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Dire non à la jouissance

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Joseph Rouzel

samedi 06 novembre 2004

L’être dit humain - c’est à dire sorti de l’humus, issu de la glèbe et de l’argile, comme nous le rappellent divers mythes de création - l’être humain donc présente un organisme animé par une énergie débordante, excessive. Le corps, l’homme ça l’excède, le dépasse, le submerge, le déborde, le bouleverse, l’inquiète, et l’embarrasse. Cette énergie en-trop, en excès que Freud nomme pulsion, ça pulse sans cesse. La poussée de la pulsion dit Freud est constante. Et ça vaut mieux. Le jours ou nous ne sentirons plus dans notre corps cette énergie qui nous dérange, c’est un signe clinique qui ne trompe pas, nous serons mort. Mais nous ne serons plus là pour le dire ! Freud dit clairement que cette histoire de pulsion, c’est « notre mythologie », autrement dit une façon de border d’un mot l’énigme que creuse la vie qui anime notre corps. Bref un corps humain ça jouit , et pour le dire de façon triviale, mais réaliste, ça jouit par tous les bouts et tous les trous. Ça jouit ou plutôt ça veut jouir. Cette volonté de jouissance, increvable parce qu’elle constitue de fait le moteur du corps humain, Freud la nomme : pulsion de mort, au sens ou cette tension dans le corps qui nous excède cherche le plus court chemin de son apaisement. C’est cette même pente que Lacan nomme jouissance. Mais la jouissance, c’est à dire la totale et absolue satisfaction de la pulsion est impossible pour l’être humain. Pourquoi : parce qu’il parle. La parole fait barrage à cet jouissance excessive en l’interdisant. C’est la fonction inaugurale de l’interdit de l’inceste. C’est cet impossible et cet interdit de la jouissance qui fait d’un organisme animal vivant un corps humain socialisé. Autrement dit il existe dans ce même corps jailli de terre, une autre énergie non-naturelle qui fait barrage à la jouissance, la dérive, la détourne de son but. Si la jouissance du corps pulse à partir de l’énergie vitale qui l’anime, elle diffuse dans ce corps comme un toxique. Voilà bien le paradoxe de la nature humaine, de la tension qui agite l’espèce: la vie pour l’homme est toxique. Il faut donc la désintoxiquer, lui faire subir un traitement.

Le traitement introduit dans le corps humain pour détourner la puissance destructrice qui l’habite, tout en s’en servant pour produire des formes de vie socialement acceptables – sublimation, nous dit Freud – ce traitement se nomme : culture. Culture que Claude Lévi-Strauss dans son « Introduction à l’œuvre Marcel Mauss » 1 définit ainsi : « Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes dans lesquels se place le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion ». Freud pour sa part en propose une définition plus serrée pour ce qui nous occupe : « La culture désigne la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux. » 2

