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Impressions autour d’un colloque en Russie : «Tolstoï et la littérature mondiale »

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Claude Ferré

lundi 13 mars 2006

A Sartène cet été, les terrasses ne retiennent que la terre et l’herbe desséchées. Les quelques arbres fruitiers rabougris courbent leurs branches étiolées et à travers leur feuillage malade, jauni, se devinent quelques poires et abricots. Au beau milieu de la sieste sacrée du couvent, la brise légère souffle un chant apaisant, et produit dans les feuilles sèches un son métallique. Le bélier au milieu de son pré regarde, étonné, l’homme assis le dos au mur. On devine ses deux petites oreilles sous ses grandes cornes recourbées en forme de tire-bouchon. Deux brebis se tiennent à distance, laissant au mâle le soin d’évaluer la situation. La compagnie des arbres, des oiseaux qui chantent, des brebis juste là devant, est tout aussi vivante et rassurante que les pensionnaires de ces lieux. Par leur chant, les cigales et les oiseaux participent aussi au calme. Le bruit des voitures à moteur, sur la route qui se trouve juste à côté, n’entame pas la paix de la sieste qui s’écoule limpide et riche de sens. Le soleil est à son zénith et de ses rayons brûlants diffuse une blanche lumière. Recouverte de ses arbres verts, au loin la montagne semble se faire la plus belle. Dévoile-t-elle toute son intimité afin de séduire par son mystère et sa beauté toute personne qui la contemple ou alors est-elle parfaitement indifférente, insensible au regard de l’humain? Assis le dos au mur, l’homme qui la regarde semble se confondre avec ce qu’il observe. Les montagnes qui se déversent sur les plages et dans la mer bleue, limpide et profonde donnent un relief au contour riche en couleurs et en formes. Tous les éléments de la nature semblent s’être donné rendez-vous pour former un ensemble des plus harmonieux.

Sur le bateau du retour je ne pense qu’à ce nouveau voyage en Russie; je ne suis pas tout à fait à l’aise car je me demande bien ce que je vais y faire. Et je n’ai pas envie de revenir chez moi pour revoir ma ferme mais je dois y passer tout de même pour jeter un coup d’œil sur mes animaux avant de repartir encore pour une douzaine de jours.

Avec l’aide de Patrick qui m’a remplacé durant ces quatre semaines, j’ai mis le bélier avec les brebis pour avoir des agneaux en janvier, changé les vaches de champ, revu les clôtures. J’ai aussi passé la surveillance de la ferme à Mikaël. La journée et demi à Cuzy fut très bénéfique car je me suis rendu compte après avoir vécu trois semaines en Corse où je commençais à être fatigué des vacances, que ma ferme est bien le lieu de mon ressourcement, cette base de lancement qui me conduit et me propulse en Russie. Sans être venu chez moi je n’aurais sans doute pas retrouvé totalement la forme et l’élan pour ce second voyage. Je m’aperçois que s’il m’arrive de pester et de grogner contre mon travail, il fait partie intégrante de ma vie et il est le moteur pour aller participer à ce colloque. Mon enracinement à cette terre, ma passion à conduire mon troupeau de vaches d’Aubrac, rendent légitime mon voyage en Russie. Les pieds dans la terre, lié à mes animaux, je peux être disponible pour réfléchir sur les sens possibles de la vie, explorer les champs de ma conscience et tenter de trouver une cohérence à tout cela.

A l’aéroport de Roissy Charles De gaule, en stationnement au bout de la piste, l’avion est prêt pour le décollage et ce n’est pas avec Anna Karénine sur les genoux cette fois-ci que je pars en Russie mais avec les journaux et carnets de Léon Tolstoï. Que vais-je faire au pays de Tolstoï pour la deuxième fois ? Je suis invité à assister et à participer à un colloque mondial sur la littérature comparée (en anglais : Tolstoy and World Literature Conference 2005), parmi un parterre de 50 à 60 savants, universitaires, chercheurs scientifiquement littéraires, tous slavophones et slavophiles. Quel intérêt y a t-il en soi ? Quel mouvement, quelle passion me pousse à aller là ? Pourquoi ai-je tant travaillé, me suis-je donné tout ce mal depuis 15 mois pour préparer ma modeste participation à ce colloque ?

C’est la première fois de ma vie que j’assiste et collabore à une telle assemblée. Je l’appréhende et en même temps il n’y a en moi aucun mouvement de marche arrière. Je vais là où je dois aller même si je n’en vois pas bien clairement tous les contours. Je sais seulement que l’on m’attend et que j’y serai accueilli. Les feux de l’élan passionnel ne sont pas allumés comme au premier voyage.

Quelle relation y a-il entre participer à ce colloque et ma vie quotidienne de fermier-paysan, de chauffeur de bus scolaire ? Quoi m’a fait réfléchir, lire, écrire? Depuis bientôt trois années j’ai tenté de comprendre ce qu’est la littérature, travaillé à m’imprégner de son essence, surtout à travers Tolstoï. Depuis dix mois je travaille à composer ma réflexion sur la passion de Tolstoï pour la terre en relation avec la mienne, ce n’est pas une mince affaire pour moi.

Est-ce Tolstoï qui m’a guidé ? Est-ce la rencontre avec l’esprit de cet homme qui me pousse? Qui, quoi me fait aller plus avant en moi-même ? Certainement il en est le déclic, le révélateur, le catalyseur. Comment ne pas redire tout ce que j’ai reçu en le découvrant ? C’est comme une filiation retrouvée, un frère en humanité, des racines souterraines profondes qui nous unissent. Il existe chez moi une passion qui m’entraîne et dont je ne saisis pas toujours la nature et la portée. Alors je vais, je cherche, je fais confiance à ce mouvement irrésistible qui m’habite, en sachant qu’il y a les revers qui sont moins passionnants ; car la brûlure de la passion fait souvent mal. Mais bien que je sache cela, il m’est impossible de ne pas aller m’y frotter. Il y a comme un oubli, un effacement de la brûlure précédente, qui permet à l’homme de passion de renouveler sans cesse ses actes et d’avoir le sentiment qu’un monde neuf s’ouvre à lui à chaque fois qu’il se met en chemin.

Je ne me satisfais jamais de ma vie quotidienne et l’intrinsèque et profond ennui qui m’a toujours habité est peut être l’aiguillon qui me fait aller plus avant. Il me semble aussi que cet ennui a sa propre vie, une substance à livrer rassemblant dans sa concentration une force créatrice. Mais aussi, se peut-il que je fuie quelque chose que je ne veux pas voir, m’avouer à moi-même? Les portes qui me semblent s’ouvrir ne sont-elles que des peintures sur les murs? Suis-je véritablement à la recherche, sur le chemin de ce que j’appelle vivre en vérité ? Ou alors, suis-je le jouet d’un mouvement intérieur qui m’échappe? Suis-je le maître de ma vie? Ou est-ce que je m’illusionne, tendu vers la recherche de l’impossible?

Maintenant sur les pistes de l’aéroport le trafic est dense, l’un derrière l’autre quatre avions (dont celui où je me trouve assis) attendent l’ordre de décoller. Plus loin d’autres atterrissent les uns après les autres. Le premier a juste le temps de tourner au bout de la piste qu’un autre pose ses roues fumantes sur le bitume. A droite un monstre dresse son nez vers le ciel à la recherche de son espace aérien ; trop vite à mon goût il replie ses roues sous son ventre alors qu’il se trouve à peine au-dessus du sol ; mais il s’éloigne déjà et la vie continue comme pour dire : …au suivant…au suivant…

L’avion vibre, les réacteurs sont au maximum et à chaque décollage m’habite toujours la même émotion : un sentiment de puissance et de force tranquille naît en moi alors que l’engin roule de plus en vite sur la piste et que mon dos est collé au siège. Va t-il s’élever ou s’écraser au bout de la piste? Non, il emporte encore une fois en son ventre tous ses passagers à travers les nuages, laissant au-dessous de lui s’éloigner la ville. De toute sa puissance il étire la distance qui le sépare de la terre comme pour s’en extraire et s’offrir au ciel. Pourtant jamais en ces moments je ne ressens aussi fortement qu’une fin immédiate peut surgir à la moindre erreur humaine ou défaillance technique.

Quelques nuages blancs semblent maintenant être en suspension et flotter sous l’avion. Malgré l’altitude les maisons se dessinent distinctement. Le sentiment de ne plus faire partie de la vie sur terre parcourt mes entrailles. Que fait l’homme ici-bas? Dans sa maison, dans son jardin, dans sa famille, dans son bureau, son usine, son champ, ses écoles? Que fait-il à ramper au sol ? A s’agiter en tous sens ? Tout à l’heure, demain, dans x années il sera mort, désintégré. Il ne restera de lui rien ou de ses œuvres s’il en a laissé - parfois peut-être on en reparlera. N’y aurait-il rien d’autre qui existe que l’instant présent qui se vit en notre peau et autour de nous ? Qu’y a t-il à perdre à mourir ? Pourquoi tant de peur devant ce phénomène intrinsèque à notre apparition corporelle sur terre? Ne sommes-nous que cela et rien d’autre que cet assemblage d’os et de chair?

Nous disons que nous voulons vivre, mais contrairement aux apparences, ne souhaitons-nous pas tous plutôt mourir, nous détruire, et entraîner l’autre dans cette destruction? La recherche sans cesse de nos plaisirs, de notre sécurité, ne se fait-elle pas au détriment de l’autre, ne détruit-elle pas toute harmonie possible entre les hommes ? Nous avons tous envie d’être libres, sereins, détendus…. chacun à notre façon et pourtant cela semble si compliqué…

A chaque fois que l’avion m’emporte plus haut naît le sentiment de grandeur de ma petite personne. Des espaces illimités et inexplorés semblent surgir du fond de ma conscience endormie. Mais déjà l’avion amorce sa descente sur Genève et donne un goût d’éphémère à ce sentiment d’élévation - ou alors peut-être fait-il partie tout simplement de la réalité ? Les nuages blancs deviennent plus denses et les montagnes dessinent leurs formes profondes et sombres. L’avion survole les toits des maisons et en douceur se pose sur la piste d’atterrissage.

Prochaine étape Moscou. En entendant ce mot résonne dans ma tête une symphonie musicale aux accords parfaits, mystérieusement riche et vaste.

