mardi 13 décembre 2016
Entre incertitude et espérance, huit enfants « élus » ont rejoint la « Perfide Albion »
« Quant aux deux passions de l’incertitude, Ce sont la peur et l’espérance », Blaise Pascal
Cette journée est teintée de gris, gris argenté par quelques rayons du soleil hivernal, l’humeur du jour n’est guère plus claire. Nous, l’équipe, on sait qu’en fin de journée, les représentants des autorités françaises seront là pour donner les noms des enfants acceptés sur le sol anglais. On ne sait pas qui mais on sait combien. Ils sont huit.
Les garçons se lèvent un à un, jusque 11h00, ils sortent ébouriffés et engourdis de leurs sommeils agités. Les cauchemars, les angoisses nocturnes, les douleurs qui s’éveillent, sont autant d’obstacles au repos des esprits et des corps marqués par les tortures de la guerre. La camisole chimique des traitements « anxyolitiques » connaît ses limites face à l’horreur illimitée des souvenirs du sang versé. Odeur âcre du liquide chaud refroidissant les corps promis à la mort sans cérémonie. Qui garde le souvenir de ces disparus, hormis ces enfants ?
Il a 16 ans, il est allé au lycée, il est cultivé et aime apprendre, lire, échanger. Il est seul sur la planète, il a perdu toute sa famille. Peut-être que son père, médecin enlevé par les talibans, vit encore… peut-être. Il n’en saura peut-être jamais rien, privé de famille et privé de deuil. Il rêve de l’Angleterre pour continuer le chemin vers les études et le travail, il est persuadé que la France ne peut lui assurer ce possible avenir. Il a fait tout ce périple à travers le Moyen Orient, L’Europe de l’Est, du Sud jusque Calais… des mois de marche, de privations et la mort. Pas l’idée de la mort, la vraie, celle des corps livides et raides. Dans la forêt hongroise, un homme en position fœtale, de dos… l’effroi du chemin terminé là. La photo qu’il me montre dit toute l’horreur du témoignage de ce garçon qui garde dans son téléphone portable, le récit de l’inhumanité des trajectoires migrantes. Alors, il dit : « I’ve lost nothing, I’ve already lost everything, if I don’t go to England, I kill me» [1] . Je suis sans mot alors que j’en cherche mille pour lui dire que la solution n’est pas dans la mort. Mon anglais pauvre ne m’y aide encore moins. On se serre dans les bras, l’étreinte du côté de l’amitié me semble la seule voie du lien avec la vie. Il est 17h00, la nuit est tombée sur nous, le halo de lumière enveloppe notre impuissance à lire l’avenir, nous sommes dans l’ici et maintenant. C’est déjà ça. Il me dit : « You are like a mother to me, I love you very much, I can only say my anguish that to you, it’s our secret» [2] , je ne peux lui dire que « Yes, I love you very much too, and if you die I’ll cry all my life, my presence with you is to help and protect you, help you find a road to tomorrow and protect you from your despair that I Understand» [3] , tout ça dans un accent anglais très mauvais, mais la musique de mes mots bricolée a l’air de trouver le destinataire, il dit : «Don’t worry, we’ll find a solution » [4]
Toute la journée, les enfants errent dans la cours, dans le bureau éducatif, dans la salle de réfectoire, ils nous sollicitent du côté du chahut enfantin, du jeu, de la question récurrente de l’Angleterre. Leurs réseaux extérieurs les ont renseignés de l’annonce de ce soir par la préfecture. « Hey, boss… big boss, how are you ? Me I go to England, tomorrow ! » [5] « I don’t know… », je l’ai dit cent fois dans la journée, « I don’t know ! » [6] , avec quelques variantes comme « I’m like you, I don’t know, I wait… » [7]
17h30, les représentants des autorités françaises arrivent, dans la petite chemise verte entre les mains du représentant de l’Etat, les noms des huit « élus ». Je suis comme les enfants, je veux savoir. J’ai envie de me saisir de ce « sésame » vert et lire goulûment les informations encore privées pour le moment.
Dans la grande salle d’activités, ils entrent silencieux un à un, l’air grave et le regard inquiet. Certains ne viendront pas à la loterie, c’est trop insoutenable.
Le représentant de l’Etat, d’une voix douce et posée, les salue et leur expose la raison de cette réunion. Il est clair, sans concession, il rappelle les exigences et restrictions anglaises, il dit que huit noms sont sortis, il y aura une deuxième et dernière décision, dans les jours à venir. Il Rappelle aussi que les déceptions vont être fortes, qu’il comprend mais que des solutions existent, il en rappelle les quatre natures, « une demande d’asile en France en vue d’une demande de rapprochement familial en Angleterre, une demande d’asile en France et demeurer dans l’hexagone, une demande d’entrée sur le sol irlandais (l’Irlande ouvre ses portes pour 200 accueils), le retour organisé vers l’Afghanistan). Seulement, l’attente étant intenable, les enfants n’entendent pas et demandent à ce que l’annonce soit faite. Alors, on leur indique la salle où ils seront reçus personnellement pour leur annoncer les résultats des décisions anglaises.
