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Donner du temps au temps

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Fanny Rouzel

dimanche 15 octobre 2006

Suite à la parution de mon dernier article, merci pour toutes vos réactions, vous avez été nombreux à m’envoyer des messages d’encouragement. Dommage de constater que si peu d’aides à domicile aient eu accès à ces textes en ligne.

Plusieurs mois ont passé depuis que j’écrivis mon dernier texte : corps à corps. J’y relatais des expériences vécues au quotidien dans mon milieu professionnel d’auxiliaire de vie, au domicile des personnes âgées. J’exerce toujours le même métier.

Aujourd’hui, je sens qu’il est temps à nouveau d’écrire, de réagir et donner corps au temps qui passe, sous peine de me laisser conduire dans les méandres du vieillissement de l’autre et de ne plus pouvoir distinguer le début de la fin et la fin du début. J’écris, donc, sur ma pratique professionnelle, non pas comme un exutoire qui en temps et en place me débarrasserait de tous mes vieux fantômes, mais bel et bien pour apporter ma pierre à l’édifice de reconstruction de ce métier de l’ombre.

Près de quatre ans que je travaille chez la même personne, c’est mon plus long contrat, le 1er où j’ai pu bénéficier d’une prime d’ancienneté, passés 3 ans. Quatre ans que je guide ses pas vers la grande aventure qui finit la vie. Main tendue vers le corps de celui qui s’en va et petit à petit se grignote, comme le temps lui grignote sa vie. Réactualisant constamment le passé, avec le sentiment aujourd’hui de rejouer l’histoire au quotidien, il est temps que de guerre lasse je m’arrête et me prélasse un peu dans les revers de l’analyse.

Car, de ce quotidien, confrontée au vide qu’il installe, je commence à ne plus bien distinguer les jours les uns des autres, car trop répétitifs. Je travaille 12 jours en continu, dans cette solitude où rien, ni personne ne saurait intervenir et qui s’appelle l’isolement et la routine. Etre seule avec l’autre , nous y voilà.

J’avais pensé pouvoir briser à volonté le processus en modifiant l’ordre des choses : ce qui était fait hier pouvait très bien s’exécuter demain ou différemment, pêle-mêle, vice-versa. Point s’en faut. Je pensais, parce que je m’étais penchée sur l’écriture pouvoir échapper à ce qu’il convient de nommer l’usure et la routine, celles-là même qui entretiennent le sentiment d’inutilité, d’absence de perspectives, d’abandon. Et puis, non, ce jour, j’ai creusé le trou dans le sable et rebouché le trou avec la même matière et je me suis sentie fatiguée d’être et demeurer là sans espoir de sortie que la sortie de l’autre. J’aurais pourtant juré mais un peu tard qu’on ne m’y prendrait plus, que je garderais la maîtrise de la situation. Je pensais pouvoir m’épanouir pleinement dans une vie personnelle pleine de surprises. C’est bien difficile quand le temps consacré à une seule personne se répète à l’infini et ne permet plus l’émergence du dynamisme du projet.

De cette personne que j’accompagne, peut-être désormais jusqu’au seuil de l’existence, à l’au revoir de la vie, nous distinguons-nous encore, comme sujets respectifs ? Je l’appelle Monsieur, il me tutoie et me prénomme, je sais ce que je suis pour lui : je suis l’aide à vivre. Mais, il parle de moins en moins et dort de plus en plus. Je parle de moins en moins ou chacun balbutie recroquevillé sur son rôle aidé-aidant. La façon dont nous nous désignons témoigne de notre engagement mutuel, c’est évident. Mais, qui de nous deux porte l’autre, mon corps porte le sien qui porte le mien.

Qui de nous deux porte la parole ? Mes gestes et mes mots sont-ils répétitifs au point de ne plus distinguer, le commencement de la fin, le bout du bout ? Notre isolement nous cantonne dans une familiarité que seule notre absence et notre départ viendront rompre. Nous le savons tous les deux. C’est ainsi que malgré toutes mes bonnes intentions, le souci de bien faire, mon auto évaluation, mon analyse quotidienne de pratique, il risque de devenir objet professionnel, ce pour quoi je justifie d’un salaire à la fin du mois avec les heures qui se déclinent sur la feuille de paye.