Aujourd’hui je ne vais pas en Russie à Iasnaïa Poliana comme si j’allais dans mon champ, là, juste à côté. Le mouvement intime qui me propulse là-bas, je ne le connais pas. Qu’y a-t-il à découvrir en moi-même, autour de moi, dans ces relations nouvelles qui m’attendent? Ulysse a fait un beau voyage, a vécu différentes expériences, pour enfin revenir à la maison. Qu’a t-il appris? Je ne sais pas si Ulysse a fait un beau voyage intérieur, je le pense parfois ; mais en ce qui me concerne il n’y a que l’exploration de la conscience qui me semble fondamentale afin que fleurisse librement et pleinement la fleur la plus subtile et la plus belle : celle de l’amour. Prendre de la distance avec soi-même pour mieux faire corps avec ce qui se vit en soi, en l’autre. Aller en Russie à ce colloque, c’est aller au-devant de l’autre, c’est en somme aller à ma propre rencontre. Cet autre qui me renvoie en miroir ce que je suis si je veux bien le regarder et le reconnaître. Je le veux ainsi et ne le ressens pas autrement. Aimer : est-ce que ça peut se vivre ? Ou alors est-ce une douce illusion, un rêve magnifique? Je pose comme postulat qu’il peut y avoir une porte qui doit ouvrir quelque part sur l’inconnu et que cette porte qui ouvre sur l’univers, sur des espaces immenses et merveilleux, cette porte c’est moi-même, c’est chacun de nous. Oui, chacun de nous est la porte ou le mur infranchissable que l’on s’est construit, que l’on a blindé de toutes parts. Pourquoi les Israéliens en ce moment en construisant leur mur de béton haut de sept à dix mètres, ne voient-ils pas qu’ils s’enferment et s’isolent eux-mêmes et qu’ils s’enterrent tout vivants ? Ainsi va le monde et ainsi va ce pauvre être en Russie, peut-être à la recherche de son mur intérieur ou de sa petite porte lumineuse qu’il entrevoit parfois. Il sait qu’il emporte dans ses bagages cérébraux et émotionnels toute la complexité humaine qu’il a accumulée au fil des années … mais il y va et en est heureux.

Dans la banlieue de Moscou l’avion déjà frôle la cime des arbres. Une femme d’affaires russe parlant un parfait français est assise près de moi. Elle s’empresse de terminer la conversation que nous venons juste de commencer à propos de Tolstoï et Dostoïevski (les Russes lisent davantage ce dernier dit-elle), du colloque où je me rends, de son travail de management d’équipes de football Suisse-Russie et du développement de ce sport entre ces deux pays qu’elle promeut pour les jeunes. Il m’est difficile de ne pas penser aux mallettes de roubles, de dollars, de francs suisses qui jouent ensemble sur le même terrain et qui terminent leur course folle et à la fois parfaitement maîtrisée dans les rutilantes banques anonymes du beau pays helvète. « Vous êtes un spécialiste de Tolstoï ? » dit-elle « A quelle université appartenez-vous?

- Non, je ne suis titulaire d’aucune chaire, seulement de la mienne, de ma chair de poule » pensai-je. Avant que l’avion ne touche le sol, son regard soutient le mien, ses yeux deviennent intenses, les feux de la beauté féminine illuminent son visage, nous nous regardons les yeux dans les yeux, sans retenue, plongés l’un dans l’autre comme deux amoureux de la vie, sachant sans doute qu’à jamais tout sera terminé dans deux minutes… Je suis tiraillé entre la vue d’un aéroport à découvrir et la discussion avec cette femme. Je rate mon atterrissage au profit de la jolie grande dame blonde, aux jambes fines et allongées, soigneusement habillée mais bavarde seulement depuis quinze minutes alors que nous avions trois heures pour échanger… les murs, les blindages probablement! Quand l’avion fut à l’arrêt, deux énormes gaillards assis plus loin (sans doute d’anciens footballeurs) sont venus la chercher…et ensemble nous avons marché encore un moment dans les couloirs de l’aéroport de Domodédovo.

Dans le hall d’arrivée, envoyée par le musée et les organisateurs du colloque, m’attend une jeune fille blonde, pas très grande, se rendant moins belle par un air sévère – ennuyée sans doute par le travail qu’elle a à accomplir. Parmi la foule qui attend de l’autre côté de la douane, elle tient au bout de son bras une pancarte sur laquelle est écrit « Iasnaïa Poliana » Le chauffeur avec sa voiture est stationné plus loin. Deux cents kilomètres nous séparent de Iasnaïa Poliana. Suis-je vraiment à la hauteur de cet accueil officiel ? Qu’ai-je fait pour que deux personnes fassent spécialement quatre cents kilomètres aller-retour pour venir chercher ma petite personne ? Quel confort d’être accueilli ainsi ! L’année dernière c’était Irène, la femme de Kolya qui m’accueillait à l’aéroport de Shérémétiévo. Apparemment la Russie de Poutine m’accueille à bras ouvert, où alors est-ce la Russie de Tolstoï qui m’ouvre grandes ses portes ? Je me sens plus à l’aise dans cette dernière version, à laquelle j’adhère corps et âme.

Ne voyant pas arriver ma valise sur les tapis roulants je commence à les observer avec une certaine angoisse. Pourquoi suis-je le seul à ne pas récupérer mon bagage ? Elle n’est pas tombée aux alentours de cette chaîne sans fin. Elle ne se trouve pas non plus dans la salle aux valises perdues. Après une heure de recherche je dois donc me rendre à la terrible et désagréable évidence qu’elle ne sera pas là avec moi pour partir à Iasnaia Poliana et que je dois y renoncer et m’en détacher ; sans doute une petite épreuve pour bien tester ma véritable motivation. A Genève, lors du changement d’avion, de bons et vrais Suisses l’ont pour de vrai dirigée ailleurs qu’à Moscou. La jeune fille venue me chercher parle juste un peu d’anglais pour que l’on puisse se comprendre et m’aide à faire les démarches de signalement au bureau prévu à cet effet. Je lui demande de bien prendre soin d’indiquer le lieu où je me dirige. Mais malgré tout ce travail de déclaration de perte et le temps qu’il a fallu pour faire l’enregistrement, j’ai le sentiment que jamais je ne reverrai ma valise et son contenu.

Il n’y a pas de retour possible, il faut malgré tout aller de l’avant ; je monte à l’arrière de la voiture qui va me conduire à Iasnaïa Poliana. Le ciel est bleu et le fond de l’air doux. Mon bagage à main contient certes les objets les plus précieux, mais je n’ai pas les belles chemises, pantalons, et autres vêtements qui devaient me servir à être habillé à la hauteur des participants du colloque. Lorsqu’un paysan part de sa ferme pour aller en voyage, il sort de l’armoire ses plus beaux atours, il veut se fait beau. Quand il passe cinq mois durant sous les hivers morvandiaux, dans le froid glacial et sous la pluie cinglante à soigner ses vaches qui l’attendent dehors, chaussé de ses deux grosses bottes pleines de fumier qui pèsent lourd au bout de ses pieds, il a envie d’être gracieux et léger pour entreprendre de grandes discussions et aussi de toutes simples qui vont, elles, alimenter la convivialité et les chaleureuses rencontres.

Je me sens donc un peu démuni, léger comme un canard plumé ! De plus le soleil me cuit la face derrière les vitres de la vieille Lada. On attend un temps infini derrière une longue queue provoquée par un passage à niveau où passent trois trains d’une longueur interminable. Le moteur de la voiture est coupé et tout donne à penser que le temps s’est aboli, que le voyage s’est arrêté à ce passage à niveau et que nous sommes là pour l’éternité. J’entreprends de baisser la vitre pour respirer plus librement et diminuer la chaleur dans l’habitacle. Mais les moteurs des gros camions ne sont pas à l’arrêt. Leur énorme pot d’échappement laisse sortir une épaisse fumée noire qui envahit subitement l’intérieur de la voiture et mes poumons, ce qui m’oblige à vite remonter la vitre. A l’aise? Non pas tout à fait, car en arrière plan je pense aux dix jours sans vêtements de rechange. Pourtant je fais tous les efforts nécessaires pour oublier ma valise et rester stoïque, être présent à ce qui se passe…. Et ça marche, car je souris aux deux personnes qui sont assises à l’avant, mais le chauffeur ne dira pas un mot durant tout le trajet, la jeune fille ne se retournera qu’une fois vers moi sur les 200 km pour me demander si ça va. Je me suis empressé de lui faire comprendre par un large sourire que tout allait pour le mieux, et je le pensais vraiment. Elle ne fut pas surprise de me voir assis en tailleur sur la banquette arrière, à la façon des hindous. J’ai trouvé cette position la meilleure pour amortir les cahots et éviter que ma tête à chaque déformation du bitume de l’autoroute ne cogne le plafond du véhicule. Les gaz d’échappement de la Lada envahissent l’habitacle et je dois laisser la vitre légèrement baissée pour pouvoir respirer, mais c’est encore oublier que sur l’autoroute les camions disparaissent souvent dans leurs gaz d’échappement, noirs ou gris. Vitre ouverte ? Fermée ? Au choix… dans tous les cas je suis certain que mes poumons sont au parfum russe, mais la joie d’être là abolit tous ces petits inconvénients.

Au fur et à mesure que l’automobile avance sur l’autoroute, mes yeux scrutent les champs à perte de vue. L’année dernière en avril, j’étais sur cette même route et les champs que j’examinais étaient encore dénudés après les longs mois d’hiver russe. Il me serait agréable, avais-je pensé, de revenir en été pour voir les immenses champs de blés dans lesquels les moissonneuses batteuses seraient en action pour la récolte.

Vingt août, le plein été, le soleil brille et le ciel est d’un bleu corse. La lumière du soleil russe inonde les espaces vierges. Les herbes sont hautes, vertes, les chardons de la hauteur d’un homme dressent leurs tiges rigides et élancées vers le ciel ; leurs fleurs se fanent, l’oseille sauvage desséchée est devenue marron-foncé et règne sur les grands espaces aux horizons sans fin. A la place des blés jaune d’or que ces terres voudraient produire se dresse tout aux alentours et à perte de vue une nature sauvage, abandonnée. Je n’en crois pas mes yeux, j’évalue que 80 % des terres russes et riches que je traverse en plein été sur 200 km sont en friche ! Je suis étourdi, éberlué, je cherche des champs cultivés comme pour me rassurer, pour démentir ce que je vois. Oui, une fois, deux fois j’ai vu de pauvres champs de céréales ou près d’une rivière une plaine de culture maraîchère. Mais j’ai vu trop peu de ces immensités cultivées, pour ressentir autre chose qu’un total gâchis. Des hommes, des femmes se tiennent debout sur le bord de l’autoroute et tentent de vendre deux pommes, trois pommes de terre, des fleurs, oui beaucoup de fleurs et c’est bien car ça rend joyeux, ça fait plaisir et ça humanise. Mais dans le dos de ces gens, des terres incultes et riches s’étalent et attendent. Mais pourquoi ne se retournent-ils pas et ne vont-ils pas la travailler ? Et voilà que cette question renferme tout le mystère russe. Il n’y a qu’à …se retourner. Mais avec quoi travailler? Les mains vides, le corps fatigué de mauvaise vodka, de maigre nourriture et de désillusion répétée, l’âme vacillante, le porte-monnaie vide? On m’a affirmé que la longévité moyenne d’un homme aujourd’hui en Russie est de cinquante quatre ans. Oui je suis comme vous, je n’arrive pas à y croire, mais les maladies mal ou pas soignées, l’alcoolisme, la drogue, les guerres, le manque de nourriture, le désœuvrement de tous ordres sont peut être bien la cause de ces statistiques.

