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Entretien avec Dany-Robert Dufour, à propos de son dernier ouvrage, La cité perverse (Denoël),

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Dany-Robert Dufour

mardi 26 janvier 2010

à propos de son dernier ouvrage

La cité perverse,

paru chez Denoël.

Dans l'approche contemporaine du libéralisme, nous vivons encore sous l'idée classique de Max Weber expliquant le déploiement du capitalisme par l'influence du puritanisme calviniste 1 . Tout le monde connaît l'explication normal, elle est vieille d'un siècle : les fidèles calvinistes, ne pouvant aller chercher la confirmation de leur vocation sainte, de leur prédestination, ailleurs que dans leurs activités professionnelles, ont transformé leur vie en une recherche méthodique de richesses, tout en s'interdisant d'en jouir. C'est loin d'être faux ce fut même une grande découverte. Ce que, cependant, j'ai essayé de montrer, c'est qu'elle ne considère qu'un aspect des choses, le côté puritain. Or l'autre aspect, le côté pervers, est en jeu depuis l'augustinisme du XVIIe siècle, notamment depuis la réhabilitation de l' amour propre par Pierre Nicole, disciple de Pascal. Ce qui aboutira, via son "cousin germain" le calviniste Pierre Bayle, à l'énoncé, désormais célèbre, notamment depuis que je clame sur tous les toits, de Bernard de Mandeville : "Les vices privés font la vertu (c'est-à-dire la fortune) publique". C'est donc à un mécanisme autrement plus subtil que nous avons affaire que j'appelle pervers puritain . Ce que je soutiens donc, c'est qu'on assiste là, avec cet énoncé fondateur de Mandeville, au début du retournement de la vieille métaphysique occidentale. C'est de là que sort le capitalisme. Et j'ajoute que ce renversement sera accompli à la fin du siècle par Sade, faisant de l'égoïsme, selon ses propres termes "la loi suprême".

Mais on a justement affaire avec Sade avec une écriture qui ne fait nullement barrage à la jouissance, mais qui, au contraire, l'exprime et la rend présente comme elle n'a jamais été manifestée auparavant. Tu fais allusion aux approches littéraires de Sade, celle de Barthes par exemple, elles aussi très datées. Mais les grands lecteurs de Sade Bataille et Annie Le Brun , par exemple , le disent sans détour, en utilisant d'aailleurs pratiquement la même formule : "de la lecture de Sade, on ne peut sortir que malade !" En dégueulant, pour le dire brutalement. Pourquoi ? Parce que la jouissance n'y est pas sublimée, c'est-à-dire contenue dans une écriture participant d'un projet littéraire, mais présente, irradiée à partir même de ce corps chauffé à blanc par l'enferment. Bref, Sade n'est pas un de ces auteurs licencieux à la façon de son contemporain Restif de la Bretonne, par exemple, à qui Sade reprochait qu'il faisait employer à ses personnages… beaucoup trop de savonnettes. Sade ne veut pas faire voir quelque chose qui serait licencieux ou lascif ou sensuel ou même sexuel au lecteur, il veut le compromettre dans le passage à l'acte qu'il est en train d'accomplir il existe d'ailleurs des procédés de compromissions chez Sade et j'essaie d'en montrer quelques uns. Ceux qui croient encore que Sade fait partie de "ces auteurs qu'on ne lit que d'une main" comme on dit, n'ont jamais véritablement fait l'expérience éprouvante, comme toute manifestation de la jouissance, de la lecture de ses œuvres.

Sade est simplement le premier qui a tiré de façon systématique toutes les implications possibles pour l'être-ensemble et l'être-soi de l'égoïsme installée comme valeur absolue. Il a même forgé un concept pour cela ! l' isolisme . S'il faut lire -ou tenter de lire Sade-, c'est parce que, reclus, coupé du monde, le corps et l'esprit chauffés à blanc par l'enfermement, il a pu construire, de façon haletante, violente et hallucinée, une sublime (au sens kantien du terme, impliquant l'effroi, l'illisibilité, le divorce entre la sensation et l'intellection) dystopie, c'est-à-dire une contre-utopie annonçant ce que deviendrait immanquablement un monde misant intégralement sur la libération les passions-pulsions.

