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En dessous de la barre

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Bernard Montaclair

jeudi 18 août 2005

« Le directeur général s’entoure d’un état-major, d’un directeur des ressources humaines, de directeurs, de sous-directeurs, de chefs de service. Il a un cabinet conseil, un avocat, un comptable spécialisé dans les opérations boursières. De moins en moins d’éducateurs spécialisés… »

Il est un peu gauche, derrière la barre, à gauche. Son avocat parle à sa place.

Du côté de la barre de droite, le président de l’association gestionnaire a le nez caché derrière des papiers. Son avocat parle à sa place. A défaut de parler droit, on parle de droit.

En face, devant les barres, sur une estrade, les juges prud’homaux répriment poliment un bâillement. Un maigre public est venu soutenir ses champions.

La scène commence par un monologue.

L’avocat explique en termes juridiques, ce n’est pas facile, l’émotion de son client.

Un psychothérapeute empêché de psychothérapie par son directeur. Il brandit des lettres dans lesquelles on ordonne au psychothérapeute d’être aux ordres. Mais cet ordre, hiérarchique, n’est pas de l’ordre de ce que le psychothérapeute estime être sa déontologie.

Napoléon, dans son Code, a inconsciemment oublié de prévoir les conflits du pouvoir.

Les acteurs échangent donc des répliques qui sont inscrites dans une autre dramaturgie.

Un autre monologue, patronal celui-ci, tout aussi surréaliste, succède au premier. L’avocat glose sur Freud, et la correspondance, le style, le vocabulaire du psychothérapeute..

Personne d’ailleurs, ne s’est vraiment parlé, et le mot « enfant » n’a pas été prononcé dans le prétoire.

Spectacle pitoyable.

Ce qui se joue n’est pas devant ni derrière la barre, mais, comme le dirait Lacan: « en dessous de la barre » . L’avocat de l’employeur, lui, était en dessous de tout. Un petit avocat n’a pas plus de respect pour Freud que le Présidant n’en a pour son personnel. Comment alors les usagers parents, enfants, pourraient être, à leur tour, respectés ? . L’entreprise pourrait être spécialisée dans les moulins à café, ce serait, des deux côtés, le même discours.

La pièce pourrait être intitulée « La méprise », « Le mépris », ou « Le malentendu » Peut-être même : « Les raisins, ou les raisons, de la colère ».

Management oblige, les conflits sont maintenant codifiés dans des procédures, en termes juridiques. Comme dans une entreprise du bâtiment, syndicats d’employeurs et d’employés oublient parfois le sens de la navigation dans l’univers des hommes qui souffrent. Et ce bâtiment là ne va pas bien du tout. Il erre. A la barre, un président qui semble ignorer ce qu’il en est du véritable travail psycho-éducatif. Il pilote sans instruments. Dans le monde du football, il ne fréquenterait pas les vestiaires et se débarrasserait des meilleurs joueurs. On ne le garderait pas longtemps.

Le Directeur général, qu’on a chargé à tout hasard de mettre de l’ordre, manie le balai à tout va. Une dizaine de procédures comme celle-ci sont en cours depuis quelques années. Il s’entoure d’un état-major, d’un directeur des ressources humaines, de directeurs, de sous directeurs, de chefs de service. Il a un cabinet-conseil, un avocat, un comptable spécialisé dans les opérations boursières. De moins en moins d’éducateurs spécialisés.

Les notes de service, les décisions sans concertation, les avertissements et les sanctions disciplinaires pleuvent sous le ciel normand. On recherche des « témoignages » pour appuyer la stratégie. La peur s’instaure. A qui le tour ? Beaucoup se laissent instrumentaliser, surtout ceux qui, nouveaux arrivés, ne peuvent suivre les arcanes souterraines..

On déqualifie. Mais on ne lésine pas sur l’encadrement. Encore moins sur le coût des procédures.

Parmi celles-ci, le licenciement d’une éducatrice spécialisée de plus de cinquante ans, qui, médaille du travail à l’appui, a vingt-huit ans d’ancienneté dans l’établissement. Elle s’est, au fil des années, et à ses frais, formée et perfectionnée en psychologie, en dynamique de groupes, en Balint. Sa parole n’était pas plus considérée que celle d’une jeune remplaçante embauchée depuis huit jours.

Sa faute la plus grave est d’avoir refusé, poliment mais fermement, de faire un témoignage écrit contre un de ses collègues, délégué syndical. Elle avait pourtant participé à des travaux associatifs sur « les valeurs », sur « l’éthique ». Vains investissements. Les administrateurs n’attachent parfois de l’importance qu’aux effets d’annonce et à la langue de bois.

Accusée d’abord, avec ses trois collègues, d’un « défaut de surveillance » dans une affaire de jeunes enfants qui ont joué à touche pipi, l’accusation n’a pas tenu, comme la tentative de faire de cet événement une affaire d’Outreau en signalant le touche-pipi au Procureur. L’enquête a fait long feu. Il est difficile de prendre au pied de la lettre les déclarations d’un gamin de onze ans qui dit aux enquêteurs, pour se défiler d’une fugue, qu’un copain de douze ans « l’a baisé ».. Ou alors, il faudrait, devant ce grave cas de sodomie, lancer dans l’établissement une campagne de prévention contre le sida. Alors la direction a cherché autre chose pour baiser l’éducatrice: des « absences non justifiées ». Cela non plus n’a pas marché parce que les absences de l’éducatrice l’étaient, justifiées, lettres à l’appui.

Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage.