De 18h00 à 21h00, deux représentants des autorités françaises accueillent les enfants un à un. Je suis témoin, des trois premiers entretiens, deux refus et un laisser-passer.
Dans les deux refus, il y a celui adressé à cet adolescent de 16 ans qui rêve de l’Angleterre pour poursuivre ses études et travailler. Bien sûr, il s’y attendait, il savait… besoin néanmoins de se confronter au réel. Mais avec la force du survivant, il défend encore sa cause, « I speak fluent english, I want to continue my studies . I don’t want to stay in France, there ‘s no work, a quarter of the french people haven’t work.» [8]
On lui rappelle que les anglais n’accueillent que les enfants qui ont de la famille proche (oncle, frère et père) sur le sol britannique et qu’il lui faut réfléchir à un autre projet. Les autorités françaises, dans un anglais aussi approximatif que le mien [9] , lui expliquent que la France veut de lui, les anglais, non. Je soutiens le propos en soulignant l’atout qui est le sien de parler déjà deux langues étrangères, ce qui est étayé par mon collègue interprète et d’origine afghane, qui prend pour exemple son intégration sur le sol français. L’adolescent se résigne et dit qu’il va réfléchir à l’Irlande.
Celui-ci est très grand, il se fait appelé « Piou-Piou », il a14 ans, les autorités françaises lui annoncent que demain il part pour l’Angleterre. Il est soulagé, l’attitude de son corps parle de l’angoisse qui disparaît de sa gorge. « I’m glad, if you’d said no, I would have fallen » [10] . Mais il n’y croit pas, il veut voir la liste. Ce n’est pas possible car il y a les noms des sept autres enfants. Le représentant de l’Etat lui montre son « laisser passer », ses yeux brillent. Les autorités lui demandent de contenir son émotion quand il sortira de la salle, de façon à ne pas heurter les autres.
Voilà, toute cette soirée est dédiée à la frustration et à la joie retenue des élus pour l’Angleterre.
Au fur et à mesure, des déceptions, des meubles tombent des étages, des extincteurs sont vidés, des carreaux cassés et des mains sanguinolentes défilent dans le bureau éducatif, on met des pansements sur des plaies désespérées.
Doucement, le calme revient, un petit concert, chant et guitare tend à éviter la solitude morfondue dans les chambres, la salle d’activités s’animent de danses et de rires. 23h00, je quitte le travail, épuisée, ce n’est pas que j’ai très envie de rentrer mais il faut que je dorme, parce que cette semaine je suis en dette de repos, j’ai dû dormir entre sept et huit heures ces cinq derniers jours, entre les visites aux urgences, les pompiers sur place… et autres insomnies nerveuses.
Demain, mon collègue et moi partirons pour Calais pour la remise officielle de ces huit enfants aux autorités anglaises, il faut que je sois en forme pour la route et dire « Bye, good luck… » à ces grands garçons auxquels la relation éducative m’a attachée, mission remplie, je me débrouillerai ensuite du deuil de ce lien qui s’est dénoué pour qu’ils deviennent ailleurs et sans nous. Demain est un autre jour, I go home to try to sleep !
Un petit somnifère et l’affaire est jouée, Morphée est convoqué de force !
[1] « je n’ai plus rien à perdre, j’ai déjà tout perdu, si je ne vais pas en Angleterre, je me suicide »
[2] « tu es comme une mère pour moi, je t’aime beaucoup, je ne peux dire mon angoisse qu’à toi, c’est notre secret »
[3] « oui, je t’aime beaucoup aussi, et si tu meurs je pleurerai toute ma vie, ma présence auprès de toi est de t’aider et te protéger, t’aider à trouver une route vers demain et te protéger contre ton désespoir que je comprends »
[4] « ne t’inquiète pas, on va trouver une solution ».
[5] « Hey, chef… grand chef, comment vas-tu ? Moi je vais en Angleterre demain ! »
[6] « je ne sais pas »
[7] « Je suis comme toi, je ne sais pas, j’attends… »
[8] « je parle couramment anglais, je veux continuer mes études. Je ne veux pas rester en France, il n’y a pas de travail, un quart des français n’ont pas de travail. »
[9] C’est rassurant les élites ont eu aussi maille à partir avec l’enseignement des langues en France
[10] « je suis content, si vous m'aviez dit non, je serai tombé »