’enfant qui à l’origine, vit dans l’illusion d’une parfaite harmonie, telle son expérience dans l’univers intra-utérin.

Très vite, il rencontre la perte : perte du sein, de l’objet primordial. La satisfaction est différée et l’enfant perçoit alors progressivement l’existence d’un objet extérieur qui disparaît et réapparaît : L’objet disparu vient faire chuter l’illusion d’harmonie et déséquilibre l’homéostasie du petit d’homme.                       

 De cette sensation de désaide et de chaos, va émerger la haine, haine envers l’objet vital, volonté de destruction de cet objet, cause de détresse.

 Pourtant, l’enfant va se faire entendre pour que cet objet lui revienne : Son cri, son appel, sa demande font naître le sentiment d’amour et parallèlement, l’angoisse de la perte de ce même amour.

 Dès lors, Freud pose la pulsion de mort (Thanatos) comme indissociable de la pulsion de vie (Eros).

L’enfant sacrifie sa satisfaction pulsionnelle au profit de l’élaboration d’un savoir marqué par la perte, le manque… cause du désir.

 

« La physiologie du désir humain est ainsi faite qu’un renoncement à la jouissance immédiate est nécessaire pour désirer. Le sujet doit consentir à perdre la jouissance
de l’objet entièrement satisfaisant, métaphorisé par la mère » 1

 

Tout homme reste à jamais marqué par ce renoncement mais la réponse à la demande d’amour viendra compenser, en partie, cette perte et c’est ainsi que le sujet du désir, le sujet désirant, l’être de parole (le parlêtre) pourra advenir.

Il en est de même, selon Freud, pour l’instauration de la civilisation.

Au temps de la horde primitive, les femmes étaient soumises au caprice d’un père se conduisant tel un tyran envers ses congénères.

La jouissance assujettissait l’entourage de ce chef sans foi ni loi, jusqu’au jour où ses fils décidèrent de le tuer et d’ériger un totem, symbole du père mort.

Ce père mort n’en prit que plus d’importance, nous comprenons comment le père en tant que fonction, que métaphore s’élève, dès lors, au rang du symbolique, de l’ordre symbolique. Ainsi, la civilisation distribue des places différenciées : intergénérationnelles (interdit de l’inceste), sociétales, institutionnelles, politiques…

Grâce à ce processus, les liens sociaux se tissent autour d’une altérité reconnue et acceptée par le plus grand nombre.

Là encore, Freud insiste sur le sacrifice de la pulsion et cette civilisation «  désigne la totalité des œuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres ». 2

Le but en est celui de la protection des dangers de la nature et la régulation des liens entre les hommes.

Parallèlement, l’homme fabrique des outils, des habitations, domestique le feu, élabore un savoir, un savoir faire et s’achemine vers le progrès.

Néanmoins, Freud remarque que nous ne sommes pas plus heureux et que ce phénomène n’en est pas pour autant idyllique.

Il s’interroge sur l’avenir de l’humanité :

Jusqu’ou la civilisation peut-elle résister aux pulsions guerrières, d’agressivité,
 et d’auto – destruction qui viennent percuter en permanence la vie communautaire ?

En effet, cette organisation génère forcément la haine de l’autre étranger, autre venu d’ailleurs, autre menaçant la cohésion sociale :

Il incarne l’ennemi de l’idéal commun auquel chacun se réfère et sur lequel chacun s’appuie :

« L’homme n’est pas cet être débonnaire au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. (…) l’homme est un loup pour l’homme » 3

        Pourtant, Freud conclut son ouvrage en supposant le triomphe de la pulsion de vie sur la pulsion de mort : Freud, d’origine juive, mourra à Londres en 1939, peu avant la Shoah…

L’organisation du travail.

 

        Le travail, tel qu’il est pris dans la modernité, est une notion récente.

        Aux temps antiques, la vie publique ( la polis ) se démarquait de la sphère privée, sphère privée dans laquelle s’activaient les femmes et les esclaves.

Les philosophes grecs considéraient que la liberté se gagnait à partir de l’émancipation du travail et l’accès au domaine politique : travailler signifiait s’asservir à la nécessité.     

        Au moyen âge, et ceci jusqu’au XVIII ème siècle, le travail désigne les serfs et les journaliers chargés de produire des biens de consommation courante.

