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Et nul n’est le Pouvoir

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Christophe Vigneau

vendredi 13 avril 2007

Le texte qui suit présente un cas, et une intervention d’Aide Educative en Milieu Ouvert (AEMO) se déroulant, dans le cadre d’une ordonnance judiciaire, sur une période d’un an et demi. Cette mesure éducative, dont j’ai eu la charge directe, a été pour moi l’occasion de mieux mesurer en quoi aider les parents à exercer leur propre rôle auprès de leurs enfants ne se peut si nous ne conquérons nous-même le sens des limites et de l’écart dans l’exercice de nos fonctions. Ce qui, dans le contexte qui nous intéresse ici, suppose, tel que le cas va le montrer, de nous dégager de l’imaginaire de puissance si souvent projeté sur la figure du Juge des Enfants. J’ai été par là amené à saisir l’importance de la distinction du Judiciaire et de l’Educatif.

Présentation du cas

Madame et Monsieur S, conseillés par l’école où est scolarisé leur fils Fabien alors âgé de huit ans, sollicitent le Centre Médico-Social de leur secteur pour exposer les difficultés qu’ils rencontrent avec leur fils. Fabien, aîné d’une fratrie de deux enfants est décrit par eux comme un garçon très agité, qui s’oppose, les insulte et les menace.

Suite à cette démarche le CMS leur propose une aide éducative à domicile. Une éducatrice sera désignée pour les rencontrer chez eux.

Après quelques mois d’intervention cette éducatrice note que l’enfant reste provocateur, insultant et violent à l’endroit de ses parents. Un placement en foyer éducatif est alors proposé aux parents. Cette orientation sera très vite réalisée.

Pendant les deux ans qui suivent, les relations entre Fabien et ses parents ne se modifient pas ; le comportement du garçon reste toujours aussi difficile, tant en famille que dans le foyer. Au bout de ces deux années Madame et Monsieur expriment leur découragement auprès de l’éducatrice à l’origine du placement, et lui demande de ne plus recevoir leur fils tous les week-ends. L’éducatrice accueille favorablement cette demande, et plus encore vient, en lieu et place des parents et des éducateurs du Foyer, informer elle-même Fabien qu’il ne rentrera pas chez lui le week-end suivant. Le jeune garçon entre en crise, monte sur le toit d’une dépendance de la maison, jette des cailloux, et menace de mort ses parents.

Suite à cet épisode le CMS adresse un signalement au Parquet dans lequel est indiqué qu’existe « un contexte de rébellion envers l’autorité pour Fabien » . Le garçon a tout juste 10 ans ! Le CMS demande que le placement du garçon jusqu’alors « administratif » (c'est-à-dire tenu à l’accord signé des parents), devienne « judiciaire ».

Le Juge des Enfants saisi par le Parquet ordonne une mesure d’Investigation et d’Orientation Educative (IOE), mais avant même de recevoir le bilan de cette investigation décide de judiciariser le placement, et fixe à un week-end sur deux, ainsi que demandé par les parents et l’ASE, les visites de Fabien au domicile.

Dans les semaines qui suivent Fabien continue de s’exprimer sur un mode très menaçant ; il dit alors qu’il va s’ouvrir les veines. Les difficultés de comportement tant au foyer qu’à la maison persistent.

Le foyer signale la situation de « danger » dans lequel se trouverait le garçon. Une nouvelle audience a lieu. Le juge dit à Fabien qu’au prochain « clash » il reviendra à la maison.

La semaine suivante le garçon agresse un éducateur et fugue. Le foyer signale tout aussitôt l’évènement, estimant que « le groupe est à préserver, face au refus d’accompagnement et d’aide de la part de Fabien nous sommes totalement impuissants, Fabien est dans une position telle qu’il appelle à la punition corporelle, ce qui n’est absolument pas envisageable.»

