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De la trace à l’écriture, une histoire de temps ( 2ème congrès Psychasoc)

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Michel Hugli

mercredi 12 mars 2008

« Le travail social, ça s'écrit comment ? » Tel est l’intitulé de cet atelier ? Et les organisateurs d’ajouter : « L'écriture de la pratique passe forcément par une pratique de l'écriture. L'écriture, bain révélateur du savoir et du savoir-faire des professionnels, témoigne aussi d'un engagement personnel. » Probablement est-ce vrai, puisqu’ils le disent… Personnellement j’aimerais rester modeste ; je n’oserai dire par exemple que je pratique l’écriture. Parfois, j’écris, c’est vrai, mais ce que j’effectue n’a rien à voir avec la pratique de l’écrivain. Par contre j’aime lire, et par conséquent consigner par moments quelques idées ou souvenirs, exprimant ainsi peut-être le plaisir que j’ai à exercer mon métier d’éducateur d’enfants en difficulté, ou mes soucis, ou mes questions…

Je travaille à l'Institution de Lavigny, fondation centenaire de Suisse romande, à l'origine « dévouée » à des enfants épileptiques et regroupant actuellement plusieurs secteurs, dont un hôpital neurologique, un département socio-éducatif hébergeant des personnes handicapées mentales adultes et une école, un peu à part, « la Passerelle » qui accueille 60 enfants externes ou internes souffrant de problèmes psychoaffectifs et/ou neurologiques. C'est là que je suis engagé comme éducateur, coresponsable avec un enseignant d'une classe d'élèves en fin de scolarité spécialisée, quand le choc du réel frappe à la porte.

Depuis trente ans dans le milieu de l'éducation spécialisée, je me suis toujours occupé d'enfants et d'adolescents souffrant de grandes difficultés scolaires et présentant des troubles du comportement ou de la personnalité. En étroite collaboration avec des enseignants spécialisés et des thérapeutes, j'ai donc eu à prendre soin autant de jeunes très explosés et explosifs, dans mon travail précédant en internat pour adolescents en difficulté, que de jeunes très renfermés ou mystérieux comme maintenant.

Or ce qui continue de m'étonner, chez tous ces enfants rencontrés, c'est le refus du temps (pensons par exemple au refus de la montre ou de l'histoire), ou plutôt l'absence d'inscription dans le temps, quand ça n'est pas la négation du temps, du temps qui passe comme du temps qu'il fait. L’étonnement, toujours stimulant, aspire à des réponses et provoque en tous les cas des hypothèses de travail. Par exemple : L’écriture ne serait-elle pas une porte d’entrée possible à cette inscription dans le temps ?

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Cet été, à Avignon où j'ai passé une bonne semaine durant le festival Off, le dernier spectacle auquel j'ai eu le bonheur d’assister était une adaptation de deux nouvelles de Gabriel Garcia Marquez, « Macondo » : Sur scène, dans une pénombre bleuâtre, deux bohémiennes nous envoûtent et nous entraînent dans un monde entre rêve et réalité, entre réel et fantastique, entre vie et mort, entre beauté et horreur.

DE retour chez moi, je me suis plongé dans un livre de mémoires d’enfance et de jeunesse de l’écrivain colombien, j’ai lu cette phrase, en exergue : « La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient ». 1

Cette phrase me touche, car j’y découvre ce que j’essaie de faire quand je couche quelques idées par écrit. Dès lors je dois bien accepter la critique émise une fois par un collègue, à savoir que ce que j’écris est plus du domaine de la justification, de l’autosatisfaction, que de l’évaluation, de la recherche ou de l’analyse de pratique.