        Les artisans, eux, produisent des objets durables mais il n’est pas là, question de travail mais « d’œuvre ». Leur temps de travail n’est ni plus ni moins qu’en relation avec leurs besoins journaliers.

IL est essentiel de souligner que la condition des esclaves et des serfs étaient d’une difficulté extrême. Ils s’épuisaient jusqu’à la mort, soumis à la tyrannie du maître et aux exigences des seigneurs.

        Puis les découvertes, entre autres, des machines à vapeur et textile, instaurent l’exploitation des ouvriers, ceci, pour des raisons purement comptables et économiques.

        Nous sommes au XVIII ème et « l’esprit du capitalisme est entré en action  » 4

        Mais les chefs d’entreprise sont alors surpris quand les ouvriers leurs expriment que quelques heures de travail suffisent à couvrir leurs besoins.  

En conséquence, les salaires mensuels ont été répartis selon les besoins courants de l’ouvrier et les rémunérations furent si faibles « qu’il fallait peiner une bonne dizaine d’heures par jour tout au long de la semaine pour gagner sa subsistance ». 5

Petit à petit, le travailleur devient « un simple accessoire de la machine, on exige de lui l’opération la plus simple, la plus vite apprise, la plus monotone » 6 .

        La répartition par découpage des tâches à des fins de production maximales opère un retournement majeur.

Le travail qui jusque là permet la satisfaction d’œuvrer en commun, de se construire une identité sociale, d’être reconnu utile, d’élaborer un savoir faire, d’éprouver le plaisir de produire un objet pour la communauté, se transforme uniquement en moyen de consommer, de « gagner sa vie ».

 La société capitaliste doit «  éduquer  » 7 l’individu en tant que « consommateur à convoiter des marchandises et des services marchands comme constituant le but de ses efforts et des symboles de sa réussite  » 8 .

        Or depuis les années 80, en France, l’Etat s’est structuré sur les bases d’une idéologie libérale mondiale, renvoyant aux collectivités territoriales, locales et aux citoyens, leur responsabilité individuelle.

Du même coup, il se désengage au profit d’un système économique voulu plus indépendant, plus libre donc plus individualiste.

Le marché est considéré comme le meilleur régulateur de l’activité économique.

Parallèlement, l’entreprise développe des organisations pour servir au mieux les intérêts du marché et plus précisément l’actionnariat promu maître virtuel et absolu de l’activité économique et dont les profits sont, par leur volume, irreprésentables

        Les chefs d’entreprises n’incarnent plus un idéal collectif nécessaire à la mobilisation et à la motivation. Des experts élaborent une infinité de procès sur lesquels repose l’action des ouvriers.

La procédure et l’organisation se substituent à la dirigeance et à la reconnaissance par un leader.

Le travailleur devient l’instrument de ce nouveau modèle. Le morcellement et la répartition des tâches le déconnecte du sens de son action, exclut les savoir faire liés à son métier, le coupe de la dimension collective et politique de l’entreprise, ce qui produit un véritable empêchement à penser.

« Il faut détacher le travail de la personnalité des travailleurs, le rationnaliser et le réifier de manière que la même prestation fût fournie par n’importe laquelle des usines implantées aux quatre coins du territoire, voire, aux quatre coins du monde » 9

 

        La production se veut évaluée à chaque instant pour amener réactivité et flexibilité face aux vicissitudes du marché et à la concurrence féroce. Se développent ainsi des démarches qualités, accréditations, certifications, cotations des performances et la culture de résultat, ravalant les compétences humaines sous la spirale et la folie quantophréniques.

        L’humain est évalué comme une ressource de productivité. La compétitivité s’installe sur le lieu de l’entreprise et entraîne un isolement risquant de briser le collectif, la cohésion sociale et le désir de travail.

        Alors, à quel type de malaise assistons-nous, aujourd’hui?

        Quelle serait la cause de la souffrance psychique au travail qui occupe actuellement nos politiques ?

        Qu’en est-il de ces passages à l’acte extrêmes dont nous avons eu connaissance ces derniers mois ?

        Quelle est la nature de l’expression de cette pulsion de mort retournée vers le sujet lui-même ?

        La solitude de cet individu, dont on pourrait émettre l’hypothèse qu’il est pris dans la quête effrénée de l’objet leurre, de l’objet impossible qui viendrait le combler, s’origine t- elle dans le déni du prima du manque et du renoncement à l’objet à jamais perdu, cause du désir ?