Ici l’anthropologue et le psychanalyste se font écho, l’un sériant les appareils de la culture, l’autre en précisant l’usage. La culture dont le socle repose sur ce fait indéniable que l’être humain parle – ce pourquoi Jacques Lacan le nomme « parlêtre »- agit comme un « non » absolu à la jouissance, à l’énergie débordante de vie qui anime l’organisme humain. Non à la jouissance, tel est l’impératif catégorique qui gouverne en sous- main- qu’il le veuille ou non- l’humain, parfois trop humain, comme le désignait Nietzsche. C’est ce « non à la jouissance » que déclinent les civilisations, les sociétés et dont les familles se font le relais. Le processus descendant de transmission du niveau le plus radicalement anthropologique jusque dans l’espace social et familial et qui aboutit à la naissance d’un sujet, n’est autre que ce que l’on nomme éducation. « L’éducation, souligne Freud dans sa première conférence de 1917, c’est le sacrifice de la pulsion. » 3 L’éducation est une des déclinaisons de l’appareil civilisateur de la culture. Chaque sujet est introduit, contraint et forcé, à ce mode de traitement par ces éducateurs naturels que sont les parents. La dialectique père/mère opère une mise en tension entre la puissance de vie et le pouvoir du langage qui permet à chaque petit d’homme de cheminer de la pulsion au désir. Le désir naissant de cet empêchement de base que je nomme traitement. Les formes de traitement de la pulsion sont donc transmises dans l’espace familial, qui les tire de l’espace social, du vivier des représentations, valeurs, idéologies qui constituent le fond de scène sur lequel évolue une génération. Ensuite tout sujet, assujetti, à cette loi d’airain, va produire ses propres modes de traitement. Il va intégrer le non à la jouissance. Mais tout de la pulsion constate Freud, n’est pas éducable. Ce qui signifie qu’une partie de l’énergie disponible ne trouve pas de voies d’expression dans des formes socialement valorisées. D’où par moment le débordement. Le chemin de la jouissance, quoique barré, et souvent mal barré - même s’il se présente comme impossible , car l’appareillage du vivant biologique de l’organisme à l’ordre du langage qui lui donne corps, l’a construit comme perdu - n’en continue pas moins d’attirer l’énergie pulsionnelle. En effet c’est un chemin qui - même s’il n’existe pas- se présente comme plus rapide, plus facile. D’où une série de formations dites par Freud de l’inconscient, de mises en forme de cette énergie brutale, dans des versions inacceptables par la communauté humaine. Certaines formes ne prêtent pas trop au désordre social, d’autres si. Citons les lapsus, les oublis, les actes manqués, les passages à l’acte, les rêves, les fantasmes, les symptômes. Un ensemble de manifestations qui autorisent la décharge plus rapide de l’énergie pulsionnelle. On voit ici que ce que l’on nomme passage à l’acte participe de cette précipitation de l’énergie, toujours en excès par rapport aux possibilités de recyclage que l’on nomme socialisation, vers une porte de sortie « jouissive ». ça peut faire mal très mal, mais ça fait du bien à la pulsion, voilà le paradoxe. Tous sujet se trouve ainsi en permanence devant un choix : soit en passer par les contraintes sociales qui produisent autant de modes de traitement de la jouissance, soit lui laisser libre court. Encore faut-il que la société dans laquelle il naît et vit mette à disposition le théâtre et les rôles qui en favorise la mise en scène. Or c’est bien là que le bât blesse dans notre société post-moderne: les modes de transmission du « non » sont battus en brèche. En effet nous assistons à la fabrication d’un « homme nouveau », un sujet symbolisé, à qui on aurait arraché toute culpabilité et possibilité critique, un pur consommateur en quelque sorte. L’impératif du capitalisme qui a endossé il y a belle lurette les habits du néo-libéralisme et de la mondialisation c’est une jouissance sans entrave du marché : jouissez, c’est un ordre. Pour cela il s’agit de détruire tous les fondements de l’autorité les uns après les autres. Tous les représentants de l’autorité, les passeurs du « non à la jouissance » se trouvent délégitimés. Parents, éducateurs, professeurs, représentants de l’ordre, magistrats, politiques… autant d’empêcheur de jouir en rond qu’il s’agit de déquiller. 4 Combien de parents, d’éducateurs, de personnes en charge d’autorité n’osent plus dire « non » de peur de se fâcher avec les enfants dont ils ont la charge- car c’en est une, et noble de surcroît ! Notre société sous ses aspects libéraux débridés, où seuls la loi du marché prévaut, alimentés par la volonté de jouissance consumériste, où le « tout, tout de suite » d’essence toxicomaniaque bat le haut du pavé, ne soutient plus dans leurs choix ceux qui ont la charge d’en assurer la transmission. Le moindre petit « non » peut aujourd’hui déclencher une catastrophe. 5 Un fait divers récent nous le rappelle.

Pierre a 14 ans. Il habite un petit village tranquille, Ancourteville-sur-Héricourt, typique du pays de Caux. C’est un bon élève de 4 éme au Lycée Henri-Wallon de Fauville-en-Caux, en Normandie profonde. Ce mercredi 27 octobre vers 15 heures, en vacances de Toussaint, il est attelé à la construction d’une rédaction. « ça m’a pris d’un coup, expliquera-t-il plus tard. Ça me trottait dans la tête depuis quelques jours et là, il fallait que je le fasse ». Il a pris le fusil de chasse de son père et attendu arme au poing le retour de sa mère partie chercher sa sœur, Marion âgée de 12 ans à son cours de natation. Elle était accompagnée de son petit frère Louis, 4 ans. En les attendant il s’est mis sur le magnétoscope le film Shrek. Dès que Lydie, sa mère, entre, il tire. Elle s’écroule, morte. Il la tire jusqu’à la salle de bain « pour pas que Marion la voie ». Mais lorsque celle-ci va prendre sa douche, elle découvre le corps. Pierre la pourchasse alors dans la cuisine et à nouveau fait feu. Il la laisse pour morte. Le petit Louis descend quatre à quatre les escaliers en hurlant, affolé. A nouveau Pierre tire pour le faire taire. Puis il se cale dans son fauteuil devant son film dont il reprend le cours tranquillement. Son père Thierry ouvrier chaudronnier rentre alors. Pierre tire, deux fois. Le père s’effondre. Ensuite de quoi Pierre prend son sac à dos, jette les clés de la maison dans la piscine, après avoir fermé la porte d’entrée, et enfourche son vélo. Il pédale jusqu’à Cany-Barville, 15 km plus loin. Pendant ce temps Marion, juste blessée, s’échappe par le velux. Pierre téléphone d’une cabine à la gendarmerie. Il sort une histoire à dormir debout. Il ne peut pas rentrer chez lui, prétend-t-il, il n’a pas les clés et il craint le pire : il a vu par la fenêtre son père allongé par terre. La petite Marion entre temps est arrivée chez les gendarmes qui arrêtent Pierre à 17h 45.