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Dans un petit livre de poche consacré à la Préhistoire 2 , l’auteur introduit ainsi son propos : « En règle générale, les enfants de tous âges s’intéressent à la Préhistoire (…) La Préhistoire fait rêver. On ne sait pas trop où elle se situe dans le temps. Elle est à la fois très loin et très proche de nous. Les images de grottes constituent un point d’ancrage ». Allez savoir si la Préhistoire nous parle parce qu’elle ne nous menace pas. Ce d’autant plus que bien souvent, on la relate à la manière des contes de fées. Un peu comme l’Egypte et ses pyramides, qui passionnent petits et grands. L’enfance du monde ne nous permettrait-elle pas de rester dans l’enfance tout court et de rêver notre enfance. Les grottes de la Préhistoire sont le pendant laïc à la crèche de Noël. Sorte de clairs-obscurs dans la nuit. Quoi qu’il en soit, acceptons l’idée que partir avec des enfants en quête des origines de l’humanité, c’est les aider dans la quête de leur propre origine. J’aime le mot « quête », qui est une aspiration ; il renvoie à « enquête » qui est un travail intellectuel.

Je vous lis quelques notes prises au cours d’une escapade en montagne voici 6 mois :

Dans la nuit. Nuit juste dérangée par un néon rachitique demeuré allumé dans la cuisinette attenante pour rassurer les petits. Nous sommes là à 2200 mètres d’altitude dans la cabane CAS du vieux Emosson. Curieuse cabane, à vrai dire, située au pied du barrage et construite à même la falaise. On se croirait dans une grotte protégée par des planches noircies par la fumée et le soleil valaisan. J’accompagne la classe des Marsupilamis et j’ai emmené avec moi trois grands élèves pour m’aider. Julien, Arnaud, Floriane. Avec la classe des « grands de Morges », nous étions déjà passés par là deux semaines auparavant. Demain nous irons voir les traces de dinosaures. Nuit tranquille, juste dérangée par les bruits de bouches, les petits ronflements, les soupirs enfantins et d’autres bruits moins réjouissants. Hors du temps. Dans mon sac de couchage, je regarde ma montre à la lueur de ma lampe de poche. Minuit. 2 heures. 4 heures… Pourquoi ai-je bu du café hier soir ? Le temps passe, habité de pensées qui tournent en boucle.

Une idée me vient : ce sont les traces puis l’écriture qui nous font entrer dans le temps. Traces : je pense d’abord au Petit Poucet. Ou Jeannot et Margot (Hansel et Grethel si vous préférez), j’aime mieux la version de Grimm : « A l'orée d'une grande forêt vivaient un pauvre bûcheron, sa femme et ses deux enfants. Le garçon s'appelait Hansel et la fille Grethel. La famille ne mangeait guère. Une année que la famine régnait dans le pays et que le pain lui-même vint à manquer, le bûcheron ruminait des idées noires, une nuit, dans son lit et remâchait ses soucis. Il dit à sa femme : Qu'allons-nous devenir ? »

Qu’allons nous devenir ? Irruption du temps ! C’est d’ailleurs cette irruption du temps qu’il est si difficile à vivre pour des parents d’adolescents. Il était une fois, il sera une fois…

Depuis 25 ans, je raconte de contes aux ados, comme pour entrer dans le temps. Comme si l’imaginaire nous faisait entrer dans la vérité. Une histoire pour faire l’histoire. Le problème des traces, c’est qu’elles s’effacent… Peut-être est-ce pourquoi on parle de Préhistoire jusqu’à ce que l’écriture apparaisse ? Demain nous irons donc examiner les traces de dinosaures. Quel intérêt est-ce que cela a ? Et puis il faut tant de mots pour essayer de comprendre d’abord, et d’expliquer ensuite. Imaginaire encore. Des traces de dinosaures découvertes voici 30 ans à cause du retrait des neiges éternelles qui ne le sont plus et de l’érosion qui reste un signe du temps. Ces traces-là aussi vont disparaître. Il paraît qu’un des problème sur le site d’Emosson, c’est qu’on ne voit pas le sens des 800 traces inscrites dans la pierre. Le sens, c’est-à-dire la direction et l’organisation de ces traces.

Traces, je pense aussi à la Vallée des Merveilles, dans les Hautes-Alpes, où je suis allé voici 3 ans, avec d’autres jeunes de La Passerelle.