Le magistrat convoque à nouveau la famille et l’institution. Le représentant du foyer présent à cette audience demande un placement en famille d’accueil et une orientation en Institut de Rééducation (IR). Trois mois plus tard Fabien est orienté dans un département voisin en famille d’accueil, et en demi-pension dans un IR.

Le garçon va alors établir une relation beaucoup plus tempérée avec cette famille d’accueil, à laquelle pendant les années qui suivent il ne va guère poser de problèmes. Il est toutefois noté que pendant cette période de placement familial de trois ans, Fabien reste « angoissé » et doit parfois prendre des médicaments contre le stress.

A la fin de la troisième année Fabien, maintenant adolescent, demande à retourner vivre auprès de ses parents. Ces derniers se disent d’accord. Le service de placement familial avertit le magistrat de cette demande qui sera traitée lors d’une audience. L’éducatrice présente à l’audience émet des réserves quant à ce retour, faisant observer que si Fabien a été contenu par la famille d’accueil pendant ces trois années, il demeure encore à certains moments dans « un mode de revendication très primaire ».

Le juge des enfants décide du retour de Fabien en famille sans toutefois lever la mesure de placement en famille d’accueil ; et pour accompagner ce retour le magistrat ordonne une mesure éducative en milieu ouvert (AEMO), mesure qui sera confiée par le magistrat à notre Service éducatif.

L’adolescent est scolarisé par ses parents au Lycée d’Enseignement Professionnel de son secteur pour préparer un BEP de comptabilité. Les premiers mois qui suivent son retour au domicile familial les choses se déroulent sans difficultés apparentes. Notons que le placement en famille d’accueil n’est toujours pas levé.

Je commence à ce moment là, dans le cadre de l’AEMO ordonnée, à rencontrer Madame et Monsieur S, et Fabien. Lors de ces premières rencontres la mère de Fabien occupe le devant de la scène, m’indiquant d’entrée qu’elle « force » son mari à venir alors qu’il n’en a pas envie. C’est Madame qui parle, Monsieur me dira quant à lui : « Parler ça me rend malade » .

Madame me dira qu’elle est partie de chez elle à l’âge de treize ans parce que « ma mère me faisait faire le ménage »… Je n’en apprendrai guère plus. Monsieur, très réservé, dit de son côté n’avoir jamais eu de problèmes avec ses parents.

Lors des quelques rendez-vous qui suivent, tous les trois m’indiquent que tout se passe bien et qu’ils espèrent que ça va durer. Ils sont en attente de la décision de mainlevée du placement.

Quelques semaines plus tard, le retour du garçon chez ses parents est confirmé par le magistrat qui ordonne mainlevée du placement.

Après cette décision, Madame commence à se plaindre auprès de moi du comportement de son fils. Elle me dit qu’il lui manque de respect, qu’il se montre autoritaire, qu’il utilise sa carrure pour l’impressionner, qu’il les menace tous deux, père et mère, pour obtenir ce qu’il veut. Elle me parle de Fabien comme d’un « hyperactif » et m’avoue avoir en vérité appréhendé son retour. Elle évoque des insultes et des menaces de mort à son endroit. Des passages à l’acte de plus en plus fréquents apparaissent : Fabien s’attaque au mobilier, se bat avec son père, bouscule sa mère. Celle-ci me fait part de sa crainte qu’il en vienne à mettre ses menaces de tuer son père, sa petite sœur et elle-même à exécution. Elle parle de son fils comme d’un être surpuissant, exerçant une pression de chaque instant et les terrorisant. Elle me demande : « Est-ce que Fabien est fou ? » .

Prenant toute expression de la destructivité de Fabien au pied de la lettre, Madame et Monsieur, demeurent toujours dans l’incapacité de la contenir, de la déjouer. Ils ont d’autant plus « peur » de leur fils que leur propre position auprès du garçon n’a pu jusqu’à présent être véritablement mise en questions, s’élaborer. Tout ce que Madame en particulier a déployé de sa plainte, de son rejet et de son agressivité a été le plus souvent validé, quasi légitimé.