Tout est parfaitement calé et coule comme dans le lit de la rivière entre les pierres lissées par le temps et je me demande quel projet vais-je bien inventer, quel acte vais-je poser pour rompre cette symphonie qui n’a plus rien de fantastique.

Au début, lors de mon arrivée chez ce monsieur, tout était à construire. Ayant perdu sa femme et son fils tout récemment, il ne voulait plus vivre, il survivait, sans avoir le courage d’y mettre fin, c’est du moins ce qu’il m’a dit et montré. Il ne s’habillait plus, s’alimentait de façon anarchique, alors qu’il est diabétique, restait couché toute la journée » Un jour je me jetterai par la fenêtre » disait-il et il habite au 10ème étage !! Dire que c’était simple, non bien sûr, mais forte d’une expérience de plusieurs années dans l’animation socioculturelle, plus une d’aide médico psychologique, je me disais, on pourrait « travailler sur la confiance, susciter le désir et réveiller l’envie, le mettre en demande » et les outils les moyens pour atteindre mon objectif, j’en avais pleins ma besace et le souci de m’en servir : recréer du lien social en m’appuyant sur les réseaux associatifs que je connais. Je savais bien que ce que je ne pouvais faire à sa place c’est vivre, mais peut-être allumer l’étincelle, faire vibrer les cordes du violon.

Nous avions donc un projet de vie , bien ficelé et il se l’est vite approprié. Passé le stade de l’apprivoisement, tout s’est mis en marche et en place. Il est allé dans un club de personnes âgées où il a pu rencontrer des gens de sa génération, se distraire en jouant aux cartes, participer à des moments de convivialité, des sorties et parler, converser, communiquer, avec d’autres personnes que les aides à domicile. Un service de transport de la ville : handistar, assure les déplacements car c’est une personne à mobilité réduite, en fauteuil roulant. Deux jours par semaine, il se rendait dans 2 clubs différents. Il habite en plein centre-ville et de nombreux commerces jouxtent son appartement de standing, il ne se passe pas une journée sans que nous fassions des sorties ensemble.

Il s’est vite requinqué, regimbé, a repris du poil de la bête au point où il a manifesté une période d’excitation et d’extériorisation, voire d’exhibitionnisme. Il avait reverdi. A ce stade, il proférait des grossièretés, tutoyait et tripotait tout le monde. Si à certains moments c’était comique, ça devint vite socialement insupportable. Il s’est fait virer d’un club et il devenait de plus en plus difficile de canaliser son langage grossier qui dérangeait. J’ai là regardé dans ma trousse à outils pour trouver une nouvelle porte de sortie qui lui permettrait de laisser la sienne ouverte à l’extérieur car ses enfants ne le trouvaient plus sortable. Je me disais qu’il avait peut-être désappris les règles de la vie collective et ai demandé son intégration à l’accueil de jour d’une maison de retraite. On a passé un deal, à l’essai au départ, et on n’insisterait pas si ça s’avérait trop pénible. Il s’y rend 2 journées dans la semaine et est apprécié pour ses qualités mobilisatrices, locomotrices.

Je ne supportais pas l’idée que ce monsieur puisse être exclu de sa communauté, l’institution étant sensée lui redonner ses marques et une certaine adaptabilité. J’éprouvais aussi le besoin que les choses soient partagées par des tiers, brisant ainsi cet infernal tête-à-tête, où la balle rebondissait toujours sur le même mur.

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Tout est rentré dans l’ordre, donc, et le temps en a repassé une couche.

Ah cet ordre des choses ! Où il est question de faire le ménage dans « cet étrange qui nous dérange ». Monsieur X gênait par ses propos déplacés, que la norme sociale et les codes en vigueur ne sauraient tolérer. Il s’est assagi, a réappris à vivre en conformité avec la société. Il est redevenu sage, disait l’entourage. Sage, acceptable et sortable, pour nous aussi, quoique il y a des fois on s’est payé de grosses parties de rigolades. On dit de lui que c’est un ange.