D'abord, il faut accepter de conduire les élèves dans le domaine des dieux ou, en d'autres mots, accepter qu'il est de notre mission – peut-être de notre mandat - de les confronter (et nous avec) à ce qui ne s'explique pas et à ce qui nous dépasse. La vallée des Merveilles, ce sont quelques 37000 gravures néolithiques martelées entre 2000 et 3000 mètres d'altitude, sur des dalles qui flanquent les deux versants du Mont Bego, sur la commune de Tende dans les Alpes-Maritimes. Une sorte de livre de pierre. « Au pied du Mont Bego – raconte la légende – il existe une vallée maudite, la vallée des sortilèges; on l'appelle le Val des Merveilles. Il s'y passe de drôle de choses. Le Diable lui-même et son armée de diablotins hantent la vallée. Ils logent sous une roche près du sommet d'une montagne appelée Cime du Diable. » Un jour fut consacré à la découverte du site archéologique proprement dit, en compagnie d'un guide de Tende rencontré au refuge CAF des Merveilles. Balade hors des sentiers, à la recherche des gravures. Pierres, roches, rochers, cairns, dalles, éboulis, abris sous roches, et partout ces petits dessins, généralement des corniformes ou des poignards. A priori, ces graffitis n'ont rien de très spectaculaire. Une personne non avertie pourrait être bien déçue ! Pourtant ces images symboliques ont précédé l'écriture ! Une autre belle journée de notre camp fut ce mercredi qui nous conduisit justement à la Cime du Diable. Avant de gravir cette montagne finalement assez facile et pas trop escarpée, nous longeâmes le Lac du Diable et fîmes une courte halte au Pas de Trem, le col du tremblement. Qu'on le veuille ou non, il y a quelque chose de l'exorcisme collectif, même dans ce qui ne fut au fond qu'une balade en montagne, avec un moment fort quand nous vîmes au loin la Corse, l'île de beauté. La descente de la Cime du Diable fut empreinte de bonne humeur, de ce type de réjouissance dont on ne sait trop bien si elle doit être gardée, contenue dans notre for intérieur, ou si au contraire elle doit être partagée, exprimée. La brume qui avait accompagné notre courte ascension s'était dissipée et, ensemble, on survolait, on dominait le monde, à nos pieds. Un petit monde, c'est vrai, mais qu'importe ! L'anxiété qui avait accompagné certains tout au long de la montée s'était également évaporée. Dans le courant de la descente, nous récupérons Loïc. Lui, il avait préféré nous attendre à un virage abrité, abrité surtout de toute vision sur le vide, vaincu par un vertige inexplicable qui l'avait rapidement contraint à grimper à quatre pattes. Loïc a repris des couleurs, ouf ! Juste en dessous, il y a le Lac du Diable, endroit prédestiné pour un dîner mérité. Un pique-nique tout de gaîté et de ricochets sur un lac aujourd'hui bien calme… De là, plutôt que de revenir simplement sur nos pas jusqu'à la cabane, nous préférons crapahuter à travers prés et pâturages, hors des sentiers battus, un peu à l'aventure, en direction des lacs Carbon et Saorgine, haut lieux de contes et légendes, haut lieux de rencontres toujours possibles ! Évidemment nous dérangeons quelques chamois, peu habitués à l'homme en cette saison. Aline était dans le groupe de tête, «coupant» où bon lui semblait, entre roches et herbes jaunissantes. Quand tout à coup, au milieu de nulle part, elle nous appelle, elle a découvert une roche couverte de gravures. C'est notre première vraie rencontre avec ces marques d'un autre temps. Et il fallait que ce fut elle qui nous y conduise, elle qui toute son enfance a tant souffert à cause de l'écriture et de la lecture. Alors le groupe se rassembla autour de ces traces énigmatiques pour essayer, après tant d'autres, de comprendre.

Quand j’ai écrit ce texte, j’étais en train de lire un beau livre d'Alberto Manguel 3 , sur la lecture. Je m’étais arrêté à cette phrase, où il est question de tablettes pictographiques découvertes récemment en Syrie et qui datent du 4è millénaire avant notre ère. Je repense alors aux gravures des Merveilles, je repense aux traces de dinosaures.

Par le simple fait d'avoir regardé ces tablettes, nous avons prolongé une mémoire datant des origines de notre temps, préservé une pensée bien après que le penseur a cessé de penser, nous avons pris part à un acte de création qui demeure ouvert aussi longtemps que les images gravées sont vues, déchiffrées, lues.