Le placement, malgré certains de ses bénéfices, a gardé cette valeur de « mise en acte du désir (tout-puissant) de la mère » sur laquelle avait essayé d’attirer l’attention la première expertise du CAE. Après toutes ces années, Madame demeure dans cette même attente d’une intervention qui tout à la fois l’exonèrerait de son rejet et annulerait comme d’un coup de baguette magique la violence de son fils. C’est comme si nous revenions à la case départ : là où Fabien et ses parents en étaient lors de leur première démarche au CMS.

Dans ce contexte, dominé par la relation en miroir à leur fils, les parents pensent ne pouvoir trouver de solution que dans les seuls termes, sado-masochistes, de la force et de la domination. C’est d’ailleurs en ces termes que Madame va me décrire les relations familiales. Dans une jouissance mal dissimulée, elle m’expose la domination qu’elle exerce sur son mari et celle, à l’identique, que Fabien exerce sur son père ; elle me dit, avec une espèce de félicité, qu’à chaque fois qu’ils se battent tous deux, c’est Monsieur qui se retrouve mis « KO » sur le canapé.

Lors d’une des rencontres suivantes j’indique à l’adolescent que je vais d’abord recevoir son père et sa mère et qu’ensuite je le recevrai seul. Fabien, ce jour là, exige sur un mode très impérieux d’être reçu le premier ; ce que je refuse ; il quitte alors les lieux très en colère. Je reçois donc ses parents qui constatent que je ne me trouve nullement menacé ou culpabilisé par le départ de leur fils, ni obligé pour autant de reprendre un discours négatif ou rejetant à son encontre.

Le rendez-vous suivant Fabien reviendra, accompagné par ses parents et acceptera, après avoir patienté normalement dans nos locaux, de me parler à son tour. Il vérifie là que pour passer le second je ne le rejette ni ne me fait pour autant le simple relais du discours et de la position de ses parents.

A partir de ce moment là je perçois mieux ce qui de l’écart et de la dissymétrie entre les places, pour être en défaut dans l’univers familial, doit pouvoir être remis en scène, mais aussi en quoi cela ne se peut qu’à partir de mon engagement dans une position de discours (une parole) qui pour être bien référée se soutienne véritablement comme non « toute-puissante », non « dominatrice ». Je saisis à partir de là un peu mieux en quoi l’intervention judiciaire peut apporter ou non sa garantie à cette mise en œuvre de l’écart et des limites dans la scène familiale, mais aussi institutionnelle.

Dans les mois suivants une audience a lieu au Tribunal Pour Enfants.

L’orientation de l’AEMO, autrement dit ce que nous tentons de soutenir dans le lien avec eux de la limite, va-t-elle être ou non authentifié, légitimé lors de cette audience ?

Le père et la mère, à nouveau décidés à faire agir le Juge, indiquent que l’AEMO ne leur apporte pas satisfaction, n’y suffit pas ; ils se plaignent à nouveau de leur fils et demandent que soit ordonnée par le magistrat une expertise psychiatrique. Madame redit sa peur, indiquant clairement qu’elle pensait que j’allais lui apporter une solution mais qu’en définitive il ne se passe rien. Déniant à nouveau toute responsabilité dans ce qu’elle dénonce des comportements de son fils, elle tend dans le même mouvement à détruire le lien, à briser « l’alliance » qui a commencé à s’inscrire avec l’AEMO, et à prendre effet auprès de Fabien. Monsieur colle à son discours.

Dans notre rapport d’exercice de mesure transmis au magistrat avant l’audience nous avons indiqué qu’un travail (dans la parole), visant à dégager Fabien du discours pour le moins invalidant de sa mère, mais aussi cherchant à aider sa mère et son père à retrouver meilleure distance avec lui nous paraissait possible.