Je sens en effet que, après des années de répétition et d'immobilité dans tous les champs de pensées que tu évoques, ça recommence à bouger. Jusqu'à où, on verra bien. Je n'exclue pas que certaines analyses ne soient qu'un simple relookage de vieilles solutions éculées. Mais je n'exclue pas non plus que du nouveau apparaisse vraiment et je m'en réjouis.

Il y a certes le spectacle incessamment animé par le monde de la communication, aujourd'hui extrêmement riche et puissant. Mais à côté il y a le contraire du spectacle et de la com : il y a l'exercice discret, difficile (et déconsidéré) du logos et de la pensée. Mais attention, ce monde, pour être modeste, n'est pas dénué d'une certaine puissance, tout autre certes que celle du spectacle, car ces idées, pour peu qu'elles soient justes, peuvent devenir forces matérielles. Si les gens que tu évoquais tout à l'heure, dans lesquels tu as eu la gentillesse de m'inclure, réussissaient à produire une alternative aux impasses que nous avons expérimenté depuis un siècle, je crois qu'ils contribueraient utilement à répondre l'immense question que tu poses : Que faire ?

Si la question est décisive, c'est que chacun attend aujourd'hui de savoir que faire après ce que nous avons connu depuis un siècle dans nos sociétés occidentales. Si on fait le bilan des impasses, on trouve les fascismes (où l'individu est dissous dans la nation, dans la patrie ou même dans une supposée race supérieure). On trouve les communismes (où l'individu est prié de se taire pour ne pas entraver le cours de l'histoire guidé par le Prolétariat, lui-même guidé par le Parti, lui-même guidé par le petit Père des peuples ou le grand Timonier). On trouve les libéralismes et maintenant les ultra-libéralismes (où l'individu se réduit à son fonctionnement pulsionnel et à la satisfaction de ses appétences égoïstes - intérêt, amour propre, luxure, avidité…). Dresser ce bilan assez terrifiant, c'est affirmer que nous avons cruellement besoin d'une véritable alternative à ces impasses historiques dans lesquelles l'époque s'est fourvoyée.

Je pense avoir compris que l'écriture n'est pas seulement un geste élégant et harmonieux ce que j'aime au plus haut point , mais peut aussi être un acte. Et un acte, même d'écriture, cela peut être violent. Je crois comprendre de mieux en mieux la position d'un Artaud qui, à la fin de sa vie, écrivait en criant ses phrases et en frappant violemment avec un maillet un tronc de bois et cela jusqu'à ce que sortent, non seulement la formule juste, mais aussi la forme rythmiquement adéquate pour supporter cette formule. Toute proportion gardée et en restant à ma place, c'est un peu ce que j'essaie de faire. Ce n'est pas à moi de dire si je réussis, mais j'essaie.

Quant à l'appel des appels, c'est lui aussi un roulement de tambour et une annonce que quelque chose se lève. Il se trouve que j'ai été parmi les premiers signataires, les dix ou quinze premiers qui ont été contactés par Roland pour savoir s'il fallait lancer cet appel. Avec quelques autres, j'ai bien sûr dit qu'il fallait y aller. Le succès a été extraordinaire : l'appel a réuni près de quatre-vingt mille mécontents, contents de se retrouver enfin pour manifester ensemble leur colère. Mais le problème, c'est quoi après, afin que cela ne soit pas qu'un "effet internet" de plus où, via le mail, les sympathiques copains du début se retrouvent en trois jours avec des milliers, mais sans savoir que faire. Donc quoi après ? "L'insurrection des consciences", c'est une belle formule, un rien romantique, mais on en a besoin en ces temps assez désenchantés. Néanmoins, le problème, c'est quand même de savoir au juste ce qu'ont à dire de nouveau lesdits insurgés. C'est là où j'essaie d'être utile, parmi d'autres, comme je peux. Mon travail de recherche me prenant beaucoup, je n'ai pas trouvé de meilleurs moyens pour l'instant que de persévérer dans mes analyses en essayant de montrer ce qu'il en est du lien social et du lien personnel, à partir de ce qui fut, afin d'obvier à ce qui risque bientôt d'arriver.

Propos recueillis par Joseph Rouzel

1 Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme [1904-1905], nouvelle traduction par J.-P. Grossein, Gallimard, Paris 2003.

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