Et je me dis que d’aller admirer des traces du passé, c’est pour apprendre à penser, et pour s’inscrire à notre tour dans une pensée humaine qui nous précède et nous survivra. Et je me dis que d’aller admirer les traces du passé, c’est pour apprendre à écrire. Inscrire, mettre des mots sur ce que l’on voit et comprend. L’histoire commence avec l’écriture. Est-ce que l’écriture ne nous permettrait pas de dépasser la violence primitive ? Traces, je pense aux scarifications, aux tatouages, aux tags, aux Sms… N’est-ce pas comme une façon souvent sauvage voire désespérée de s’inscrire dans le temps, quand le temps présent ne nous laisse point de place.

Je revois encore confusément ces gravures des Merveilles. Symboles extraordinaires, ces gravures, généralement des corniformes, sont à même le sol, comme si l'écriture avait à se détacher de la terre. Tous ces corniformes ouverts vers le ciel semblent tendus vers le mont Bego, le taureau sacré, mouvement de la terre vers le ciel, et probablement de la mère au père.

Poursuivons par une petite histoire :

Un enfant ne parlait pas. Tous les examens médicaux menaient aux mêmes conclusions : il est en excellente santé, ses cordes vocales sont parfaites, la raison de ce mutisme nous est inconnue. L’enfant grandit. Il apparaissait bien fait et vigoureux, mais il ne parlait toujours pas. Il fit des études comme il put, réussissant assez bien dans les épreuves écrites, mais échouant régulièrement à l’oral – et pour cause. On lui trouva néanmoins un travail satisfaisant, pour lequel il n’avait pas besoin de parler. Quand vint le temps de service militaire, il fut réformé, car les examinateurs ne purent lui arracher une seule parole. Il reprit sa vie.

Un jour, alors qu’il avait vingt-six ans et qu’il prenait le thé chez une amie de sa mère, il dit soudain : « Je peux avoir un autre sucre ? » La surprise, parmi les personnes présentes, fut immense. La mère s’écria : « Mais tu parles ? » Le jeune homme se contenta de hocher de la tête. « Mais pourquoi n’as-tu jamais parlé ? reprit la mère. Pourquoi pendant toutes ces années es-tu resté dans le silence ? Pourquoi n’as-tu pas même dit un mot ? » Le jeune homme répondit : « Parce que jusqu’à maintenant, tout allait bien ».

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Je travaille donc à l'Institution de Lavigny.

A l'origine l’établissement s'appelait «Asile de Lavigny», je l'ai appris en faisant de la topographie avec une carte un peu ancienne. Ce mot, vieillot, connoté très négativement a disparu de notre vocabulaire socio-éducatif. C'est peut-être dommage : En effet, en parcourant un Larousse étymologique, j'ai découvert que « Asylum » signifiait : «lieu inviolable», sens que l'on retrouve dans « droit d'asile ».

Sur le site Web officiel de la commune de Lavigny, on peut lire : « Lavigny est idéalement placé à mi-chemin entre le Jura et les rives du lac Léman (…). Son relief est très varié, passant d’agréables replats aux importants coteaux, puisque notre territoire borde la rivière « L’Aubonne ». Ces particularités géographiques permettent à nos artisans de la terre de cultiver multiples espèces végétales, de la grande culture à la vigne, cela agrémentant au cours des saisons notre environnement. Nous bénéficions de splendides points de vue nous permettant d’embrasser cette magnifique campagne, ainsi que l’ensemble de l’arc lémanique. » Le site Web de l’institution rajoute : « La chaîne des Alpes qui se dresse derrière les eaux du lac, aux couleurs toujours changeantes au fil des heures et des saisons, la campagne environnante au relief varié, qui ordonne son vignoble, ses vergers, ses champs et ses forêts… Toute cette nature omniprésente dès que le regard se tourne vers l’extérieur et baigne de son climat vivifiant l’Institution de Lavigny. »

Exaltation de la nature, en particulier du lac et de l’eau, culte à la terre bienfaisante, cette terre qui au fond reste un peu la mère aimée et crainte à la fois. Dans un espace maternel si bon, il semble logique que notre institution veuille proposer à son tour « un environnement maternel suffisamment bon » pour reprendre une expression de Winnicott. L'institution de Lavigny veut probablement prendre le relais du lien à la mère, attendant de ce fait et malgré la professionnalisation de nos métiers, un dévouement à la fois à ceux dont on s’occupe et à l’institution elle-même, au fond une grande famille.

