lundi 29 décembre 2008
Il y a un aller et un retour et donc une passe entre ces deux figures qui portent jusque dans leur corps, pour l'un, les emblèmes de l'Occident, si sûr de lui-même et pour l'autre, les blasons de l'Orient, porte des rêves.
Le Punk porte l'objection – certains déraillent vite en y voyant l'abjection - l'objection à l'impérialisme du management industriel débridé. Il y fait un trou, comme la taupe de Marx dans le gruyère capitaliste. Pourquoi? Pour rien, pour pas que le fromage l'étouffe. Il n'y a pas de futur possible dans ce merdier. Il se fait des trous dans le corps, se scarifie, se tatoue, se perce et le donne à voir. Votre système, dit-il, sans mots, ça nous troue le cul. S'il se retire du monde c'est qu'il dénonce l'immonde, un monde régit par l'immondice. De Punk à Junk, il crie l'infamie d'un monde transformé en décharge. Le Punk fait trouée dans la matière du monde. Il s'enfonce dans les régions telluriques de la matière pour en sonder l'impasse. Il s'envoie en l'air par le bas. Du monde entier au coeur du monde.
A l'autre bout de la planète le Moine, le monos, celui qui s'affronte à la solitude universelle, se déplie dans sa cellule et il va dans le monde. Il lance aux gouvernants, en Birmanie, au Thibet, en Chine, partout où l'esprit est mangé aux vers : laissez-nous nos raisons de vivre; vous avez voulu abolir le pourquoi vivre, à nouveau nous vous lançons à la figure, oui : pourquoi vivre? Quelle est la raison de vivre qui nous guide? La matière première des pouvoirs a trop longtemps résidé dans cet écrasement du pourquoi vivre. Le Moine s'élève dans les régions orphiques de l'esprit. Il s'envoie en l'air par le haut. Du coeur du monde au monde entier.
Et là dans leur commune dénonciation, haut et bas, matière et esprit, qui ne sont que construction judéo-chrétienne fendant l'être en corps/esprit, là où de tout temps c'est la parole et le langage qui le divise, là en ce point de division absolue qui les sépare et les unit, Punk et Moine se rejoignent en un point nodal, un point d'assemblage, qui au-delà des êtres porteurs de l'humaine condition témoigne d'un au-delà. Un au-delà non religieux, un au-delà où s'affronte chacun aux lois de la parole et du langage, pour en éprouver que: c'est jamais ça! Alors nous voici condamnés, nous les jaillis de l'humus il y a deux millions d'année, dits pour cela humains, nous voici condamnés à porter sur nos corps les emblèmes et blasons de notre être au monde, qui n'apparaît jamais que représenté dans les armoiries de la parole et du langage. De la photo comme mode de représentation qui donne à voir autant l'objet saisit par l'objectif que le sujet qui le déclenche. C'est un oeil qui se fait capteur et qui se faisant se capture soi-même comme représentation tout en s'exilant.
Et entre eux, entre Punk et Moine - ça Amélie Longuet, la photograveuse l'a écrit dans et avec la lumière, opaque ou éblouissante - , cheminent dans l'entre-deux les passeurs, les pèlerins de la terre, les prolétaires des guerres de la terre2, les petites gens saisis au vol dans leur bonté et leur grâce par un objectif dont l'auteure ne sait pas le but. Voilà que tout se dévoile dans l'après-coup. Les guerriers de l'âme et du corps ici et là-bas et tous les fantassins de la cause humaine. Entre Punk et Moine il y a un passage, les petites gens, les gens de peu y cheminent et font la navette. Ils soutiennent dans leurs pérégrinations les deux hérauts d'arme logés aux extrêmes - Punk et Moine. Ils portent ici et là-bas la bonne nouvelle: nous ne nous laisserons pas faire, la vie est un mystère, l'humain une énigme vivante. Nous décrétons l'espèce humaine en voie de disparition et donc à protéger en urgence.