Mais ce jour là l’expression du rejet de Madame est à son comble ; elle demande l’émancipation de son fils.

Suite à l’expression des parents, le Juge leur indique qu’il maintient l’AEMO, qu’il n’ordonnera pas d’expertise psychiatrique, et que la demande d’émancipation n’est pas recevable. Très en colère Madame, suivie par son mari, quitte le tribunal sans m’adresser un mot.

Dans les semaines qui suivent Madame refuse toutes mes nouvelles propositions de rencontre. Je respecte cette position, ne cherche pas à la forcer, et continue de rencontrer Fabien de temps en temps avec l’accord de ses parents.

Quelques mois plus tard, Fabien qui s’est semble-t-il un peu calmé à la maison, a des comportements de plus en plus provocateurs au Lycée ; il a insulté plusieurs profs, et quitte parfois les cours inopinément. Il est « collé » à plusieurs reprises, puis exclu temporairement. Les parents sont convoqués au Lycée. Suite à cette rencontre le proviseur établit un signalement auprès du Juge des Enfants indiquant que « les parents apparaissent démunis, dépassés, et qu’après avoir conclu un contrat moral, qui a échoué, avec le jeune, il convient de trouver une solution adaptée » . Le proviseur propose aux parents l’internat scolaire pour leur fils. Proposition à laquelle adhèrent les parents.

Suite à ce signalement une nouvelle audience a lieu. Le juge interroge la mère. Madame S demeure dans la plainte, mais ajoute cette fois-ci que la situation doit être pour son fils également difficile à vivre. Pour la première fois, se reconnaissant un peu en Fabien, elle paraît lui reconnaître sa propre souffrance. Evoquant les difficultés qui existent, elle ne se positionne plus comme seule « victime » de Fabien, et paraît ne plus être dans le discours de rejet de son fils, habituel dans les audiences précédentes.

Dans le même temps elle dit au magistrat avoir eu besoin par son « refus » des rencontres dans l’AEMO d'établir une certaine distance avec l'éducateur. Je perçois là ce qui du « refus » précédent du magistrat et de la mise en œuvre de l’AEMO a ouvert l’élaboration de son propre « refus ». Ce qui va dès lors l’autoriser à commencer à soutenir de meilleures distances avec Fabien. Le « refus » n’est plus par elle réduit, assimilé à un seul rejet, un seul abandon…

Elle exprime ce jour là en audience une position beaucoup moins dans la toute-puissance par rapport à l’AEMO et au magistrat ; elle paraît sortir un peu de ce seul registre de la « domination », où il y en aurait toujours un pour assujettir l’autre à son discours, à sa demande. Madame paraît enfin laisser un peu tomber l'espoir que nous pourrions lui délivrer une « solution » éducative clés en mains.

Le juge constate cette évolution du discours de Madame S par rapport à son fils et à l'AEMO. Relevant la persistance d’une certaine violence chez Fabien le magistrat s'en inquiète et évoque auprès de nous l'idée d'un éventuel lieu d'accueil. Nous indiquons au magistrat que nous restons prudent quant à cette possibilité, et lui proposons de la laisser à la décision des parents.

Quelques temps après, Madame S me téléphone et m’annonce que Fabien est convoqué en conseil de discipline, et risque de se faire exclure cette fois définitivement. La perspective d’avoir de nouveau son fils au domicile à plein temps lui parait insupportable et réactive son angoisse. Madame me téléphone ; je lui propose alors de venir la rencontrer, elle et son fils, à son domicile. Ce qui est la première fois. Les rencontres s’étant jusqu’alors déroulées dans nos bureaux. Nous convenons d’un rendez-vous. Ce jour là, Fabien est absent. Elle me dit de manière à nouveau très impérieuse qu’ « il faut le placer » . Je lui réponds qu’elle a, avec son mari, toute possibilité de solliciter une telle orientation en dehors du cadre judiciaire auprès des services sociaux du secteur. Ma réponse, pour la rapporter à son acte, à sa propre responsabilité, ne lui plait pas. Elle voudrait que je fasse à sa place. Ce nouveau « refus » de ma part m’attire ses foudres : elle remet en cause ma présence, mon travail. Je redeviens à nouveau comme on dit dans notre jargon, le « mauvais objet ». Je lui redis, ce qu’elle n’était peut-être pas prête à entendre jusqu’à présent, qu’une des choses qui me semble faire problème dans ses rapports avec son fils c’est bien d’abord cette « peur » qu’elle en a, et qu’il s’agirait peut être d’en parler…