Sur le site Web de la commune, on lit aussi : « Lavigny, village situé sur un replat à une altitude de 517 m sur la route de l’Etraz en quittant Aubonne direction Cossonay ». Un bel ouvrage est consacré à cette commune, intitulé « Lavigny, sur la route de l’histoire ». La route de l’histoire, c’est d’abord la Vy de l’Etraz, ou la via strata, grande voie romaine commerciale et militaire. Nous sommes donc ici entre deux principes, l’un maternel, l’autre paternel.

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Depuis plus d’une année, je me suis replongé dans la lecture des deux volumes des œuvres complètes de Charles Ferdinand Ramuz, récemment édité par la Pléiade. CF Ramuz, écrivain et poète vaudois, né à Lausanne en 1878, m’avait déjà habité durant mon adolescence, et j’ai ressenti confusément le besoin de redécouvir cet auteur souvent tragique, dans un double mouvement de recherche d’identité, personnel et culturel.

Charles Ferdinand Ramuz, dans nombre de ses romans et de ses essais, célèbre le lac et ses gens, le Léman – le lac de Genève – avec toutes ses connotations maternelles : « Ô pays, penché en avant, où cherchait-on ta raison d’être ? Notre œil, pour la trouver, n’a qu’à se laisser aller à ta pente au bas de quoi ce miroir étincelle (…). Simple docilité à la topographie ; au milieu de nous est le lac, nous n’avons qu’à lui obéir. » 4 De son eau, il dit qu’ « elle nous détermine en tout ». L’écrivain ajoute encore : « Berceau, le mot est trop beau ; berceau de par sa forme, berceau ensuite de par ce qui y dort. Berceau d’une race et d’un caractère ; ah ! si on pouvait dire d’une civilisation ! » Or, pour Ramuz, le malheur de l’homme, c’est qu’il s’éloigne du lac, de l’élémentaire, de ce qui fonde sa vie. Ramuz semble refuser l’histoire. « Notre histoire (…) ne nous enseigne à peu près rien ; nos traditions sont contradictoires. » 5

Un commentateur de rajouter : « Ce refus de l’Histoire, qui seul permet à Ramuz de descendre en soi, de revenir à l’élémentaire, au monde d’avant l’Histoire, on le retrouve partout dans les romans du poète vaudois. Conflit insoluble chez lui entre la sensibilité liée à la terre, à la race, à un climat et l’intelligence qui relève du monde du père et qui est considérée comme fausse et mensongère. (…) Le refus ramuzien se dirige donc en premier lieu contre les attributs du monde paternel, tels que les normes, les traditions, les règlements, les nouveautés, les progrès, la technique, les idéologies politiques et religieuses. » 6

Dans « Aimé Pache, peintre vaudois », un de ses premiers romans où il raconte l’histoire d'un peintre provincial échoué à Paris :

Tout à coup, il voyait le monde, et comment il est fait, non pas pour nous, mais contre nous ; non pas pour le plaisir des yeux et de la jouissance du cœur ; non pas pour le meilleur de l’homme, mais pour ses besoins d’argent ; et qu’il est arrangé ainsi depuis toujours, de telle sorte qu’il faut qu’on y prenne sa place, non à son choix, mais de nécessité, et cette place, il faut la prendre ou disparaître… Et il se répétait : Séparation, séparation… Séparé des hommes, séparé de tout . 7

Dans « Farinet et la fausse monnaie », un autre roman où Ramuz peint un hors-la-loi attachant et fait de lui le symbole de la révolte contre le Pouvoir :