La terre, les grands espaces…la Russie attend son époux qui viendra la féconder. Les étalages sur le bord de l’autoroute se succèdent et exposent à la vente des petits souvenirs et des choses à grignoter. Les maisons des nouveaux riches qui ressemblent parfois à des palaces surgissent à la lisière d’une forêt. Est-ce que le « nouveau génie » russe serait de faire cohabiter les deux mondes?

La police nonchalante, sûre de son pouvoir, baillant à bouche déployée, arrête les camions, les voitures, et les fouille aux postes de contrôle que l’on trouve tous les 40 km sur l’autoroute.

Ici on ne produit pas, on organise minutieusement la vie afin que tout soit compliqué, on tient le peuple par la barbichette de la pauvreté et des contrôles. A la fin de l’ère soviétique le gouvernement a donné à chaque personne (car presque tout le monde avait perdu son emploi) dix milles roubles, ce qui fait trois cents euros, pour solde de tout compte. Débrouille-toi avec ça, tu as ta chance, investis, entreprends, construis, mets-toi au goût du jour : après le communisme, voici le libéral-capitalisme. Emprunte, va de l’avant. Résultat 98% ont mangé le capital et 2% ont entrepris, m’a t-on expliqué. Les kolkhozes sont démantelés, laissés à eux-mêmes (la terre appartient toujours à l’Etat qui n’en a rien à faire, mais qui ne la donne pas) et la mère nature russe s’est chargée de prendre en main le destin de 80 % des terres. Je suis dégoûté, écœuré. Malgré cela ou peut-être à cause de cela, je ne sais pas, mais pour la deuxième fois que je te visite, Russie, je t’aime encore davantage. Qu’as-tu touché en moi Tolstoï ? Qu’as-tu déclenché pour que j’aille deux fois en seize mois parcourir tes étendues littéraires, communier sur tes champs d’humanité où la paix et l’amour se respirent à pleins poumons ? Alors que tout autour les sillons de la terre russe sont encore rouges du sang coagulé, des révolutions passées présentes et à venir.

Je pense au colloque dans deux jours. A la littérature mondiale comparée. A Iasnaïa Poliana. A Regina qui m’attend, à Tamara, Igor le pépiniériste. Quel voyage ! La voiture avec chauffeur et interprète m’emmène à travers tous ces contrastes. Même sans valise et vêtements de rechange je suis un privilégié. Je savoure joyeusement ces moments, je suis seulement un peu gêné …d’être pour un instant, un prince. En pleurer ou en rire ?

La traversée de Toula m’est familière. Les tramways jaunes et rouges que je reconnais me semblent encore plus miséreux et délabrés que l’an dernier … et dire que l’an prochain, dans deux ans ils le seront encore davantage! Pourquoi non seulement ces constats, ce contact intime avec la Russie ne me dépriment pas, mais au contraire me donne une puissante énergie pour aller de l’avant ?

L’arrivée est simple, naturelle, à l’hôtel du Musée - celui que Vladimir Ilitch Tolstoï, le maître des lieux, continue d’agrandir. La voiture me dépose juste devant le hall d’entrée, l’endroit m’est déjà connu. Après avoir remercié le chauffeur et l‘accompagnatrice, je téléphone à Régina, une des organisatrices, afin de la prévenir de mon arrivée. Elle me demande si je suis content et si tout va bien : même sans ma valise, ce dont je lui fais part, pourquoi dire le contraire ? Nous nous donnons rendez-vous le lendemain matin au musée.

Je me retrouve dans la même chambre que celle où j’ai séjourné une nuit l’an dernier. Etant arrivé un jour plutôt, l’hôtel est vide. Après m’être restauré, je décide d’aller me détendre en prenant le frais à l’extérieur, avant qu’il ne fasse complètement nuit. Mais arrive pour le colloque dans le hall d’entrée un « savant » japonais, son taxi vient de le déposer. Il traîne une énorme valise derrière lui, un sac de voyage et son immense ordinateur portable pend à son cou. A la vue de sa grosse valise le manque de la mienne ressurgit, je suis un bref instant désemparé ! Même essoufflé, il a bien de la chance, lui, d’arriver avec tous ses bagages. Je suis à l’hôtel depuis trente minutes. Nous avons de suite un échange chaleureux en anglais : entre « savants » on se comprend ! Notre conversation est simple, mon air désinvolte et tranquille le trouble ; presque inquiet il me demande en regardant autour de lui comme s’il cherchait quelque chose : « Ah ! vous allez faire une petite promenade? » Son étonnement me fait sourire intérieurement car j’ai l’impression qu’il serait bien venu avec moi, il devait se dire « Tiens un « savant » bien léger et vraiment détendu qui n’a pas l’air de s’en faire » Mais cet homme est vraiment d’une courtoisie toute nipponne, il me demande mon nom… et du coup moi le sien. Après nous être dit bonsoir, pendant que je me dirige dans la nuit douce et paisible, monsieur Yakotawa, tirant tous ses bagages, avance la tête baissée vers l’ascenseur en répétant plusieurs fois derrière moi « Ah, ah, Mister Ferré, Mister Ferré » Monde encore inconnu et mystérieux que cet extrême-orient. Sans doute pour m’encourager à mieux le connaître, comme récompense à l’accueil que je viens de lui réserver, il m’a promis de me faire rencontrer un Russe de sa connaissance qui vit en France et qui va venir participer au colloque… c’est encourageant. Les Russes ce soir me paraissent tellement plus accessibles et bien plus proches.

Après ce long voyage, le lieu semble ici divin quand je pense aux attentes dans les aéroports, au taxi que j’ai pris à 5 heures du matin de Paris à Roissy, aux papiers qu’il a fallu remplir pour tenter de retrouver mes bagages, à la voiture qui a secoué tout mon corps sur l’autoroute.

Accueillants, les grands arbres du parc serrés les uns près des autres ne doivent pourtant laisser aucune chance au soleil durant le jour de répandre ses rayons jusqu’au sol. Et maintenant ils accentuent encore davantage le noir de la nuit qui a emporté le temps. Un silence sidéral a effacé les ombres et les formes, le créateur a posé son doigt sur la touche « arrêt sur image » et a aboli le temps. Seules restent visibles à travers les branches les quelques lumières de l’hôtel - résidence. La promenade solitaire est régénératrice. Tout porte à croire que cette marche silencieuse, nocturne, dans cet espace privé qu’est la résidence-hôtel, me fait passer pour un intrus.

Au pied des arbres imposants, la nuit noire a enseveli le monde. Les amoureux ont autant de cachettes qu’il y a d’arbres. La nuit russe, la nature russe, la solitude russe ploient sous la sensualité débordante d’amour inassouvi, rendent ivres les esprits les plus insensibles. Soudain je comprends les nuits étoilées, l’allégresse, le néant à travers lequel germent toutes les passions des amours naissants. Les âges sont abolis. Je commence à saisir, à comprendre le jeune comte Tolstoï caché derrière un de ces troncs d’arbre, attendant à la nuit tombée la belle et jeune paysanne revenant des champs, chantant la beauté de la vie et révélant sa passion d’aimer. Que d’étreintes endiablées, de passions assouvies viennent vivifier et ensemencer la belle nature russe, l’âme slave.

Enfin seul au deuxième étage, dans la très jolie chambre-studio avec son petit balcon qui donne sur les arbres, je savoure pleinement d’être arrivé au but que je m’étais fixé déjà il y a une année auparavant, quand, n’étant pas encore reparti de Russie, j’attendais le moment de revenir à Iasnaïa Poliana et d’y séjourner pleinement. En Corse, le couvent n’est pas exempt de bruit et pour la première fois depuis un mois je savoure le silence incommensurable, palpable, étrangement rassurant et prometteur. Tout s’est arrêté, sauf les paisibles et réguliers battements de mon cœur, et j’entends bourdonner mes oreilles pour la première fois depuis mes vacances. Deux « savants » habitent l’hôtel, après-demain ils seront cinquante ou soixante. En fermant ma fenêtre, de mon balcon j’aperçois un couple d’amoureux enlacés qui s’embrassent juste en dessous de moi. Ils sont seuls dans la nuit sur ce banc à peine éclairé par l’unique et faible réverbère. Mais que font-il là sous les balcons de cet hôtel ? En tout cas ils savent savamment s’aimer et rien ne semble pouvoir troubler leur fougue nocturne et amoureuse, leurs ébats sont gracieux, tendres et rassurants.

Mon lit en solitaire est bon et le sommeil fort réparateur.

De bon matin, me dirigeant vers le musée (entendez la propriété de Tolstoï), les quinze minutes de marche par le chemin que je connais et reconnais me semblent courtes. En moi ressurgit ma passion tolstoïenne. A neuf heures au restaurant pour le premier petit déjeuner, je suis seul. Je reconnais la serveuse de l’an dernier ; elle a l’air de se fiche pas mal que je sois là. La foule de visiteurs du dimanche n’est pas encore arrivée. Après mon premier café je pose les pieds pour la deuxième fois en seize mois à la porte du domaine. Les deux petites tours blanches aux toits verts qui marquent l’entrée semblent éternelles. L’air pur du matin est frais et cristallin. Quinze mètres après l’entrée à gauche, l’étang silencieux dans ce début de journée reflète une lumière sacrée. Il semble s’être renouvelé par la nuit. L’épais silence produit sur ses eaux une parfaite immobilité, pas même la plus imperceptible ride ne vient troubler son calme. Ses eaux offrent une ligne droite et horizontale la plus parfaite qui soit. Sa densité ressemble à un épais miroir solide et rutilant de propreté. Les grands arbres qui le bordent se mirent avec grâce dans une délicate tentative d’en caresser du bout de leurs branches sa surface lisse. Jamais le ciel et la terre ne se sont à ce point confondus. Le lac et les cieux sont de même profondeur. Pris de vertige, emporté comme dans un manège qui fait tourner la tête, mon estomac faillit vaciller en ne sachant plus distinguer le haut du bas. Le fond du lac a disparu dans le ciel bleu et l’eau, le ciel et la terre ne font qu’un … tellement il est dense, ferme et puissant dans son immobilité et sa majestueuse paix il semblerait qu’il vous invite à marcher sur ses eaux. Je le longe religieusement et prends la grande allée de bouleaux qui conduit aux demeures des Volkonski transformées en bureaux et celles de Tolstoï transformées en musée. Dans cet état je pars à la rencontre de Régina qui m’attend dans son bureau. Tout de suite nous allons discuter sur un petit banc à 50 mètres près des pommiers, devant le soleil qui monte. Premier contact après une année et demie d’échange de mail. On parle dix minutes de nous, de nos familles respectives…. Dans son village, sur la décision d’un conseil de famille, son neveu de vingt ans est parti chercher du travail à Moscou, pour fuir l’inaction, l’alcool, la drogue. Depuis la Perestroïka, dit-elle, tout est sans dessus-dessous, personne ne veut vraiment travailler car on ne gagne rien. Nous partons tous les deux faire une petite visite à la maison de Tolstoï, histoire de se mettre dans l’ambiance, ensuite elle retourne à son travail et moi je marche à travers les allées.

