Textes > fiche texte

Familles nouvelles, nouvelle clinique ?

Suggérer à un ami Version imprimable Réagir au texte

Guy VOISIN

jeudi 21 juillet 2016

Familles nouvelles, nouvelle clinique ?

« Notre héritage n'est précédé d'aucun testament.»                  

René Char Feuillets d'Hypnos (1946).

Cela peut paraître une gageure de vouloir répondre à la question de la place de la psychanalyse aujourd’hui. Aussi, je vais resserrer mon propos à partir d’une expérience professionnelle, et plus précisément, dans le champ socio-éducatif, de la problématique particulière de l’adoption.

La psychanalyse, dans les institutions que j’ai connues, n’a toujours eu qu’une place clandestine. Pouvait-elle en avoir une autre ? Elle est toujours embarquée, par la bande, si je peux dire, et je maintiens le terme, pour une terre promise  par on ne sait quel dieu. Il n’y a jamais eu de visa, ni de passeport pour les psychanalystes. Et un port, de pleine eau ? Non, d’échouage, plutôt.

Nous pouvons souligner une difficulté particulière, du fait du régime drastique auquel sont  astreintes  ces institutions, du fait que bien souvent, à la  ratio de la rationalité, à la raison, s’est substitué le ratio.

Nous sommes maintenant régi par le rapport, là il y en a, le pourcentage entre deux grandeurs économiques ou financières. Mallarmé pouvait dire, voulant renouveler la fonction de la poésie, que le sens des mots se perdaient à s’effacer, comme une pièce de monnaie usée, en passant, « en silence », de mains en mains (1). Le régime économique me laisse à penser que les mots ne portent plus que pour leur valeur fiduciaire : je pense plus précisément à ces « recommandations » politiques qui sont entendues comme des « obligations » (financières aussi)

.Jacques Lacan avait déjà fait valoir cette folie de ce qu’il appelait « la liberté négative de la parole », qui renonce à se faire reconnaître, ou qui « objective  le sujet dans un langage sans dialectique ». (2)

« Que comprendre à ma parole ? Il fait qu'elle fuie et vole ! » nous dit Arthur Rimbaud, (dans :Ô saisons, ô châteaux...) . Mais le sujet et sa parole,  déterminé par le discours de l’Autre, lui revient par le petit autre. Le social organise la subjectivité et en ce sens nécessite qu’il soit interrogé.Pour Saussure (3), le linguiste, la parole est l’acte, le geste,  qui actualise le langage et inscrit le sujet dans une chaîne : il n’était pas là avant le langage et n’advient –pour se perdre- comme sujet, qu’en s’inscrivant dans cette chaîne symbolique.

Les procédures administratives qui sont actuellement mises en place actuellement dans les institutions socio-éducatives dénaturent cette fonction symbolique du langage en objectivant le sujet de sa demande.

Car la parole ne peut se réduire à une simple correspondance d’un besoin et d’une demande : je dis toujours plus que ce que je ne veux, et l’autre, à qui je m’adresse, peut toujours entendre autre chose que je ne dis.

Nous avions, lors de nos dernières journées d’études, abordé la question de savoir si l’enfant avait encore la parole en soulignant que l’enfant était d’abord parlé, par tous les discours qui l’inscrivaient là aussi dans un nœud complexe de  relations sociales et parentales.

Ce pacte symbolique qui institue cet échange ne perd-il pas sa fonction dans les contrats –juridiques- qui obligent les signataires.

Dans ma pratique professionnelle, j’avais une boussole qui m’aidait à m’orienter. Après Marcel Mauss (4), Jacques Lacan souligne que les structures sociales sont symboliques et permettent des conduites réelles (5). Or, les structures sociales telles qu’elles sont organisées aujourd’hui ne tendent-elles pas de symboliques  à devenir réelles, de judiciariser toujours plus nos échanges et relations sociales et familiales.