L'oeil qui capte, sans capturer, qui caresse cette région intermédiaire où matière et esprit se croisent et se frôlent, sans jamais se confondre, ni sans jamais se séparer vraiment, l'oeil de celui qui écrit et grave avec la lumière, celui qu'on dit pour cela : photographe, ouvre un autre espace, une autre scène, d'où ces mouvements incessants, ces micassures, ces éclairs, ces zébrures qui parcourent le champ de vision, donnent toute leur veine et tout leur sens.
Car ce qui saisit l'oeil dans ce mouvement, sans le savoir, c'est qu'entre Punk et Moine, entre Occident et Orient, entre matière et esprit il n'y a pas de contradiction, car passe au beau milieu le souffle médian des anciens taoïstes qui laisse comme une buée sur la représentation, une buée opaque, bizarre, étrange qui ouvre cet oeil de l'oeil, ce troisième oeil qui guide le visiteur où il s'expose, vers un ouvert, un toujours ouvert, une percée à l'infini des temps et des espaces. Point de fuite, disaient les peintres de la Renaissance italienne, Giotto, puis Brunelleschi et Alberti, et enfin le grand Leonard, inventeurs de la mise en perspective.
Ce que soulève dans leur sillage cet assemblage de photographies, ce qu'elles bordent et ce qu'elles brodent, c'est ce point de fuite à l'infini. Remercions Amélie Longuet, graveuse de lumière, qui heureusement, comme tout les artistes, ne sait pas ce qu'elle fait, ce qui est une forme de savoir ne pas savoir, de nous donner à voir ça (ça-voir), qui se présente sans doute comme les transfigurations les plus extrêmes de la souffrante humanité d'aujourd'hui, une humanité soumise, comme toujours, mais qui a perdu son savoir y faire, qui l'a laminé et oublié, une humanité soumise donc à la grande douleur d'être né et de devoir mourir. Entre naissance et mort s'étend le chemin que l'on nomme le sens de la vie.
Du coup il y a du monde dans la chambre obscure : Punk et Moine, les deux gardiens des terres extrêmes, au-delà desquels s'ouvre le pays des dragons, terra incognita; les petites gens de l'entre-deux; la photographe.
Mais il y faut aussi le troisième oeil du visiteur d'expo, du visiteur du soir, qui n'est pas inscrit dans la photographie, qui est hors piste, qui traverse les champs magnétiques et psychiques, qui lui est étranger, enfermé dehors, extimisé, un oeil qui met en abîme: l'oeil du photographe, les pointes extrêmes Punk et Moine, tels deux pics, deux colonnes d'Hercule et les cheminants dans le va-et-vient.
Alors une histoire peut commencer à s'écrire. Une histoire où il faut sortir de l'éblouissement de la lumière pour se parler. Les parleurs autour des photographies ne commentent pas, ne jugent pas, ils poursuivent, chacun à sa façon, chacun selon son style, l'oeuvre de création. Ils sont dedans venant du dehors. Ils habitent la photo qui se fait havre de paix ou de disputatio, c'est tout comme. Ils font que l'oeil ne se retourne pas sur lui même, ne se révulse pas, qu'il puisse se faire regard, point de vue sur les êtres et les choses. Alors, mais alors seulement le monde se met en ordre. Car la création du monde ne s'est pas faite en sept jours comme l'affirme la Bible, chacun, dans ses parole et ses actes en poursuit l'oeuvre étrange et insaisissable.
Joseph ROUZEL, psychanalyste. Montpellier le 26 décembre 2008.
D'aucuns auront reconnu dans cette présentation des emprunts que j'ai fait à l'oeuvre magnifique de Pierre Legendre, notamment dans La fabrique de l'homme occidental. C'est voulu. Il s'agit là d'un hommage appuyé.
[1] Texte de présentation d'une exposition de photos d'Amélie Longuet, au restaurant « L'oignon givré » de Montpellier en octobre 2008. L'exposition présentait des photos de Punks européens, de Moines bouddhistes Thaïlandais, Birmans ou Laotiens et de toute sortes de gens rencontrés par Amélie au cours de ses pérégrinations.
[2] Expression que j'emprunte à Marguerite Duras dans Ecrire .
pas de reponse concernant le financement absolu de ce beau reportage...
amelie
lundi 11 mai 2009