Votre liberté, qu’est-ce que c’est ? Ah ! emprisonnés que vous êtes, ah, numérotés ! et il y a la liberté écrite sur vos murs, mais regardez ce qui est dessous… Ça s’appelle des règlements, des décrets, des lois, des permis, ça s’appelle des autorisations ; moi, je suis autorisé à mourir. 8

Une thématique considérable, chez Ramuz, c’est ce qu’un critique nomme « l’impossible révolte contre le père » 9 . D’ailleurs pour ceux qui connaissent son œuvre, il est terrible de constater que le seul fils qui ose s’opposer à son père meurt ; pire même il est abattu par lui. 10 Cette thématique n’est pas, on s’en doute, sans lien avec la problématique personnelle du poète vaudois. Ce n’est pas sans difficulté, semble-t-il, que le jeune Ramuz est parvenu à imposer à son milieu familial sa vocation d’écrivain. En particulier à son père. L’on découvre un jeune homme pris dans un dilemme, dans une sorte de cul-de-sac à cause du choix impossible qui se proposait à lui : la révolte secrète ou la révolte ouverte. Fort heureusement pour lui, la situation dans laquelle il se trouvait se dénoua grâce à un professeur reconnu, une sorte de substitut paternel. Son désir d’écrire, qui était vécu jusque là comme une transgression, devint grâce à une médiation essentielle, une libération.

Pourquoi ce détour ramuzien, vous demandez-vous probablement. On n’est pas censé le connaître encore moins l’apprécier ! Et bien, c’est parce que « l’impossible révolte », c’est à mon avis le destin de plus d’un. De moi d’abord probablement, mais de tant d’enfants rencontrés ici ou ailleurs, aujourd’hui comme avant, et point n’est question de chercher un coupable, comme on l’a si souvent pratiqué par le passé avec les mères qui étaient trop ceci ou trop cela alors qu’elles avaient tout simplement été là ! On a beaucoup parlé, pensé, discouru sur la relation entre la mère et l’enfant. Mais a-t-on parlé autant de la relation au père, absent parfois ou trop présent, fort ou raté, autoritaire ou faible, mais quel qu’il soit, toujours une référence ! Une des missions de l’éducateur (au sens large), c’est d’aider l’enfant, le jeune ou peut-être le moins jeune, dans ce passage d’un monde maternel à un monde paternel. Je crois que l’écriture – même pour des enfants en échec scolaire – peut faciliter cette élaboration personnelle. Parcourir des sentiers alpins escarpés avec des jeunes adolescent(e)s en difficulté de développement et d’apprentissage, à la recherche de traces de dinosaures ou de gravures rupestres à ciel ouvert, ces aventures précèdent une autre quête, tout aussi hardie, celle de l’écriture. L’écrit, grâce à un effort de mentalisation, m’apparaît pourtant comme la voie privilégiée pour s’inscrire dans l’histoire, pour quitter le monde de l’enfance, celui de la préhistoire, et accepter de se projeter dans un devenir adulte.

Parler d’écrit, c’est autant parler d’écriture que de lecture ! Voici trois années, quand je commençai à réaliser que le départ de mon père vers l’au-delà était imminent, ne sachant paradoxalement plus vraiment de quoi causer avec lui et vers quelle rationalité me retourner, ne sachant plus par quel bout attraper ce temps qui filait et se défilait, je lui proposai de lui faire la lecture des « Ecritures », et plus précisément des « psaumes » qu’il aimait tant ! « Un ou deux chaque jour, tu es d’accord ? » Je me souviens d’avoir pu en lire une vingtaine, avant qu’il ne « s’en aille ». Mais qui s’était senti apaisé, lui ou moi, ou les deux ? Allez savoir…

Ah, j’oubliai : j’ai 53 ans. Mon fils en a 21.

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Revenons à mon travail à La Passerelle : D’abord, dans notre vie quotidienne, il y a donc ce qu’on peut vivre, expérimenter, il y a les rencontres qu’on fait. Destins croisés ! Vies qui se entrecroisent. Dans notre « classe des grands » à Morges, dès le départ, nous avons instauré le rituel de « la feuille de semaine », feuille qui d’ailleurs a pris des formes variées suivant les jeunes et leur rapport à l’écriture. Feuille à la main (crayon, stylo, plume), page à l’ordinateur, carnet de bord, cahier d’écriture. Là, face à la page blanche, il s’agit de raconter. Ce qu’on a fait, ce qu’on a aimé, si possible dans l’ordre et avec un minimum d’omissions et d’oublis. L’orthographe reste au second plan au grand dam des familles, d’ailleurs.