A l’entretien suivant j’apprends que les Services sociaux n’ont pas souscrit à sa demande de « placement » de Fabien, en raison du « rejet » de son fils manifeste dans son discours, mais aussi du fait d’une démarche excluant son mari. Cette « réponse » du CMS va me semble-t-il contribuer au retour de Madame à la parole… Ce jour là, elle revient sur la genèse des difficultés rencontrées avec Fabien. Ces difficultés commencèrent peu après sa naissance, car « quoi que je fasse , me dira-t-elle, il pleurait tout le temps ! »

Au rendez-vous suivant Fabien est présent. Je demande à sa mère de nous laisser discuter tous les deux. L’adolescent évoque l’altercation avec un surveillant du Lycée, à l’origine de son passage en conseil de discipline. Il me décrit la scène : son cartable est à l’intérieur de l’enceinte du Lycée, dans laquelle il lui est interdit de pénétrer à ce moment là. Fabien n’en a cure. Il insulte le surveillant, force le barrage qu’il lui oppose, et va chercher son sac. Il me dit qu’il a été « victime » de ce surveillant.

Je lui demande s’il a d’abord tenté de demander poliment au surveillant de lui faire passer ses affaires ; il me dit ne pas l’avoir fait, ni vouloir s’adresser à celui-ci.

Je lui indique alors que je ne vois pas qu’il soit d’abord « victime » du surveillant, mais bien de sa difficulté à devoir en passer par l’autre, et aussi à accepter de se soumettre, comme cela est difficile pour tout le monde, à ce qui de la règle nous renvoie à la Limite. Fabien s’énerve, se lève, appelle sa mère en lui disant tout de go que l’entretien avec moi est terminé. Je signifie à Madame que ce n’est pas le cas. Fabien s’en va dans sa chambre.

Nous discutons un petit moment avec Madame, puis Fabien revient non loin de nous s’asseoir dans un coin de la pièce où nous sommes. Madame questionne son fils sur son attitude, lui dit qu’elle veut l’aider, qu’elle ne le comprend pas. Fabien à ce moment me dit que s’il est exclu du Lycée il lui faudra absolument une « chambre en ville » (dispositif éducatif d’accueil dont nous avions déjà parlé ensemble). Je lui redis les exigences et les conditions d’admission dans un tel service : être scolarisé ou en formation, supporter la solitude, savoir se débrouiller seul, sans ses parents…. La manière dont il « m’ordonne », dans la même tonalité d’exigence qui parfois est celle de sa mère, de « lui trouver une chambre en ville » souligne l’urgence de ne pas souscrire à sa demande.

Ces derniers échanges se déroulant devant sa mère, elle voit ce jour là comment je m’oppose à la demande de son fils sans agressivité.

Dans les jours qui suivent, la décision du conseil de discipline tombe. Fabien est exclu définitivement du Lycée. Il est orienté vers la CIPPA du même établissement, une dérogation lui est donnée pour qu’il puisse rester à l’internat. Un arrangement est négocié entre les parents et le responsable de la CIPPA pour que Fabien, n’ayant pas de moyen de locomotion puisse rester chez lui lorsqu’il trouvera un stage à proximité de son domicile. Assez rapidement le garçon trouve un stage conforme à cette orientation pré professionnelle. Pour ce stage il reste chez lui, mais certains jours il rechigne à se lever. C’est sa mère qui se met en retard à son travail pour qu’il puisse être à l’heure.