Je suis accueilli ici comme nulle part ailleurs sur terre. Pourquoi suis-je invité à ce prestigieux colloque? Et pourquoi est-ce que je me sens si fortement chez moi à Iasnaïa Poliana au point d’avoir l’impression d’en posséder les clefs? Plus tard je suis présenté aux organisatrices qui me souhaitent la bienvenue ; je les remercie : c’est grâce à elles que je peux être ici. On me montre une grande caisse en bois dans laquelle se trouvent les dossiers de chaque participant. Chacun aura une chemise bleue dans laquelle se trouvent les outils de travail personnel. Quand je vois mon dossier contenant à mon nom le badge que chaque participant aura autour du cou durant tout le colloque, je me rends compte que je vais vraiment faire partie de ces rencontres littéraires ; j’ai alors un léger recul et un moment d’effroi ! Mais vite je me ressaisis et en suis très heureux. On ne recule pas chez Tolstoï : on va de l’avant.

On téléphone pour moi à Moscou pour tenter de prendre des nouvelles de la valise et l’on dit qu’elle sera à mon hôtel ce soir vers les 19 heures, et que je dois y être pour la récupérer! C’est aussi simple que cela. J’ai du mal à y croire. Voyant mon doute Régina me dit qu’il faut faire confiance aux lois qui régissent son pays. La loi c’est la loi, dit-elle, et votre valise sera là ce soir, point final. En scientifique qu’elle est, elle passe de suite à autre chose : chaque évènement a sa propre durée bien délimitée – « Je ne peux pas passer autant de temps avec soixante personnes », dit-elle. Je la comprends. Elle est déjà ailleurs, moi pas encore. Elle est sans doute agacée par tant de préparatifs pensai-je. Devant mon manque de foi dans les bonnes lois qui régissent son pays ainsi qu’à mon entêtement d’en savoir plus, elle ajoute, « mais vous vous mangez ! » Plus tard sur la route en attendant le bus : « mais ne parlez pas si fort, tout le monde nous regarde, on dirait que vous donnez un spectacle. » Même si je trouve qu’elle a raison, elle me choque tout de même avec son franc parler ! Le voyage n’est pas qu’extérieur, il remue aussi le dedans.

Ne riez pas ! Le soir vers 19h30 heures, avant que je n’arrive à l’hôtel, m’attendent déjà deux jeunes vrais et bons Russes qui viennent tout spécialement de Moscou rapporter ma valise. Je n’en reviens pas quand dans le hall je les aperçois qui se dirigent vers moi avec ma valise.

Je regarde son contenu, il est bien au complet. Tout en les remerciant largement devant leur air las et leur indifférence à mes salamalecs, je signe le document qui prouve bien que je l’ai récupérée ; ils repartent aussitôt, sans doute « livrer » d’autres valises. Il faut dire que Isanaïa Poliana est plus connu et plus facile à trouver qu’un village français dans le Morvan.

Par le bus du musée, le soir, la majorité des participants arrivent des aéroports de Moscou. Je les aperçois à peine et me retire dans ma chambre en me demandant bien ce que je suis venu faire dans cette assemblée, moi qui ne me sens pas toujours à l’aise dans un groupe. Cette fois-ci j’ai signé pour cinq journées intensives ! J’ai peur que ça ne soit bien long…

Le matin du premier jour du colloque je me rends seul au petit déjeuner : certains participants marchent devant moi, d’autres derrière, mais la plupart se trouvent dans le bus du musée prévu pour faire l’aller- retour du musée à l’hôtel. Les tables du petit café-restaurant se remplissent et j’entends parler américain, russe. Je m’assieds seul près du mur à une table de quatre couverts. Je ne connais personne et je ne me sens pas dans une forme suffisante pour entrer en contact. Cinq minutes viennent de s’écouler, trois femmes assez jeunes entrent en parlant français… je n’ai pu faire autrement que de lancer, aussi légèrement que j’ai pu, au risque de me ridiculiser : « Tiens ! On parle Français par ici » craignant qu’elles aillent s’asseoir loin du pauvre paysan français aux cheveux blancs, égaré au beau milieu de savants venus du monde entier. Une d’elles me dit « ah, ça vous manque déjà de parler Français ! » ce n’était pas du tout pour me rassurer. Mais quand je les vois avancer, hésitantes mais malgré tout dans ma direction et chacune d’elles prenant une des trois chaises restantes, je me suis senti tout à coup soulagé, heureux et honoré ! On bavarde autour du petit déjeuner accompagné de café et de thé. Par leur gentillesse, leur chaleur humaine, leur disponibilité, les deux Françaises et la Mexicaine (parlant Français) m’ont de suite rendu l’âme souple. Je me suis senti de plein pied dans l’esprit du colloque, j’étais intégré.

En arrivant à pied avec Francine, l’une des deux Françaises, près de la maison des Volkonski où va se dérouler le colloque, elle me demande de quelle université je dépends. Quand je lui dis que je suis fermier-paysan, elle s’étonne et me dit que tout dernièrement, sur Internet, elle a lu les dix pages d’un paysan français passionné de Tolstoï, dans lesquelles elle retrouvait ses centres d’intérêt. « Est-ce vous alors ? » Parfois les évènements de la vie s’emboîtent tellement bien que l’on se demande quelle main de maître a orchestré tout cela : son étonnement fut grand quand je lui dis qu’il s’agissait de moi. Excepté Régina et Tamara, je suis au moins déjà connu par une participante qui m’était, quarante-cinq minutes auparavant, totalement étrangère, alors que maintenant cette personne me semble aussi familière que si nous étions nés dans la même fratrie.

Sur les conseils de Carole nous prenons place tous les trois ensemble au fond de la salle afin ne pas déranger les autres, car Tamara en traduisant fera un peu de bruit. Notre collègue mexicaine parle parfaitement le Russe et donc s’éloigne de nous. Tamara est la spécialiste de la traduction simultanée, elle s’assied au milieu de nous trois. Seuls, nous, les trois français, ne parlons pas Russe ; j’oubliais aussi l’unique Allemand qui avait sa jeune traductrice. Tous les étrangers à la Russie parlent parfaitement Russe : les Américains (Etats-Unis), Canadiens, Japonais, Mexicain, un Hollandais. Certains Russes et Américains parlent le Français, ce qui est très avantageux pour moi.

Les trois caméras de télévision, fixes ou mobiles, sont déployées, prêtes à l’ouvrage. Une personne s’occupe de l’enregistrement audio des communications. Vladimir Illitch Tolstoï, arrière-arrière petit-fils du grand, est ici pour l’ouverture. Il fait grand éloge de Lydia Granova, savante-pédagogue russe liée au musée, décédée depuis une année et qui manque cruellement pour le travail qu’elle accomplissait.

C’est la première fois que je vois Vladimir Tolstoï. Il a l’air fort sympathique, très dynamique, il a l’allure de celui qui court toujours mais malgré sa grande timidité il parle aisément. Pas très grand, blond, sa tête presque ronde est dégarnie sur le devant et son visage, rose. Les cheveux un peu raides, lui arrivent à la lisière du cou. Il porte avec aisance un complet veston de coton jaune crème, ample. Au bout de ses manches apparaît un large revers blanc, ce qui lui donne une noble allure. Il ne porte pas de cravate ; le premier bouton de sa chemise, blanche comme neige, est ouvert. Ses chaussures marron sont assorties à la couleur de son costume et tout donne le sentiment qu’il est à l’aise dans sa tenue vestimentaire. Sa voix est claire, mesurée, le ton pas très haut mais assez fort, juste ce qu’il faut afin de ne pas trahir sa noble lignée dans la simple et naturelle autorité qui lui fut léguée. Sans jamais lui avoir adressé la parole, j’ai le sentiment d’être en présence d’une personne simple, facile d’accès et chaleureux.

Après trente minutes Vladimir cesse de parler et, la tête légèrement baissée il va se blottir en courant au fond de la salle, le colloque commence.

J’ai tenté de faire un résumé des notes que j’ai prises au colloque et j’espère qu’elles ne trahissent pas la pensée des conférenciers. Toutefois je tiens à préciser qu’elles n’engagent que moi.

Du premier intervenant je note la traduction : « Le temps et l’espace sont liés chez Tolstoï, c’est le corps humain qui les incarne»

« Sans Iasnaïa Poliana, je n’aurais pu comprendre et aimer la Russie et le monde… je suis fier, digne de mes ancêtres » ainsi parlait Tolstoï …et l’intervenant : ils (les parents de Tolstoï) incarnent la maison détruite (celle qu’il perdit au jeu) et qui se trouvait au milieu des deux bâtiments restants : l’ancienne école et sa maison.

Tolstoï : « à l’âge de quinze ans j’ai vu une lumière et j’ai voulu apprendre d’elle»

Iasnaïa Poliana veut dire : Clairière Lumineuse mais aussi « Entourée de frênes »

Trente minutes de colloque et déjà, on appelle dehors les trois Français sous un arbre avec Tamara notre traductrice. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’avons-nous encore fait de mal ? Nous Français réputés avec Chirac faire gaffe sur gaffe. Alexandre Dumas qui a beaucoup voyagé en Russie et que les Russes connaissent bien, dit : «Dans une salle ne cherchez pas les fous, ce sont les Français. »

Partons-nous alors en Sibérie ? Non, c’est la télé russe qui veut interviewer les trois français sous l’arbre au soleil, et qui nous filme caméra droit devant nous, le micro sous le nez. Carole et Francine sont un peu inquiètes de devoir parler les premières devant les télés russes. Ca tombe bien leur dis-je, car j’ai bien envie de commencer. « De quelle Université venez-vous ? » De celle du Temps Libre de Nevers où j’ai fait quelques projections et conférences sur mon premier voyage en Russie, ai-je failli leur répondre ; mais il faut être sérieux. « Je suis paysan, leur dis-je. - Comment êtes-vous là ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui vous intéresse en Russie, pourquoi aimez-vous la Russie, Tolstoï ? Comment vous êtes-vous rencontré tous les trois ? » Enfin… de grandes questions qui ont mis très à l’aise mes deux collègues ! Après avoir tous les trois terminé, on nous remercie pour la belle langue qui fut autrefois parlée en ces lieux. Voilà, ils voulaient notre langue, on ne l’a pas donnée au chat mais au journal télévisé russe de vingt heures, en espérant qu’ils ne l’auront pas trop coupée.