Le procureur de la République de Rouen, Joseph Schmidt, est atterré : « Il a donné quantité de détails, sans jamais manifester la moindre émotion. Comme s’il n’était pas vraiment concerné par tout ça ». 6 Il précise que Pierre n’a pas prémédité son geste. « Il a été dépassé par les évènements » lui a confié Pierre. Les voisins ne comprennent pas, Pierre était un « ange », sa mère Lydie une épouse et une mère de famille « très attentive ». Les experts psy convoqués se fendent du concept de « bouffée délirante ». ça nous fait un belle jambe. Mais que dit Pierre pour expliquer son crime ? Il dit très simplement que sa mère le « disputait tous les jours » et le tapait avec cette cuillère que dans le patois du pays de Caux on nomme « mouvette ». La veille du crime sa décision est prise : « il faut que ça s’arrête , que je tue maman ». En effet elle vient de lui interdire de jouer au foot et le prier de terminer d’abord ses devoirs. Lorsqu’il demande un euro pour acheter France Football , c’est niet. C’est en rédigeant son devoir pour l’école que la décision lui apparaît sans appel : « j’ai pris la décision de me dire que j’étais capable de faire ce que j’avais décidé ». ça fait beaucoup de décision décidée ! A priori il ne visait que le meurtre de sa mère, mais il a tué son père car celui-ci en rentrant du travail « allait voir que j’avais fait du mal à maman et allait donc me tuer aussi ». Il est mis en examen par la juge Sylvie Gosent, pour « assassinats », « meurtre aggravé » et « tentative de meurtre aggravé ».

Dans notre monde dit civilisé, des enfants sont élevés sans repères, sans limite. La seule chose qui compte c’est le libre marché des biens et leur consommation. Société du spectacle et de la marchandise généralisée, prophétisaient les situationnistes dès les années 60. Nous y sommes ! Comme le discours social empoisonne les représentations de père et de mère, et les délégitime dans leur autorité - le moindre interdit devenant maltraitance - ces enfants sont alors conduits à poser eux-même des limites. On le voit bien dans cet exemple terrifiant, ils en trouvent, mais du coté du pire. Car se construire ses propres limites, se dire « non » à soi-même relève d’une tache quasiment impossible. La jouissance s’arrête de fait, les gendarmes se font les agents de ce point d’arrêt. Car il y a toujours un poin,t d’arrêt, un point dans l’espace social où le « non » est énoncé. Ce point de butée à force d’être repoussé se produit dans un lieu terrible, celui de la confrontation au réel traversé par le symbolique. Le traitement du débordement pulsionnel par la justice - le droit ayant pour essence la régulation de la jouissance dans le champ social - va suivre son cours. Mais à quel prix ! Il faut que la vie de ceux qui ont en charge de le castrer s’arrête pour que « ça s’arrête » comme dit Pierre. Qu’est-ce qu’une société où ceux dont c’est le devoir de dire « non » ne sont plus soutenus par l’ensemble du corps social, si ce n’est dans des caricatures, des effets de manches où un Ministre se fait fort d’arrêter de jeunes délinquants en les enfermant ? Rigidité n’est pas rigueur. Enfermement n’est pas fermeté. Ceci n’enlève rien à la responsabilité de sujet de Pierre, il a à répondre de son crime. Mais comment soutenir une parole de sujet lorsque le socle du social, à savoir la valeur accordée à la parole d’autorité, se dérobe sous vos pieds ? Si l’homme est un loup pour l’homme, qui va se charger de lui limer les dents au petit d’homme, lorsque les adultes sont à ce point désavoués dans leur fonction civilisatrice ?

1 Texte d’introduction à Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie , PUF, 1950.

2 Sigmund Freud, Malaise dans la culture , PUF, Quadrige, 2002.

3 Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse , Petite Bibliothèque Payot, 1983.

4 Sur cette question voir l’ouvrage de Dany-Robert Dufour, L’art de réduire les têtes , Denoël, 2003.

5 Je prend appui ici sur les travaux de Jean Pierre Lebrun, psychanalyste belge. Principalement : Un monde sans limite. Essai pour une clinique psychanalytique , érès, 1997.

6 « L’acte est acéphale » précise Lacan. Il se produit sans sujet. Ce qui n’empêche que le sujet dans l’après-coup doit en rendre compte, en prendre acte, s’en faire le sujet, c’est à dire s’y assujettir.

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