Madame S que j’ai encouragée à laisser Fabien se débrouiller m’annoncera fièrement au téléphone avoir réussi à quitter le domicile un matin sans céder à la pression de son fils. Elle arrive là enfin un peu mieux à ne pas faire à sa place, à lui dire non sans se sentir trop coupable. Restant vivante face aux injonctions de Fabien, elle lui fait face d’autant plus calmement qu’elle commence à renoncer à la toute puissance et la domination qu’elle a toujours cherché à exercer sur lui. Supportant un peu mieux ses propres limites, elle est moins dans le rejet.

J’effectue un nouvel entretien au domicile. Fabien doit le même jour se déplacer en ville pour chercher un nouveau stage, mais il ne le dit pas à sa mère. Il lui demande juste de l’amener. Peu avant mon arrivée, Madame lui répond qu’elle partira en même temps que moi lorsque notre entretien sera terminé, et que donc, il doit être prêt à ce moment là. Au moment dit, Fabien, est toujours en train de se préparer dans la salle de bain. Il n’est pas prêt à partir, et exige de sa mère qu’elle l’attende. Mais elle lui dit qu’elle part comme c’était convenu. Il s’en retourne dans sa chambre en claquant violemment la porte et met la musique à fond.

Lorsque nous sortons du domicile avec Madame S, Fabien vient sur le pas de porte et révèle alors à sa mère que son intention était d’aller chercher un stage, que ce sera de sa faute s’il n’en trouve pas, et conclut « Grosse pute ! » , avant de claquer une dernière fois la porte et de se réfugier à l’intérieur.

Quelques temps après cet épisode, Madame se montre très revendicative à mon égard. Elle me dit qu’elle ne va pas bien, que son fils et son mari non plus, et que Fabien lui mène une vie d’enfer. Elle me dit aussi que je ne fais rien pour arranger les choses. J’essaye alors de mettre en valeur son attitude lors de ma dernière visite, de lui dire que le fait qu’elle se soit servie de ma présence pour tenir face à Fabien est à mes yeux positif. Elle ne supporte pas cette remarque et me répond sur un ton colérique : « Peut-être mais nous ne couchons pas ensemble ! » . Ce propos me fait penser à ce qu’elle m’avait rapporté de ce qu’elle avait dit à son mari tout aussitôt qu’ils furent mariés : « Ce n’est pas parce que tu te maries avec moi que tu me possèdes ! » . Sentant là ce qui de l’histoire subjective de Madame fait obstacle à la poursuite de sa propre élaboration, je n’insiste pas.

On peut toutefois noter que ce que Madame S dénonce par là c’est le mode de relation plus libre, plus sexué qui, dans la parole, a commencé à s’établir avec moi. Mais cette relation avec l’éducateur d’AEMO l’engage dans une voie avec son mari et son fils où à son tour elle doit renoncer à l’emprise, à la domination. Il lui est encore bien difficile, même si elle en pressent comme sujet, sujet femme, tout l’intérêt, de s’engager plus avant.

Une nouvelle altercation éclate entre Fabien et ses parents. Monsieur et Madame S doivent se rendre à un mariage. Fabien dans un premier temps ne veut pas y aller, puis il change d’avis. Au moment de partir, il n’est pas prêt, la tension monte, Madame S demande à son mari d’intervenir, le père et le fils finissent par se battre.