Dernier recours pour le directeur: l’appui d’un psychiatre qui n’a pratiquement jamais rencontré l’équipe, et qui, après quelques entretiens avec les jeunes de ce groupe, conclut sur la dangerosité de la situation et la nécessité de recomposer l’équipe d’adultes. La mutation des quatre pestiférés est alors présentée comme une solution, sur prescription médicale, aux « difficultés » que connaît ce groupe, enfants et adultes compris. Les quatre professionnels refusent cette mutation, brimade inutile et diffamatoire qui ne résout en rien les difficultés de ce groupe et des autres, et pérennise les défaillances institutionnelles.

Le psychiatre ne serait-il pas membre de l’équipe pluridisciplinaire? Et la psychologue, qui s’en tient, elle, en tant que cadre, à la neutralité ?

Il faut dire que l’équipe en question est composée, outre l’éducatrice, de deux moniteurs-éducateurs qui sont délégués syndicaux, et d’une stagiaire en cumul de CDD. On les a renvoyés chez eux (mise à pied conservatoire) sans les entendre. Les enfants, et leurs parents, n’ont plus revu leurs référents. Le personnel, lui, a des doutes sur ces collègues impliqués dans de graves histoires de mœurs. L’angoisse est montée d’un cran. La violence et le touche-pipi continuent à se développer dans tous les groupes. Comme dans tout phénomène institutionnel, l’ordinaire de la violence des non-dits est pernicieux et contagieux. Transfert ? Analyse ? Connaît pas.

Les éducateurs sont convoqués à un entretien préalable. Deux d’entre eux sont licenciés illico. Les deux autres sont « protégés » par leur mandat syndical, mais la direction ne désespère pas de trouver la faille.

Les prud’hommes vont encore avoir à se prononcer. Nouvelles pièces à l’affiche.

Nouveau jeu de monologues parallèles, de traductions maladroites en termes juridiques d’un drame où se joue tout autre chose.

Dans ces histoires sans véritable parole, deux éléments, en effet, sont ob-scènes.

Tout d’abord, et précisément , l’Histoire .

Les rares anciens pourraient en écrire sur les conflits entre les éducateurs de l’internat et ceux de jour, entre le soin, l’éducation et l’enseignement, sur la valse et la guerre des dirigeants. L’histoire de l’institution, ses restructurations successives qui n’étaient peu ou pas étayées par des évaluations objectives, mais cherchaient surtout à régler des conflits de territoire dans la guerre des chefs, est pourtant indispensable pour comprendre ce qui s’y passe aujourd’hui. Y compris l’histoire de l’association elle-même, les motivations du président à présider et aux administrateurs de siéger à un C.A.dont la devise semble être « Pas d’histoires ».

De la même façon, l’histoire de chacun des enfants dans la famille, dans les institutions précédentes, dans son quartier, ses relations familiales, tout ce qui peut rendre plus clair le comportement dans l’ici-maintenant, n’est pas, dans cette institution, étudié soigneusement. Matière éliminatoire au diplôme d’état d’éducateur spécialisé, la psycho-pédagogie est obsolète. Et rien ne peut la remplacer.

Autre élément ob-scène : Les « usagers ».

Les parents des enfants, blessés narcissiquement par l’échec de leurs responsabilités, ne peuvent qu’être agressifs devant l’intervention d’une Société qui dépense pour chacun des enfants, pour pallier leurs carences ou leur maltraitance, dix fois le RMI. La Loi de 2002, après d’autres dispositions, leur donne un droit à la parole. Ecoutés et respectés, ils pourraient devenir plus coopératifs. Mais la loi n’est pas appliquée.

Les enfants, blessés, déplacés, mal traités dans cet établissement hors la loi n’ont, pour exister, que le recours à l’indiscipline et à la violence. Leurs chamailleries, leur résistance à l’acculturation scolaire et citoyenne, leur violence ou leur anorexie sont à l’image de celles des adultes. Des groupes de parole avaient d’ailleurs été organisés par l’éducatrice et son équipe. Est-ce la circulation de la parole, comme celle des groupes d’adultes qu’animait le psychothérapeute, qui dérangerait la Direction autant sinon plus que les tempêtes syndicales ?

Depuis un siècle, d’Aichorn à Tosquelles en passant par les frères Oury et Tomkiewicz, les phénomènes de la pathologie et de la violence institutionnelle ont pourtant été décrits et étudiés, décortiqués dans des ouvrages, des congrès, des monographies. Mais certains dirigeants, certaines associations, persistent à nier cette évidence que les relations humaines sont toujours infiltrées par le désir de pouvoir et la peur de le perdre. Le déni gagne même certains travailleurs sociaux. Tous oublient que la parole, comme l’articulation du langage, est le seul moyen logique de générer un autre rapport entre les humains. Il n’y a pas que les enfants des Instituts de Rééducation qui refusent d‘apprendre à lire l’évidence et surtout à lire en eux-mêmes..

L’utopie consiste à faire comme si l’inconscient n’existait pas.

Le JE de l’autre scène appelle un autre théâtre que les banquettes poussiéreuses d’un prétoire.

Un remède? Mettre en cercle - et non plus face à face- les personnes pour qu’elles apprennent ensemble à se parler vrai et s’y exercer. Elles pourront donner ainsi, aux enfants et à leurs parents déchirés, un spectacle d’adultes en recherche du signifié, en dessous des barres, au-delà des grilles et… du barreau.

Cela suffirait peut-être pour leur communiquer le désir de faire de même. Pour désirer, chercher, ensemble, une autre façon de voir le monde, et, qui sait ? de le changer.

PS : Toute ressemblance avec des faits réels se déroulant actuellement dans une Association réelle, et dans laquelle des adultes et des enfants sont réellement en souffrance, est tout à fait intentionnelle.

1 Paru dans « LIEN SOCIAL » N°742/24 février 2005 Rubrique « Rebonds »

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