Faut-il alors avancer que l’objet, de symbolique deviendrait également réel ? Si pour la névrose, l’objet  symbolique d’un enjeu réel génère des manifestations qui  s’expriment sur un mode symbolique, ce qui permet une résolution par la parole et le langage, on trouve chez  le délinquant, un intérêt pour l’objet qui est réel, et une  confrontation réelle à la loi,  le conflit exprimant un enjeu éminemment symbolique.

Il y a de nombreuses années, j’avais été interpellé par l’utilisation de l’expression, alors peu courante, de l’enfant « adoptif ». On utilisait habituellement la formule de l’enfant « adopté » : la charge de l’adoption revenant aux parents. Même si nous n’utilisons pas le participe présent de ce mot, cette orientation permettait alors de rendre compte des engagements pris ou pas, du sujet adoptant ou pas. Les parents devenant alors, adoptés ou non.

Ce changement de paradigme a ouvert des voies plus sûres pour repérer à ce qu’il en est d’une  position subjective dans l’adoption   et nous pouvons trouver dans ce champ des problématiques bien naturelles que nous retrouvons dans les familles dites classiques, voire appelées aujourd’hui biologiques.

En effet, les problèmes de reconnaissance, imaginaires, de filiation, symboliques, et d’échanges comme d’accompagnement, c'est-à-dire réelles peuvent être tout autant problématiques.

Nous avions reçu une jeune fille, adolescente, originaire, à l’époque, d’un pays en guerre, qui avait été accueillie dans une famille pour y être adoptée. Elle nous avait été orientée  du fait de conflits permanents qui l’opposaient à ses parents. Or cette jeune fille ne se reconnaissait plus dans le miroir. Autant dire qu’elle ne se reconnaissait pas dans l’image que ses parents attendait ou voulait lui renvoyer  d’elle. Son traumatisme ne répondait pas aux normes attendues, non plus. Ce n’est pas la guerre qui la perturbait, mais son arrivée sur le sol belge lorsque le ciel bas et lourd chargé de pluie l’avait accueillie à sa descente d’avion pour atterrir dans des bras qu’elle ne connaissait pas.

Dans une autre situation, similaire, une jeune fille, du même âge, se livrait à des actes permanents de transgression : bonne élève par ailleurs, elle multipliait les provocations sexuelles, ce qui provoquait l’explosion de la famille. De quelle lettre volée était-elle issue, les parents refusant de lui transmettre un message de sa mère naturelle.

L’économie familiale tend bien souvent à une pente incestuelle : nous la retrouvons par exemple dans cette difficulté à engager le jeune adopté, ou à l’accepter, dans un projet d’autonomisation. Nazir Hamad et Charles Melman l’aborde dans leur ouvrage : « J’ai même rencontré des adoptions heureuses ».(6)

Ce qui fait me semble-t-il difficulté c’est la question de l’origine. Cela mériterait plus de temps que celui qui m’est imparti, mais je poserai quelques jalons.

Irène  Théry pose ce problème dans un rapport remis au ministre délégué chargé de la famille dans le but éventuel de proposer des aménagements aux lois actuelles établissant la filiation de tous enfants vivant sur le territoire, et soulève d’ailleurs cette remarque d’un auditeur qui, loin de vouloir une séquence d’ADN comme fiche d’identité, demandait un nom.

Il me revient que dans une culture donnée, la mère de l’enfant  est celle qui le reçoit, à sa naissance, sur les genoux. Maupassant évoque ces problématiques actuelles de PMA et de GPA dans deux de ses contes : « Aux champs » et « L’héritage ». Il faisait certainement les délices de ses lecteurs en se jouant de ces secrets et non-dits de famille portant sur le sexe et la mort. Mais dans les deux nouvelles citées, les enfants sont les représentants symboliques d’une chaîne des générations.  