Mais une autre fois une télévision (genre Arte qui passe à minuit) est venue chercher Francine. Carole et moi étions jaloux qu’elle soit la seule de nous trois à être interviewée, alors que personne d’autre du colloque n’a été « enlevé » pour parler devant les caméras : on s’habitue si vite à la gloire! Le sujet de Francine les intéressait : « Savoir et Sagesse selon Tolstoï » - en clair l’accumulation des connaissances est-elle compatible avec la sagesse de l’homme ? Et à la question « Que viennent faire, que peuvent apprendre des enfants et des adolescents, russes, américains, européens, asiatiques aujourd’hui à Iasnaïa Poliana ? » Francine leur répond « Le savoir, la connaissance et la sagesse sont des données universelles, pourquoi ne viendraient-ils pas là ? Les enfants sont de partout, appartiennent au monde… » J’aurais eu envie d’ajouter : ils viennent aussi apprendre le Beau, apprendre à Aimer.

Après avoir repris nos places, la jeune professeure de l’Université de Stanford en Californie a l’air bien triste dans son survêtement, on se demande bien comment elle ose se vêtir de la sorte pour un tel colloque. Il ne nous faudra pas longtemps pour apprendre qu’elle aussi est sans valise, son bagage ne reviendra que le surlendemain ; eh oui de Californie à Iasnaïa Poliana c’est encore plus loin que de Cuzy, c’est donc normal que sa valise arrive après la mienne. Son regard s’est illuminé quand on est venu lui annoncer que ses vêtements étaient en bonne voie d’acheminement. Il y a deux ans le colloque a dû habiller une personne car sa valise cette fois-là n’avait pas pu résister aux vertiges des aéroports, sans doute aura-t-elle été désintégrée par les forces de destruction massives ! Une autre personne dépouillée de son argent a reçu cent dollars pour son quotidien.

Le colloque continue et Tamara traduit tellement vite que je me surprends à oublier qu’elle traduit, il me semble que c’est elle qui parle du sujet, et plusieurs fois je lui répondais ou je voulais réagir sur ce qu’elle disait, pardon traduisait. Bon, j’ai dû m’y faire et ajuster mes écoutilles afin de ne gêner personne.

Le couple russe de nationalité française, qui habite en France depuis trente ans, est assis tout près de moi et ne peut pas encore être attentif à l’homme qui parle à la tribune : il m’explique comment en arrivant à Saint Pétersbourg, ils se sont fait extorquer tout leur argent en une seconde en traversant la Perspective Nevski. Exilés politiques en France depuis des années, ils reviennent sur leur terre natale pour se faire voler ! Furieux, ils ont les yeux rouges d’émotion. Il se peut plus tard que sa communication fut plus passionnée qu’il ne l’aurait pensé avant cette aventure. Voilà : pour « entrer » en colloque, les organisateurs devraient faire comme les instituteurs qui demandent à la rentrée comment se sont passées les vacances des enfants ... et ensuite on peut travailler.

L’homme russe de Paris dépouillé de son argent parle donc d’Alexandre Dumas quand il voyageait en Russie, particulièrement en 1858 dans le Caucase. De l’influence des deux cultures l’une sur l’autre. Il dit que le régime communiste a mis l’homme plus bas qu’un chien et même encore 50 degrés (nord sans doute) en dessous. Qu’en Russie il n’y a que trois solutions : être maître, serviteur ou être celui dont on n’a pas besoin. Est-ce la voie que l’occident soi-disant civilisé est en train de prendre ? Il dit qu’en Russie le subordonné n’aura jamais raison. Son intervention passionnée porte en elle toutes les frustrations issues d’un régime qu’il a dû fuir, jeune. Mais je découvre que Dumas avait des relations intimes avec la Russie et que ses oeuvres en sont parfois empreintes.

La personne suivante est un journaliste-écrivain du Caucase, de la Tcherkessie. Il dit : « Nous sommes bien là pour parler de la littérature mondiale ? Le sujet dont il va être question est mondial… » Il continue en disant qu’il a vécu étudiant à Saint-Pétersbourg avec le plus grand « bandit » Tchéchéne, Noukaïev qui y faisait ses études de droit.

Il présente le thème de sa communication : « Tolstoï comme miroir du séparatisme caucasien. » Il dit que si on appliquait le séparatisme pacifique de Tolstoï la guerre pourrait s’arrêter. Nous sommes dans un sujet brûlant d’actualité. La célèbre nouvelle de Pouchkine « Le prisonnier du Caucase » qu’ont fait leur Lermontof, Tolstoï, Alexandre Dumas et le contemporain Makanine, a inspiré le très beau film « Le prisonnier du Caucase » de Sergueï Bodrov d’après la nouvelle de Tolstoï. On voit à quel point la littérature russe depuis deux siècles, « s’appropriant » le Caucase, est en prise directe encore aujourd’hui avec l’actualité. La littérature engagée peint la réalité, elle la dévoile mais aussi tente de la transformer parfois quand elle est insoutenable. L’homme qui parle est ému, il vit cette douleur dans son âme et dans sa chair tous les jours. Il ne parle pas de son imaginaire, il est relié directement, à sa porte, avec ce terrible conflit. Il dit « On parle du colloque et de littérature mondiale, mais je dois aussi parler du problème caucasien au présent »

Il existe aujourd’hui des écrivains Tchéchènes, Tcherkesses, Ossets, Abkhasiens, d’Azerbaïdjan qui écrivent en Russe et qui sont influencés par Tolstoï, nous dit-il. Il nous parle de Facil Iscander, Makanine, Artsybatchev. Il insiste pour dire que de la part des Russes c’est une guerre coloniale. Et que c’est de la propagande russe que de dire « les Russes ont amené la civilisation à ce peuple de barbares » et « ce pays avait besoin de l’aide russe pour sa reconstruction.» Il parle du conditionnement soviétique qui dit : « Nous sommes là pour aider ce peuple et non pour les dominer ! » Il dénonce la stratégie politique.

Pour terminer, il fait un virulent plaidoyer contre l’empire russe qui ne doit pas s’immiscer dans la culture des minorités : devant un laisser-aller des dirigeants qui ne savent pas où ils vont vraiment, des hommes comme Tolstoï nous manquent cruellement aujourd’hui en Russie comme parole vraie. Mon être entier adhère à ce qu’il dit. Il termine en disant: « J’attends vos réponses et solutions, merci beaucoup. »

Je suis étonné de tant de franc-parler, moi qui sens encore dans mon dos l’œil de Moscou. Se sert-t-il de la libre parole de Tolstoï ? Chacun aujourd’hui en Russie peut la reprendre à son compte : les nationalistes, les religieux, les antireligieux, les révolutionnaires ou les hommes de paix. Ou alors est-il couvert par l’aspect littéraire nos rencontres ? Je ne sais plus trop quoi penser. Cet homme m’a profondément ému. L’apparence de libre parole ne doit pas faire oublier ce que tous les écrivains russes engagés disent aujourd’hui : une grande difficulté à écrire, à s’exprimer librement et aussi, de par les lois impitoyables du marché, à vivre de leur écriture.

Je me risque à comparer la guerre des Russes dans le Caucase en Tchéchénie avec celle qu’en Algérie la France a conduite. La France continue encore aujourd’hui à souffrir des conséquences d’une plaie mal refermée. La plaie coloniale dans le Caucase existe depuis plus de deux siècles et des belligérants aux alentours viennent s’y engouffrer pour l’entretenir et l’exploiter à leur propre fin. Dans les deux situations, les peuples s’opposent. Mais ils s’envient mutuellement. Et, par l’apport de leur culture réciproque, ne peuvent se passer l’un de l’autre. L’amour impossible en quelque sorte. Je n’aime pas l’expression qui dit « Qui aime bien châtie bien » car les horreurs dans les deux situations ne sont certainement pas de l’amour. Même si dans le Caucase la barbarie est décuplée, elle pourrait illustrer cette impossible situation. Ce qui est certain, c’est que depuis plus de deux siècles les Russes sont amoureux du Caucase : le paysage les a fascinés, envoûtés et a inspiré une riche littérature. C’est aussi leur Eldorado ! Les politiciens et les marchands ont toujours été attirés par la richesse du Caucase. L’Algérie aussi a été fortement attractive pour les pionniers français qui en sont devenus amoureux comme de leur propre pays.

La personne suivante est une charmante dame, professeur en Azerbaïdjan à Bakou. Elle a choisi pour relier littérature et actualité « Hadjit Mourat » la très belle nouvelle de Tolstoï qu’il a écrit à partir d’une histoire vraie de plus d’un siècle et demi, mais qui reste toujours d’actualité. Chamil au 19ème siècle fut le chef de la révolte contre les Russes avec lesquels il s’allia un moment.

Elle dit : « Le temps de l’humanité et le temps de la paix vont ensemble dans ce roman. Hadjit Mourat est un oriental, pas toujours soumis. La mort d’Hadjit Mourat, c’est la pression de l’individu résistant pour le destin de plusieurs vies. Dans la mort on ne voit que la source de vie. » Au début de sa nouvelle Tolstoï décrit un merveilleux et noble chardon, seul dans un champ noir, que l’on écrase sans raison. Tatar veut dire la fleur, Tatarnique, le chardon. Les Caucasiens sont aussi des Tchéchènes. « La mémoire développe du destin » dit la dame. Toutes ces phrases parfois me semblent des codes pour dire ce qu’elle pense tout en se reposant sur Tolstoï. Elle se dit musulmane et parle de Tolstoï et du Coran qu’il a beaucoup étudié. Aujourd’hui malheureusement notre jeune traductrice qui remplace Tamara ne traduit pas tout le sujet. Mais la dame d’Azerbaïdjan, aux récréations, est bien plus soucieuse, avant de reprendre l’avion, de remplir de pommes son cabas plutôt que de continuer à discuter en flânant dans les allées comme nous le faisons. La littérature mondiale comparée, quand on a la peur au ventre et l’estomac creux, ça rend simple. Elle sait que Tolstoï lui donne raison. J’ai une émotion et un respect décuplé pour cette merveilleuse personne, professeur de la meilleure Université de Bakou, ramassant ses pommes sous le regard discret de tout le monde, sous les arbres de Tchékhov chez qui nous sommes en visite, à Mélikhovo, sur le chemin du retour de Iasnaïa Poliana vers Moscou.