Aujourd’hui, le quotidien est bien huilé, tricoté au point de mousse. Toujours pareil. Quelques fois, comme pour me remettre en question, il vient jeter son grain de sable dans la machine. Pour l’enrayer, il tombe ou se laisse tomber (il le fait vraiment), sans jamais rien se casser. C’est arrivé tous les ans à chaque période de mes vacances. Et Il faut mettre en route l’arsenal des ambulances et des pompiers.

Est-ce me rappeler moi aussi à l’ordre et dire en quelque sorte : « n’oublie pas ta promesse !!!! »

La promesse

Au départ, rapidement il m’avait posé cette question cruciale « est-ce que tu m’accompagneras jusqu’à la fin ??? » et j’ai répondu en m’emberlificotant dans cette histoire de rôle des auxiliaires de vie d’accompagner les gens en fins de vie, que si les circonstances s’y prêtaient, que si je travaillais toujours, qu’il était encore à son domicile, oui, je serais là. Je lui ai rappelé qu’il avait des enfants, des petits enfants, des amis, qui ne le laisseraient pas tomber. Mais pour lui, ce n’était pas la même chose, Chacun devait prendre sa place dans son scénario personnel. Il voulait savoir si je serais là pour lui tenir la main jusqu’au dernier souffle, tous les jours et jusqu’au bout.

J’essayais tant bien que mal d’apporter une réponse qui me paraissait normale, sans mesurer bien sûr toute la dimension affective que mon engagement impliquerait, mais je ne me voulais surtout pas être l’irremplaçable.

Auparavant, j’avais été amenée à accompagner déjà plusieurs personnes âgées jusqu’à la mort, tout en travaillant chez Monsieur X.

Notamment, je suis restée 1 an chez une personne en fin de vie. Cette mission s’était mise en place 24H/24, dans cette intention, je travaillais 6 heures à suivre chez ce Monsieur totalement grabataire. Nous nous relayions jour et nuit à 4 aides à domicile. La fin de vie a duré 1 an. J’insiste sur la durée car la famille toute à la compassion qu’elle manifestait au début de notre intervention, n’avait à la fin qu’une hâte, c’est que ça se termine, au bout de tous ces mois : tout cet argent dépensé, les titres et les actions vendus. Les remarques fusaient quotidiennement sur la contrainte du sacrifice financier de la famille pour assurer notre salaire. Le monsieur est mort à l’hôpital et je n’ai pas eu à recueillir son dernier souffle. Je ne suis jamais allée à l’enterrement. Je n’ai fait que passer et j’ai repris mon parapluie et mes outils pour d’autres aventures.

Par la suite, c’est une dame de 95 ans, souffrant d’une maladie d’Alzheimer, que j’ai suivie jusqu’à la fin. J’y ai laissé des plumes car elle est morte dans d’horribles souffrances où seule la musique que je lui diffusais, adoucissait l’épreuve. J’ai accompagné trois autres personnes, aussi très âgées, dans des conditions similaires, seule. Bien sûr l’entourage n’est pas loin, mais quand j’arrive c’est pour que la famille se repose et dispose et je suis seule durant mon intervention, toujours seule. Il est bien rare qu’il y ait des échanges sur cet état de fait. J’arrive et je repars sans jamais demander mon reste, sans tambour ni trompette. Après tout, ai-je entendu dire : « c’est son métier, elle est là pour qu’on soit tranquilles ».

Monsieur X ne manquait pas de plaisanter : « tu vois, moi je tiens le coup » ; C’est un fait, que la mort des autres, loin de l’anéantir, alimentait l’espoir de poursuivre la sienne.

J’avais suivi jadis une formation dans une association qui s’appelle JALMAV « jusqu’à la mort accompagner la vie » Il s’agissait donc, de mettre en pratique ce fondamental acquis en théorie.

C’était, et je l’avais déjà expérimenté, sans compter sur la tournure et l’imprévu que prend la vie quand elle s’amenuise et se termine, que tous les jours elle s’accompagne de pertes et de petites morts. Toi, l’aidant, tu accompagnes aussi ces pertes : de la parole, des moyens, de la mobilité, de l’appétit, de la déglutition, de l’élimination, des repères et tu t’y substitues. L’arsenal médical est là pour t’aider et même si je trouve que la vieillesse est hyper médicalisée, tu répares d’un bout, ça craque de l’autre, bien vite ton projet de vie descend dans les chaussettes. Là, t’es pantois, y’a rien, pas d’échappatoire ou alors faire mine de ne rien voir ou ne plus voir du tout.