Les parents appellent un médecin qui, après avoir rattrapé Fabien parti dans les vignes entourant la maison, lui prescrit des tranquillisants. Les parents laissent leur fils seul au domicile. Dans la soirée Fabien absorbe le contenu entier de la boîte de médicaments puis s’en va voir des copains. Les parents de ses derniers avertis par leurs enfants que Fabien « délire » l’amènent aux urgences d’où il s’enfuit. Monsieur et Madame S alertés par l’hôpital sont invités par les médecins à signer une Hospitalisation à la Demande d’un Tiers pour un séjour en psychiatrie. Retrouvé par la police Fabien est conduit à l’H. P. où il restera pendant quinze jours.

Pendant cette quinzaine, Monsieur et Madame S lui rendent visite à deux reprises, après avoir été interdits de le voir pendant la première semaine. Lors de ces deux visites, à leurs dires comme aux dires de Fabien, ils vont parler avec lui comme jamais. Le garçon échange avec son père et s’excuse auprès de lui.

A son retour, je rencontre Fabien qui me dira que c’est un endroit dans lequel il ne souhaite pas retourner. Il me dit s’être senti différent des gens en souffrance et très perturbés qu’il y a vu. Il me dit qu’il a été touché par la venue de ses parents et que c’est la première fois qu’il a ainsi parlé avec eux.

Cette tentative de suicide, l’hospitalisation qui va suivre, signent un pic dans l’évolution des choses. Il est à noter que l’hospitalisation, avec l’interdiction faite par le médecin aux parents de venir voir leur fils la première semaine, a redoublé, mis en scène de manière instituée, la « coupure ». Ce qui a sûrement autorisé chacun à regarder plus en face la radicalité de l’enjeu de « séparation ».

Fabien qui était en quelque sorte pour ses parents et peut-être pour lui-même « Fabien le meurtrier », semble dès lors avoir un peu plus un statut, pour eux comme pour lui, de mortel.

Suite à cet épisode qui aurait pu être tragique et à l’établissement d’échanges différents, plus attentifs, les passages à l’acte de Fabien vont cesser. Quelques semaines plus tard, de l’avis autant des parents que du garçon l’ambiance familiale est redevenue plus tranquille. Il a fait à nouveau plusieurs stages dans différents domaines, il cherche sa voie. Aux entretiens suivants les parents confirment cette évolution. Chacun semble avoir retrouvé une plus juste place. Madame pour ce qu’elle en témoigne a pu se dégager de la peur qu’elle avait de son fils. Je note toutefois qu’elle ne semble pas encore reconnaître véritablement en quoi son propre renoncement (à la toute puissance et à l’emprise sur son fils), a été la clé de cette modification du climat familial. Il n’en demeure pas moins qu’elle est arrivée un peu mieux à se différencier, se séparer de Fabien. Elle éprouve aujourd’hui moins le besoin de le « jeter » quant il n’obtempère pas et peut lui dire « non » plus tranquillement. Madame et Monsieur semblent avoir conquis de ne plus se dégager de leurs responsabilités, et peut-être de mieux supporter leurs propres limites face à leur fils. Quelques mois plus tard, l’évolution se confirmant, la demande et la plainte de Madame s’étant estompées, nous avons proposé l’arrêt de l’AEMO au Magistrat.

Conclusion

Cette étude de cas montre me semble-t-il l’importance qu’il peut y avoir à dégager notre intervention éducative, et à travers elle l’intervention judiciaire, de la fantasmatique de toute puissance prêtée initialement par les parents et d’autres à l’intervention du Juge des enfants. C’est la condition pour faire valoir utilement notre propre médiation éducative, et au bout du compte de manière beaucoup plus efficiente, plus médiatrice que « gouvernante », l’intervention judiciaire. Il convient dès lors de repérer toute l’importance qu’il y a à distinguer les places et les rôles. Ce que je résume en disant que l’éducateur n’est ni les parents ni le juge, que le père n’est pas la mère, la mère n’est pas le père, que les parents ne sont pas les enfants, les enfants ne sont pas les parents – et que nul n’est le Pouvoir.

Christophe Vigneau

Educateur dans un service d’AEMO

Bordeaux, mars 2007

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