Tolstoï n’a pas seulement influencé, irrigué, le monde littéraire, mais il a aussi beaucoup apporté au monde des idées par son intensité intellectuelle, par sa recherche du vrai et de la globalité de l’existence. Quand il parle de la nature, décrit un arbre, avec lui on est entraîné au cœur de la réalité : tout semble plus vrai que nature. Sans qu’il s’en rende compte Tolstoï conduit le lecteur à l’essence de toute vie. Il réduit, voire abolit l’espace entre le monde et nous, et nous met en contact intime, direct avec la réalité. Le monde des sentiments, des idées sont mis à nu. Nous sommes entraînés dans la vie intime de ses personnages et de surcroît au cœur de la nôtre. Il m’est arrivé en lisant Guerre et Paix ou Anna Karénine de ressentir parfois cette gêne que l’on peut avoir lorsque l’on écoute par surprise une discussion que l’on n’est ni invité, ni autorisé à entendre. Tolstoï nous entraîne à voir malgré nous : « Suis-je un intrus, un voyeur ? Me suis-je caché derrière ce rideau dans cette salle de bal à regarder les dessous de la vie ? » On oublie que c’est lui qui décrit et non seulement on est en contact avec le personnage mais on devient le personnage. Il nous fait voir ce que l’on n’oserait pas voir ou ce que l’on oublie, par négligence, de regarder. Tolstoï fascine car il va au fond des choses et les dévoilent. Certains disent que par son génie littéraire Tolstoï fait progresser ; je pense que Tolstoï, par son souci d’authenticité, d’approfondissement de l’homme, entraîne toute personne soucieuse du Vrai dans le chemin de la connaissance et de la reconnaissance de soi.

Ceux qui l’ont approché dans les dernières années de sa vie n’ont cessé de raconter le vieillard courbé par les ans mais lumineux, la force tranquille, la bonté infinie qui se dégageait de sa personne. Même si sa femme pouvait parfois dire le contraire. Et elle avait raison dans un sens, elle qui souvent devait subir ses contradictions : être la femme de Tolstoï n’était pas de tout repos. La force de frappe de Tolstoï n’a pas résidé uniquement dans sa puissance physique, morale, intellectuelle et littéraire mais également dans sa force spirituelle et religieuse au sens originel du terme, c’est à dire sans les artifices du cérémonial, sans croyances simplistes mais bien au contraire par cette force vitale qui peut exister seulement quand toutes les superstitions ont cessé. Tolstoï est profondément proche du message originel du Christ mais a rejeté la façon dont a été organisé ce message. Beaucoup ont été agacés par son dogmatisme, son messianisme, par la reconversion spirituelle de Tolstoï, qu’il aurait faite au détriment de l’art où il excelle le plus : la littérature.

Tolstoï note dans son journal du 2 décembre 1889 (la Pléiade, « Journaux et carnets » page 1083) : « Il faut me souvenir, non seulement que je suis un envoyé à qui est confié une œuvre mais aussi dans un sens que je suis un envoyé qui doit se conserver et s’élever, se faire grandir lui-même. Les deux sont une seule et même chose ; je ne puis grandir qu’en accomplissant Son œuvre, et, en grandissant, en m’accroissant moi-même, accomplir Son œuvre. » Et le 3 décembre il ajoute : « Tout ce qui est non-accomplissement de la loi vient de ce que les hommes disent : « Je veux une religion, mais seulement telle qu’elle ne trouble pas mon genre de vie », alors que la religion est la force qui donne forme à la vie. C’est tout comme prétendre prendre place dans un wagon en partance et ne pas renoncer à l’environnement de sa vie. Le seul moyen est de s’asseoir dans un wagon arrêté »

Rien, aucune pancarte, aucune affiche à Toula et ailleurs dans les environs n’indique la maison de Tolstoï, seule la plaque signalétique au carrefour indique le village, comme sont indiqués tous les villages du monde.

A Iasnaïa Poliana je suis exactement là où je souhaite être. « La lumière » la force des lieux saisit de suite le voyageur, le visiteur. Point n’est besoin d’aucune signalisation pour inviter les gens à respecter les lieux. Des centaines de visiteurs le week-end se succèdent et tout le monde déambule dans le calme, en bavardant parfois mais tellement silencieusement que j’en suis souvent étonné. Est-ce un comportement russe ? Ou alors les gens viennent-ils ici en pèlerinage entendre respirer l’âme du géant qui gît sous cette terre où chaque arbre, chaque fleur est nourrie de sa présence ? Les enfants ne crient pas, ne courent pas dans tous les sens : ils suivent leurs parents, ils sont dans la maison de Tolstoï aussi intéressés que s’ils découvraient pour la première fois la maison du bonheur. Dans la maison de Tolstoï les classes de jeunes de 15 à 18 ans écoutent parler avec respect et intérêt leurs professeurs. Les classes des petits sont aussi disciplinées que studieuses. Parfois le samedi après-midi des mariés accompagnés de leur suite viennent en carrosse tiré par deux chevaux se faire prendre en photo près de l’étang.

Tolstoï, de son encre épaisse, a non seulement dépeint les paysages extérieurs mais également tous les espaces intérieurs de l’homme, jusque dans ses recoins les plus intimes. Cette encre noire s’est aussi un peu déversée dans mes veines. Le soc de sa charrue littéraire laboure et affermit en moi le sillon de la vie.

A midi, le repas en self-service est dressé dans le hall de la maison des Volkonski, là où se font les rencontres. Le repas est simple mais très correct et chacun se promène avec son sandwich là où il veut. C’est le moment de respirer, de se rencontrer, d’apprendre à se connaître et à s’apprécier entre participants.

L’après-midi quatre ou cinq personnes interviennent sans interruption, chacun ayant trente à quarante minutes de temps de parole. Il faut être en forme pour suivre tout ce qui se dit. Je suis au maximum de mes possibilités. Mais je tiens le coup. Je me rends compte que je connais suffisamment l’œuvre de Tolstoï pour participer. S’il me manque d’avoir lu ses journaux et carnets en entier, l’ensemble de ses oeuvres pédagogiques et quelques nouvelles, j’ai le sentiment d’avoir approché la substance de son œuvre littéraire et ce qui l’a préoccupé durant son existence.

Des spécialistes de littérature parlent chacun à leur façon d’un roman : de la vie qui court à l’intérieur des phrases, des idées que l’auteur a voulu développer, comment il s’y est pris, comment il a réussi à construire une œuvre, les matériaux dont il s’est servi.

Une autre personne parle de l’influence de Tolstoï dans « Le matin du propriétaire » de Tourgueniev. Il apparaît dans cette comparaison que « l’on ne peut pas attraper la vérité par la queue. » C’est une phrase et des mots assemblés dans lesquels je trouve une bien belle image ! Tolstoï et Tourgueniev avaient leur domaine séparés d’environ une centaine de kilomètres. Jeune, Tolstoï allait à cheval visiter son ami. Quand Tourgueniev partit pour Paris où il habita de longues années, ils s’éloignèrent l’un de l’autre, pas seulement physiquement mais aussi par leurs divergences de vue. Ils ont passé dix-sept années sans se parler.

A partir d’un détail qui semble tout à fait anodin et à première vue sans grand intérêt, l’intervenant nous entraîne encore plus avant, au cœur de ce qui est l’essence de l’œuvre littéraire. Un détail est une porte d’entrée sur un vaste monde à explorer. La littérature n’est pas un moment de distraction, de détente ou un passe-temps, une lubie, ni un exercice de spéculation intellectuelle, ni quelque chose de déconnecté de ma propre vie, encore moins un exercice pour me permettre de me mettre en avant, de paraître à ce colloque. Pour moi la littérature est la parole originelle de l’homme, celle qui le construit, celle qui en fait un homme relié à ses semblables. La littérature est la mise en mots des idées en formation. Le mot fabrique l’homme et l’homme fabrique des mots. Les mots assemblés construisent des sons, des images, des concepts, des représentations sans lesquelles nous ne serions pas ce que nous sommes aujourd’hui. Pourquoi donc toutes les dictatures soucieuses de se maintenir au pouvoir brûlent-elles les livres ou parfois aussi les hommes qui les ont écrits ? Quand la parole est juste, les mots dits et donnés sont dérangeants car trop porteurs de la créativité de la vie. Ce qu’ils véhiculent est sans doute trop grand pour des cerveaux habitués à fonctionner dans des limites étroites. Comme le nouveau-né qui vient au monde et crie soudainement lorsque ses poumons se déplient pour qu’un vaste volume d’air y entre, de même pourquoi les hommes ne veulent-ils pas accueillir des mots vrais et s’en laisser transformer, même si c’est douloureux ? Pourquoi met-on en prison ces écrivains à la parole nue, authentique, porteuse de vie ? Ou alors pourquoi met-on des livres eux aussi dans des salles secrètes, en prison ? Comme il a été fait au temps du communisme. « La littérature est la vérité de l’homme » dit Aaron Apenfeld. Comment des mots, des romans peuvent-ils être subversifs ? Pourtant un mot n’a pas de vie en soi, il semble mort lorsqu’il est couché dans un livre bien rangé sur une étagère ! L’homme enfermé dans ses principes préfabriqués a t-il peur d’être déstabilisé par cette puissante énergie de vie ?

Le cerveau de l’homme a cette fabuleuse aptitude à la représentation, à la créativité. Les mots sont bien des images, des idées qui s’écoulent tout au fond de l’être et qui le malaxent, le forment ou le déforment, l’imprègnent et le nourrissent de sa substance. La représentation du mot et ce qu’il véhicule est non quantifiable, non identifiable sous aucun microscope que ce soit. C’est une sève nourricière qui humanise ou déshumanise selon l’intention plus ou moins consciente de celui ou ceux qui fabriquent de la représentation et du sens. A quoi la parole écrite ou parlée est-elle reliée pour pouvoir prendre forme, s’incarner? A des idées, des sentiments ou une perception autre ? Les mots écrits ou parlés sont porteurs de vie ou de mort. Ils se déversent lentement dans les êtres qui les entendent, les reçoivent.

Il n’est pas question de cela dans le colloque mais en arrière-fond il s’agit bien de tenter de se relier aux autres hommes au moyen de mots en sachant qu’ils seront toujours limités.

Tout est là réuni : les mots, les phrases, les discours, l’échange et le partage d’humanité avec des gens venus du monde entier. Il est bon d’avoir le sentiment de participer à une conscience universelle dans laquelle se ressource et se nourrit l’humain. La nature aux alentours est comme un habit neuf dans lequel je me sens parfaitement à l’aise. Chaque pas posé sur cette terre me donne le sentiment d’être à ma place ici et ils résonnent tout au fond de moi à travers l’écho d’un temps tolstoïen. La convivialité avec les gens qui travaillent au musée et qui habitent aux alentours me redonne à vivre les images perdues de mon enfance au village natal. Je viens de naître dans un pays, un lieu. Le plus étrange, c’est que je me sens en famille parmi tout ce monde, je suis des leurs aussi pour eux. Dans le soleil couchant du soir les vaches, le pis gonflé et pendant presque à terre, rentrent à l’étable pour se faire traire. Ce sont les vaches de mon enfance qui passent devant moi quand tout petit j’avais déjà la même allure que l’homme qui les suit sur sa bicyclette, son bâton à la main. Je foule des terres qui semblent être celles de mes ancêtres, de mon enfance.

Pourquoi aller ailleurs quand ici je me sens chez moi, que mon esprit se dilate de telle sorte qu’il est au-delà de ce lieu et de tous les lieux ? Dans ces moments je ressens un sentiment d’éternité comme si la mort n’existait pas. La peur de la mort est probablement le résultat de notre construction d’un temps que nous avons limité, délimité, disant que la vie commence à notre naissance et se terminait à notre mort.