Donc, on peut dire que tout cela n’est pas si bien huilé que cela (c’est cet étrange qui nous dérange) et pourtant cela aussi tu l’inscris dans les actes de la vie quotidienne, Alors, le projet de vie s’essouffle t’il ? Par pour autant tant qu’elle est là. Force est de constater que c’est moi qui m’essouffle et me fatigue !!!!La fatigue se manifeste par les gestes qui deviennent plus machinaux et plus techniques aussi : entre les soins d’hygiène et de confort, tu portes, tu laves, tu masses et tu ramasses le corps qui se recroqueville. Tu mixes les aliments, tu les donnes à la cuillère, tu changes la protection, tu fais des lavements pour l’élimination et tu finis par tout faire dans le lit. De ces gestes dont je disais hier qu’ils étaient gestes d’amour, c’est la machine qui fait le reste : se met en place un processus de substitution qui contribue probablement à suspendre en vol mes pensées, me protéger du fond du gouffre. Les jours défilent et s’il y a toujours ce fond musical diffusé dans la pièce, certes, j’ai gardé la musique que j’avais dans le coeur mais je n’ai plus la même samba pour faire danser nos vies.

J’ai souvent envie de lui dire, oublie-moi petit père et meurt sans mes bons offices. Cette promesse qui n’en a jamais été une me fait violence et me tient rivée à l’absolu, être là, éternellement présente et disponible à l’infini.

Lui paraît serein, il divague gentiment dans des propos infantiles et séniles, il se laisse bercer. Loin désormais des repères du temps et de l’espace.

Comme chez beaucoup de gens âgés, il retrouve l’objet transitionnel, le doudou de l’enfance chez les petits : ses mouchoirs qu’il sème un peu partout comme pour dire, voilà ce qui me relie encore au monde.. Que de similitudes avec le début de la vie, car la boucle se boucle jusqu’à se rompre. Tu commences au biberon et couches-culottes, tu finis pareillement. Sa posture aussi redevient fœtale quand il se couche et il me font doucement rigoler ceux-là qui disent qu’il ne faut en aucun cas pratiquer le maternage alors que les gestes même te poussent au crime.

N’empêche que bien des questions en font naître de nouvelles. Ai-je bien procédé, lui ai-je laissé le choix d’être autre chose que la projection de ce que j’attendais de lui, que la vision que j’avais de la tournure des évènements qui mettraient fin aux choses. Ses enfants disent, c’est bien, quand vous êtes là, on peut se reposer sur vous.

Au début, quand tu arrives dans ce métier, pour l’entourage, c’est une découverte fabuleuse, tu es la perle rare, le miracle ambulant qui trouve des solutions à tout, ou presque (je ne sais toujours pas réparer la chasse d’eau), celle sur qui on peut s’appuyer. Mais les années passent et tout cela pèse lourd et l’entourage se raréfie, la reconnaissance aussi. T’es seul, terriblement seul avec la souffrance et les angoisses de l’autre que tu finis tôt ou tard par t’approprier, car il n’existe aucune échappatoire telle que des espaces de médiation, de paroles échangées sur ta pratique.

Je peux bien entendu suivre une analyse, adhérer à un groupe de paroles, mais la fatigue l’emporte en fin de journée et je n’ai plus envie de parler de ce qui me tient éveillée, le mortifère et le morbide.

Voilà, je vais aller arrêter la chasse d’eau.

Je reviendrai, promis, écrire une autre fois, sur nous les petites fourmis travailleuses qui oeuvrons dans l’ombre et le silence. Là présentement, je dois reconstituer une partie du puzzle, arrêter de creuser un trou pour rien et y planter un arbre pour nous régénérer. Sur cet arbre, devinez quoi qu’il y’aura, des bourgeons, des feuilles et des fleurs qui au printemps refleuriront, c’est vous qui m’écoutez qui les ferez revivre. Car, disait Prévert

« Il y aura toujours un trou dans la muraille de l’hiver, pour revoir le plus bel été »

Octobre 2006

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