Aujourd’hui, le  sociologue Paul Yonnet (7), repère le changement de paradigme qui instruit les relations sociales et familiales, puisque l’enfant n’est le produit de la famille, mais c’est lui qui la fonde.

Ferdinand de Saussure souligne que sur le plan du langage, je le cite : «  C’est une idée très fausse de croire qu’en matière de langage le problème des origines diffère de celui des conditions permanentes. » Le langage, poursuit-il « est un système établi et une évolution, à chaque moment, une institution actuelle et un produit du passé. »

Le langage est symbolique, et la question des origines posées  porte sur la réalité d’une conception réalisée par la science. La capacité de se reconnaitre dans une famille pour un enfant adopté, comme pour un enfant dit naturel, terme impropre me semble-t-il, relève d’un scénario, imaginaire, qui  symbolise un réel : soit la production d’un mythe ou d’un fantasme. Nous n’avons pas le temps de déplié le temps d’une cure d’un enfant qui ainsi a construit une histoire, son histoire,  dans laquelle il  faisait  naître une rencontre avec sa mère, alors que, pour la mère, la procédure d’adoption n’était pas engagée.

C’est je crois, ce qui peut nous orienter, dans la question de la place de la psychanalyse dans cet abord très spécifique, des pratiques de l’adoption, c’est mesurer, faire valoir la  différence entre le champ de l’exactitude et le champ de la vérité.

J’ai mis en exergue un vers de René Char qui, de son engagement dans la résistance a pu évoquer, cet héritage précédé d’aucun testament. Il nous revient à nous également  de  rendre compte, de ce legs sans testament comme  de ces héritiers sans legs et à gérer ces situations d’enfants qui semblent issus d’un avenir sans passé.  

Guy VOISIN

1- Stéphane Mallarmé : « Avant dire au Traité du verbe » de René Ghil, 1886, cité par J. Lacan en deux occurrences : « Fonction et champ de la parole et du langage » : Ecrits, p.251. "Quelque vide en effet qu’apparaisse ce discours, il n’en est ainsi qu’à le prendre à sa valeur faciale : celle qui justifie la phrase de Mallarmé quand il compare l’usage commun du langage à l’échange d’une monnaie dont l’avers comme l’envers ne montrent plus que des figures effacées et que l’on se passe de mains en mains “en silence”.  « Subversion du sujet et dialectique du désir » : Ecrits, p. 801. "Par quoi l’on arriverait au paradoxe de concevoir que le discours dans la séance analytique ne vaut que de ce qu’il trébuche ou même s’interrompt : si la séance elle-même ne s’instituait comme rupture dans un faux discours, disons dans ce que le discours réalise à se vider comme parole, à n’être plus que la monnaie à la frappe usée dont parle Mallarmé, qu’on se passe de main en main « en silence »". 

2- J. Lacan : « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Seuil, Ecrits , 1966.

3- Ferdinand Saussure : Cours de linguistique générale , Payot 1969.p. 9 : « La parole est un acte individuel de volonté et d’intelligence » et p. 24 : « Le langage a un coté individuel et un coté social, et l’on ne peut concevoir l’un sans l’autre ».

4- Marcel Mauss : « Les techniques du corps », in Sociologie et anthropologie , et plus précisément p. 372 : « Je n’en finirais plus si je voulais vous montrer tous les faits que nous pouvons énumérer pour faire voir ce concours des corps et des symboles moraux ou intellectuels. »

5- Jacques Lacan : « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie »,  Ecrits, p. 132.Cité par Charles Melman : « Remarques sur la délinquance », revue « Le Trimestre psychanalytique », n°3, 1988, p. 42.

6- Nazir Hamad et Charles Melman : J’ai même rencontré des adoptions heureuses , ed. Odile Jacob, 2014.

7- Paul Yonnet : « Famille, I : Le recul de la mort ; L’avènement de l’individu contemporain.  », ed. Gallimard, 2006

Suggérer à un ami

Commentaires