Proposer aux enfants de faire l’exercice que je fais là devant vous, en particulier au début de mon intervention. Ecrire, parler, sans gêne. Délier ce qui est trop souvent lié.

L’écriture, c’est aussi le lieu symbolique d’une rencontre possible entre celui qui écrit et celui qui lit, grâce à la médiation du temps. Il est important évidemment d’entendre ce que les uns et les autres ont écrit. J’adore ce moment de fin de semaine, quand chacun lit devant les autres ce qu’il a écrit. La banalité de la vie quotidienne ouvre sur le bonheur du verbe. Plus même : sur le bonheur d’être !

Ecrire, prendre le temps d’écrire… Prendre le temps d’écouter. Bien sûr.

Ecrire, s’inscrire dans le temps par l’écriture, assumer et comprendre ainsi le temps qui passe.

Ecrire pour que le temps vécu, le temps perçu, ne soit jamais du temps perdu !

Ecrire pour appréhender le temps qui passe, le visiter, le revisiter, l’organiser. Il est essentiel d’aider nos jeunes à reconstruire l’histoire et le passé, en commençant par le passé récent.

La « feuille de semaine » avec son cadre formel – « vos petites cases » ironisa un jour une collègue – qui puisse contenir les créations imaginaires, les délires, les trop-pleins d’angoisse, permet de rassurer l’adolescent sur le fait qu’il sait penser. Cette feuille permet de dépasser une envie d’atemporalité et d’immuabilité instaurée par crainte d’être submergé par ses désirs et ses fantasmes.

Ecrire, c’est d’abord une liberté à prendre, c’est aussi l’acceptation du risque d’erreur, coexistant du risque de pensée : l’adolescent doit le surmonter.

La « feuille de semaine » propose un espace à occuper, donc laisse la place à l’affirmation de soi, tout en donnant des limites à ne pas dépasser. Découverte de la loi.

Je pourrais faire état là de nombreuses autres expériences d’écriture. Je repense – et ce sera ma conclusion – à cette activité que nous avions mené avec notre collègue Marie-Hélène : la fabrication de beau papier. Suite à cela, chaque élève avait dû choisir un texte de Léonard de Vinci ; le maître de la Renaissance nous avait accompagnés durant tout un trimestre. Aujourd’hui, il nous regarde dans la salle à manger. Michaël, jeune homme taciturne et des plus discrets, solitaire, pour ne pas évoquer d’autres troubles psychiques, avait opté pour un texte surprenant, avant de le recopier avec application : « l’encre et le papier »

Le papier méprisait la noirceur de l’encre. Or celle-ci souilla la blancheur dont il était si fier. Le papier, se voyant tout taché par cette noire humeur de l’encre, s’en plaint auprès d’elle ; mais l’encre lui montre alors que, grâce aux mots qu’elle a tracés sur lui, il a maintenant de la conversation.


Lausanne, le 23 octobre 2007

1 Gabril Garcia Marquez – Vivre pour la raconter – éditions du Seuil – 2002

2 Jean Clottes – La Préhistoire expliquées à mes petits-enfants – éditions Grasset – 2003

3 Alberto Manguel – Une histoire de la Lecture – éditions Actes Sud – Arles – 1998

4 Charles-Ferdinand Ramuz – raison d’être

5 Charles-Ferdinand Ramuz – raison d’être

6 Manfred Gross – Le Père Omniprésent – éditions Slatkine – 1998

7 Charles-Ferdinand Ramuz – Aimé Pache, peintre vaudois

8 Charles-Ferdinand Ramuz – Farinet ou la fausse monnaie

9 Roger Francillon – L'impossible révolte contre le père - 1987

10 Charles-Ferdinand Ramuz – La guerre dans le haut pays

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