 Ou encore, la disparition de l’idéal ainsi que du chef qui l’incarne et l’emballement de l’objectivation, de la réification, du chiffrage, viennent-ils nier l’essence même de l’homme dans son rapport à l’amour, au langage et au désir ?

 Le malaise, tel que FREUD le définit, inhérent à l’avènement du sujet et à l’instauration de la civilisation, s’est il déplacé vers un malaise consécutif à la négation de ce même sujet ?

Réflexion d’un directeur.

Qu’en est-il de la dirigeance dans un secteur social et médico-social en profonde mutation ?

S’il fallait formuler le fondement de ce qui légitime un collectif de travail (ce ; «  qu’est ce que je fous là  ?» de J.OURY et F. TOSQUELLES) pourrions nous le formaliser ainsi ? :

 - soutenir l’élaboration de la subjectivité de la personne que nous sommes amenés à rencontrer, au-delà de son handicap ou du diagnostic médical et social qui ont été posés, afin qu’elle puisse occuper une place singulière dans son environnement et le tissu social.

Vous me direz : en quoi ces préoccupations regardent- elles un directeur, un gestionnaire, un manager ?

Et pourtant…le directeur met en tension ce qui est de l’ordre du général et du particulier, du politique et du poétique comme le dit J.F.GOMEZ, de la grammaire et de la poésie.

J. OURY pose cette question : comment organiser le hasard de la rencontre ? 

Le politique articule les lieux, instances, et fonctions, comme la grammaire accorde et conjugue les termes d’une phrase qui mènent au sens.

 Le directeur est garant de cette règle, mais parfois aussi des exceptions qui la confirment.

Le dispositif général de l’institution nécessite lisibilité et repérages. Cette ossature doit pouvoir faire l’objet, à tout moment d’une analyse grammaticale et c’est peut être sur ce point que l’évaluation peut s’appuyer.

Dés lors, ce cadre repérant assure et autorise chaque professionnel à partir à l’aventure de la rencontre et c’est là que réside la poésie, acte de créativité sans cesse renouvelé qui vient border l’énigme de l’être dans son rapport au désir ; désir du professionnel…désir de la personne rencontrée.

L’éducateur est un travailleur en précarité permanente car l’opacité du lien noué, porteur de l’acte éducatif, ne se lèvera toujours que dans l’après coup.

L’acte suppose un évènement humanisant qui ne supporte pas la « toute maîtrise » car il est ouvert à l’inconnu. Il est donc inévaluable en termes d’objectif, de moyen et de résultat.

C’est un phénomène non mesurable, non calculable, hors de toute logique rationnelle.

Nous avons vu précédemment les ravages de l’idéologie gestionnaire issue d’une histoire plus que jamais traversée par une logique du «plus de performances », du « plus de profits » : ravages subis par les employés d’entreprises déshumanisées et par une activité économique remise en question dans le noyau même de son système : comble d’une crise récente qui en est le témoignage…

Est il imaginable que ce modèle d’une course éperdue au quantifiable, au chiffrage, à l’objectivation colonise nos missions ?

Si le malaise dans l’entreprise se caractérise par le déni de l’humain, de son savoir, de son désir, notre secteur peut-il être contaminé par ce phénomène déshumanisant alors que le cœur de notre travail est celui de « porteur de désir » ?

En cela le directeur, au-delà, certes, de sa fonction de gestionnaire, soutient l’éthique du maintien de l’acte éducatif, acte par lequel peut émerger le sujet désirant.

L’éthique ne se légitime pas uniquement par un discours mais elle se décline par des actes…

 L’action de résistance, en référence à la lutte contre le paroxysme de la négation de l’humain au siècle dernier, prend là toute sa dimension ! 10

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1 Un monde sans limite, JP. Lebrun, Édition Eres, Page 280.

2 Malaise dans la civilisation, S. Freud, Edition puf, Page 37.

3 Op cit, Page 64.

4 Métamorphoses du travail, A. Gorz, Edition Folio, page 37.

5 Op Cit, page 43.

6 Op Cit, page 40.

7 Op Cit, page 78.

8 Op Cit, page 78.

9 Op Cit, page 99.

10 L’Appel des appels – Pour une insurrection des consciences, Sous la direction

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