« Tu as le bruit de vivre, mais tu es mort » disait Jésus, selon Tolstoï.

Le soir vers les dix-huit heures les discussions se terminent avec des musiciens qui viennent dans la salle du colloque nous offrir leurs chants et leurs musiques que tout le monde apprécie. Comment ne pas frissonner d’émotion en écoutant ces trois accordéons et les enfants qui disparaissent derrière chacun d’eux ? Les sons, la mélodie ne nous permettent pas de nous évader de nous-même ; plutôt ils réveillent, dynamisent et transportent l’âme au-delà des lacs, des terres vierges, des soleils couchants et des horizons sans fins…

La voix des quatre hommes qui chantent a capella et vibrent à l’unisson donne à l’atmosphère une souplesse, une force légère et doucement puissante. Le soir après avoir fait une promenade on se couche dans ce silence prometteur de rencontres et de vie passionnante.

Le lendemain tout est neuf et recommence : le petit déjeuner, la marche à pied pour se rendre à la maison des Volkonski où se déroule le Colloque.

On parle de Kant, certains disent que Tolstoï fut influencé par lui avant d’avoir écrit ses œuvres majeures, d’autres pensent qu’il le fut après, et d’autres encore démontrent qu’il n’a pas été influencé par Kant (bien qu’il l’ait lu.) Mais la critique des jugements de Kant intéressa Tolstoï. « Je n’ai pas besoin de la raison de Kant » dit-il « mais je ne la renie pas, le suprême spirituel c’est l’esprit »

Une autre personne parle de « Conscience et foi », une autre encore de « Tolstoï sans le tolstoïsme » à travers le roman Sanine, de l’écrivain russe contemporain Artsybachev, qui exprime à travers ses deux personnages les idées pour et contre Tolstoï. Le tolstoïsme est évoqué : ses disciples sont souvent plus radicaux que lui, et il semblerait que les tolstoïens fassent parfois de l’ombre à l’œuvre de Tolstoï en déformant ses idées.

Sommes-nous avec la littérature dans une science comme le sont les mathématiques, où l’on recherche un point inconnu ? Sommes-nous dans la recherche de la sagesse comme en philosophie ? Sommes-nous dans la recherche de rapports humains mieux organisés et plus justes comme dans une politique éclairée? Ou alors sommes-nous avec la littérature dans cette recherche intérieure de nous-mêmes, comme en psychologie, en psychanalyse ? Le travail littéraire est-il une démarche qui tente d’unir l’homme à lui-même et à ce quelque chose qui lui échappe et qu’il appelle dieu comme le propose les religions ? La littérature doit être capable d’englober l’ensemble des préoccupations existentielles de l’homme. Elle doit révéler à l’homme ce qui lui semble inaccessible, le dévoiler, éveiller sa sensibilité. La littérature doit pouvoir non seulement décrire le jardin potager qu’il faut labourer, les choux et les carottes que l’homme doit savoir planter pour se nourrir, mais également elle doit être en mesure de labourer tous les champs de la conscience afin que l’homme arrive par lui-même à produire sa substance de vie. La littérature est une rencontre avec soi-même et doit entraîner l’autre à sa propre rencontre. Les mots parlés, chantés, écrits et assemblés sont des bêches que l’homme prend par le manche de sa voix et de son porte-plume pour creuser et ensemencer le sillon de l’existence, en défricher le sens.

Si je ne vais pas au-dedans de moi-même, si je n’habite pas l’être que je suis, qui va le faire ? Les religions du monde ? Les politiciens de la planète ? Les organisations de toutes natures qui proposent toutes une solution préfabriquée, du prêt à penser ?

Si la littérature ne se propose pas d’être tout cela alors elle est une évasion, un passe temps.

Entrer en écriture, en parole vraie, entrer en lecture fondamentale transforme.

« Avec des mots simples Tolstoï nous fait frôler une réalité supérieure » dit Maurice Kuès. Un autre critique (dont j’ai oublié le nom), dit « C’est ce qui donne la puissance à ses livres : son style d’ailleurs ne poursuit qu’un seul objectif : convaincre ses lecteurs, lui faire partager la beauté d’un paysage, la vérité d’une idée. »

Ce ne sont donc pas seulement ses mots qui surprennent, touchent, car il utilise les mêmes que ses semblables. Mais c’est bien ce qu’ils transportent, ce que lui-même y a mis à partir de sa sensibilité aiguë. Chaque phrase est une énigme qui dévoile son contenu devant le lecteur, chaque phrase est un don à l’humanité.

L’écrivain et avocat américain Clarance Darrow va jusqu’à dire : « Celui qui n’aime pas Tolstoï, aime alors les romans de quais de gares » ! ( je trouve que c’est un peu exagéré) Georges Orwell qui admirait et propagea les oeuvres de Tolstoï dit de ce dernier : « Il parlait de toutes les grandeurs de l’âme et de toutes les bassesses de l’homme. Tolstoï était le pionnier de la description. Il avait un sujet maître : la vie et la mort. » William Faulkner, l’écrivain américain, amoureux du Mississipi et de ses terres, répondait un jour à des journalistes qui lui posaient cette question : « - Quels sont pour vous les trois grands romans de la littérature mondiale que vous préférez ? - Le premier c’est Anna Karénine, le second Anna Karénine et Anna Karénine pour le troisième » Faulkner était-il un fou ou alors un illuminé ? Non, certes pas. Que veut-il dire ? Que dans ce roman se trouve blottie, cachée discrètement aux coins des mots, à leurs cimes, une substance essentielle de vie qui coule et transpire entre les phrases, qui ne demande qu’à imprégner et irriguer les veines de celui qui veut en entendre le son, le sens.

Anna Karénine n’est pas une femme légère qui cherche des aventures, elle est une femme qui cherche le véritable amour. Son mari, Alexis Alexandrovitch bien qu’aimant sa femme, est obstiné dans ses conventions sociales où le paraître domine sur l’être. Anna étouffe de manque d’amour. Même si cette recherche d’amour n’a pas abouti : Alexis Alexandrovitch n’a jamais voulu divorcer ; le comte Vronski croyant être capable d’aimer véritablement est resté l’amant, et n’a pas pu sortir des conventions sociales de son rang pour être totalement libre avec Anna. Tolstoï dans ce roman n’a t-il pas tenté, à travers la vie quotidienne, de faire d’Anna une chercheuse de vérité ? Sa souffrance, son désespoir, son désir d’aimer véritablement, l’énergie qu’elle met pour tenter de s’extraire de son conditionnement ne la rend-elle pas des plus émouvante, attachante, ne se reconnaît-on pas en elle ? Car elle représente l’humanité qui souffre, qui lutte, qui cherche à aimer.

Elle est la version féminine d’un Tolstoï arrivant au sommet de son art et qui cherche de toutes ses énergies la vérité. Il est à la veille de sa mutation spirituelle à laquelle il va se donner tout entier et s’exposer au monde tel qu’il est, avec ses plus profondes contradictions. Anna et Tolstoï sont grands car ils savent être tout ce que nous sommes. Ils sont de tous les temps. Ils dévoilent ce qui en nous est latent, caché par pudeur, par honte. Nabokov dit « c’est la honte qui motive le désir de perfection. » Tolstoï, ne voulant pas vraiment travailler à ce roman (qui le fatiguait car il avait d’autres préoccupations : écrire son énorme abécédaire-syllabaire de huit cents pages) a fait malgré lui un chef d’œuvre de la littérature mondiale. Il a élevé l’homme, à partir de ce qu’il est dans sa vie quotidienne, au-delà même de ce qui lui semble inaccessible. A travers les tourments, les joies, les occupations, il a laissé transparaître ce que veut dire aimer, sans vraiment en parler. Cette substance ne se livre pas au premier degré de lecture. Il faudra descendre plus avant dans l’œuvre pour que discrètement s’effacent les mots, s’évanouisse le bruit qu’ils font, pour ne laisser entendre que la subtile mélodie de l’amour. Tolstoï est-il grand pour cela ? Oui et non. Il indique simplement sa perception des choses. A chacun d’y voir se refléter sa propre existence. Toute personne se grandit, se construit en entendant le son de la vie vraie. Toute personne, de quelque niveau soit-elle, peut la reconnaître. La grandeur des œuvres de Tolstoï réside aussi dans les nombreux niveaux de lecture qu’elles comportent. Elles peuvent être accessibles à quelqu’un de très peu cultivé comme au plus lettré et chacun y trouvera ce qu’il recherche : lui-même. Car l’intelligence n’est pas l’apanage seulement de l’homme rempli de culture et de savoir qui le préserverait (comme une garantie tout risque) de l’ignorance et de son manque d’aptitude à aimer.

S’agit-il toujours du colloque ? Oui dans les intervalles des phrases, des mots, au-delà d’eux se glisse subrepticement, timidement ce qui ou quoi veut se faire entendre. C’est un puissant torrent retenu par toute cette phraséologie nécessaire qui d’un seul coup vient déborder, inonder et fertiliser l’âme, au-delà des rives que forment les mots. Il y a alors une grâce parfaite d’être en ce colloque : un sentiment ample inonde toute pensée, tout mouvement physique et affectif. Il est impossible de ne pas être reconnaissant, de ne pas avoir envie de remercier toutes les personnes qui ont fait qu’en ce moment je peux être là. Lorsque l’on dit que Iasnaïa Poliana est un lieu de lumière, il n’est pour moi pas nécessaire d’en comprendre les raisons car cette lumière en effet illumine toute mon existence.

Je me retrouve dans cet écrit de Tchékhov : « Quand, dans le monde des lettres, il existe un Tolstoï, il devient facile et agréable d’être un homme de lettres. Et même si on a conscience de n’avoir rien fait, de ne rien faire encore, ce n’est pas vraiment terrible, car Tolstoï, lui, fait pour tous et son œuvre sert de justification à tous les espoirs et toutes les croyances qu’on met dans la littérature »

Mais il faut manger ce midi, boire un thé, un café ou alors tout simplement de l’eau. Se détendre, rire, et parler encore des même sujets semble tout naturel en marchant sous les nobles bouleaux qui bordent la grande allée baignée d’un chaud soleil. Le ciel est bleu, et la paix des lieux aide encore à la rencontre.

Des hommes, des travailleurs habillés de bleu, l’air fatigué, arrivent de la forêt. Passant à notre hauteur, au moment où nous allons nous croiser, ils baissent la tête. Je m’arrête devant eux pour leur dirent bonjour, ils s’étonnent, marquent un arrêt et me regardent furtivement en émettant des sons à travers lesquels j’entends leur salut. Ne sont-ils pas mon père, tous les besogneux de la terre qui de leur corps endolori de fatigue ploient sous le regard reposé du savant ? Comment ne pas me sentir eux, ne pas penser à mes origines, à ce que je suis, ce paysan, tout comme eux ? Qu’ai-je fait pour être en ce moment de l’autre côté ? J’ai un peu honte devant eux de faire partie « du club mondial » des chercheurs de la littérature comparée. De chercher à comprendre, percevoir Tolstoï. Mais soudain il est là, marchant tout près de nous, ne faisant aucune distinction entre le chercheur littéraire et le chercheur de champignons, l’intellectuel et le paysan… et nous soufflant qu’il n’est besoin d’aucun vêtement spécial ni de faire partie d’aucune organisation sociale pour aimer. Les participants avec lesquels je marche et parle ne remarquent pas les paysans qui rentrent du travail. Nous sommes occupés à regarder les deux arbres célèbres enlacés l’un dans l’autre, s’entourant comme deux amants : un bouleau et un chêne qui en Russe est féminin. Ces deux arbres ont inspiré à bien des peintres de merveilleux tableaux.

Cet après-midi, nous sommes dans l’incontournable sujet qui hante et préoccupe encore aujourd’hui bien des Russes : Tolstoï ou Dostoïevski ? L’esprit russe reste en suspension devant cette éternelle question. Comme si de cet impossible choix entre l’un et l’autre résultait une éternelle douleur. Pourtant les personnages de Tolstoï mènent une vie semblable à ceux de Dostoïevski, ils sont aussi intenses chez l’un et l’autre. Les deux sont amoureux de la vie, du Christ, bien que Tolstoï rompe totalement avec les institutions religieuses - pas Dostoïevski, même s’il n’était plus vraiment pratiquant. Tolstoï est perçu comme l’anarchiste, Dostoïevski comme le monarchiste qui accepte l’ordre, l’Etat (des comparaisons que j’ai lues mais que certains trouvent un peu rapides. ) Les « Tolstoïevski » vacillent entre un état fort et l’anarchie qui est sans doute une tendance de l’esprit russe. Le peuple russe peut pardonner au Tsar puissant mais pas au Tsar faible. Dostoïevski pensait à un pouvoir fort pour le peuple (étonnant de la part de cet homme qui a subi les affres du pouvoir tsariste.) Dans le conflit caucasien par exemple Tolstoï disait que l’Etat russe ne doit pas se mêler de cette histoire, que chaque minorité doit être respectée. Dostoïevski croyait au contraire que c’était le devoir de l’Etat de régler le conflit, sinon les Russes seraient sous la domination des pays musulmans. Une histoire russe dit : «Tolstoï fait battre quelqu’un qui a menti ; Dostoïevski est battu pour avoir désobéi. » On voit bien comme il est douloureux pour les Russes de ne pouvoir choisir entre l’un et l’autre et du coup on cherche tantôt à grandir l’un, tantôt à rabaisser l’autre et vice-versa. Est-ce toute la grandeur de l’âme russe qui se trouve dans cette pénible contradiction ? Tolstoï reprenant les idées de Rousseau dit que l’enfant à la base est bon et que c’est la société qu’il faut changer, alors que Dostoïevski dit qu’il faut changer l’enfant de l’intérieur et non la société. Cette comparaison n’est plus valable pour Tolstoï dès 1880, date à partir de laquelle il ne parle que du changement intérieur de l’homme.

Einstein mettait au même niveau Anna Karénine, Les frères Karamazov et Guerre et Paix. Il aimait beaucoup les principes éthiques chez Tolstoï. Dostoïevski et Tolstoï (qui ne se sont jamais rencontrés) ne sont-ils pas les deux faces de la même médaille ? Ne sont-ils pas, bien davantage qu’ils ne le pensaient, soudés comme deux frères siamois ? Ne sont-ils pas tous les deux les colosses russes du 19ème siècle qui ont construit et nourri de leur sève créatrice la conscience de millions d’être humains de la planète ? Même Gorki, qui aimait beaucoup le génie de Tolstoï, dira plus tard : « Que c’est dur de respirer l’air en Russie lorsqu’on a Dostoïevski et Tolstoï ! »

Après mon intervention au colloque où j’ai parlé 10 à 15 minutes de la passion de la terre chez Tolstoï en relation avec la mienne, une participante russe de Moscou responsable du centre de recherche scientifique sur la littérature mondiale est venue me voir pour me remercier de mon intérêt pour la Russie et Tolstoï. « Chez nous, dit-elle avec l’aide d’un interprète, on parle beaucoup pour savoir si Tolstoï et Dostoïevski (que l’on lit davantage) peuvent encore influencer le peuple russe. Vous avez une vision globale de l’existence et vous êtes un exemple vivant du fait que Tolstoï peut encore enflammer aujourd’hui une vie. Puis-je éditer votre communication dans notre revue scientifique? » Quel honneur me faisait cette dame russe, d’environ soixante-cinq ans, un peu nostalgique de la disparition de l’Union Soviétique avec ses ambitions de partage et de justice ! Comme l’avait été Tolstoï…

Voici les extraits du texte qui a servi à la communication lors du Colloque :

Un paysan face à Tolstoï ; l’amour de la terre et des hommes.

1- Tolstoï allait au champ avec un intérêt suffisant pour que je puisse affirmer, moi qui suis paysan, que Tolstoï a vraiment ressenti ce contact intime avec le labeur des champs. Les merveilleuses et profondes descriptions qu’il en fait témoignent de l’authenticité de ses actes et de la véracité de son vécu. Le vrai paysan sait qu’il n’y a ni tricherie ni duperie …plus encore, il est reconnu et élevé à travers lui au rang d’artiste et de créateur participant aux lois de la nature.

2- Pendant ce temps-là, en l’année 1863, à 3500 km sur les bords de l’Atlantique en France, en Vendée, naissent des fils de paysans pauvres : mes grands-parents. Ils se louent comme conducteur de bœufs, servant ou servante, puis deviennent des petits fermiers-exploitants agricoles qui ne connaissent que leurs bras et la charrue .

3- La passion de la terre je l’ai apprise avec mon père, il me l’a transmise aussi simplement que de respirer. En étant proche de lui aux champs depuis ma plus tendre enfance (à partir de l’âge de deux ans et ensuite travaillant à ses côtés jusqu'à mes 20 ans) j’ai reçu un message, un lien qui se passait de mots. Mon père suintait la passion de ce qu’il faisait, il me transmettait l’amour de son travail : portait à ma conscience la beauté du blé qui germe à l’automne, sort de terre, devient progressivement vert sur la terre marron fraîchement labourée, ensemencée de sa main avec soin. Rarement il s’énervait : peu sur son travail quand c’était dur, et contre moi pratiquement jamais.

4- Tolstoï m’a touché non pas par ce qu’il a dit et prêché, mais par ce qu’il a vécu : il a travaillé dans les champs, fait les foins, labouré, hersé avec les chevaux même devant le regard amusé de ses paysans, soigné ses abeilles, planté ses arbres.

5- Il vit passionnément ses rapports avec les moujiks, il se donne comme mission d’inventer des relations plus justes avec les paysans qui sont « l’âme du peuple russe ». En Russie à cette époque, quand un serf ou un paysan se courbait devant le seigneur Tolstoï, celui-ci lui disait- « Relève-toi, qu’est-ce que ça veut dire ? » Quand un autre l’appelait mon bon maître ou seigneur, il se fâchait presque et lui répondait « Appelle-moi Lev Nicolaïevitch et va ton chemin»

6- Mon père né en 1903 m’a souvent dit qu’il n’y avait pas grand chose de changé en France dans la vie rude et misérable des besogneux de la terre qu’ont été tous mes ancêtres, bien que la révolution de 1789 soit passée par là. Ils étaient liés par un travail incessant pour survivre ; les grands propriétaires bourgeois et aristocrates n’avaient aucun scrupule à louer pour un prix élevé la terre aux fermiers ou alors la donnaient en métayage à des conditions pratiquement à mourir de faim sur leur propre ferme tellement les redevances en nature étaient élevées. Sans parler de ceux qui, encore plus pauvres, cherchaient un travail au jour le jour et s’ils ne le trouvaient pas, mendiaient leur pain chez l’habitant pour nourrir leurs enfants.

7- Vers les années 1930, quand mon père allait payer au bourg voisin les fermages à son propriétaire qui possédait des dizaines de fermes, il devait l’appeler « Mon bon maître ». Il me disait quand j’étais encore enfant qu’il ressentait comme une soumission humiliante de devoir le nommer ainsi. Mon père, vivant cette injustice de fermier exploité, m’a toujours dit : « La terre devrait appartenir à celui qui la travaille. »

8- Lorsque l’on dit que Tolstoï s’amuse avec ses lubies de paysan, d’éducateur, ce n’est pas très respectueux pour les besogneux de la planète. Même si Tolstoï n’a pas fait de miracle, n’a t-il pas ensemencé dans la conscience des hommes une autre façon de considérer l’homme asservi par son labeur et toutes ses dépendances ? N’a t-il pas semé, dans les consciences certes plus que dans ses champs, la graine de liberté qui donne les fruits de la justice ? Gandhi pendant 14 ans fut un fidèle adepte de Tolstoï (qu’il lisait dans ses prisons). Il a été formé par ses lectures au principe de la non-résistance au mal que Tolstoï enseignait et qu’il a voulu lui léguer personnellement par lettre juste avant de mourir pour bien signifier qu’elle avait valeur testamentaire. Gandhi n’a t-il pas contribué à libérer l’Inde ? Au- delà de ses imperfections d’homme, Tolstoï fut un précurseur et un visionnaire.

Avec les hommes qu’il entraîne dans son sillage il donne une direction vers laquelle tout homme sensé doit regarder.

9- L’économie rurale est-elle autre chose que des rapports humains ? Tolstoï préconisait des rapports plus justes qu’il mettait en place dans ses propriétés.

10- Quand je coupe mon bois moi-même pour me chauffer plutôt que de faire venir du pétrole puisé à des milliers de kilomètres, enrichissant des oligarques qui se font des fortunes immenses sur le dos des travailleurs mal payés qu’ils volent, ne fais-je pas encore de l’économie mondiale?. Tolstoï avait bien compris cela vers les années 1880. Ne fabriquait-il pas lui-même ses chaussures, ne coupait-il pas son bois ainsi que beaucoup d’autres activités domestiques ? Cette façon de faire était pour lui une manière d’être en accord avec ses idées de simplicité et de non-participation à l’exploitation de l’homme par l’homme.

11- Mes rapports avec la nature, la terre, n’ont jamais été pour moi un moyen de faire de l’argent. Maintenant encore, je n’ai pas le sentiment de « faire » ou « d’avoir » un métier mais tout simplement de vivre comme s’il était inconcevable de l’envisager autrement : mon mode de vie est lié à mes aspirations, mes états d’âmes.

La course à la consommation, à la productivité, au « toujours plus» est un mirage, un nouvel esclavage pour ceux qui la subissent et davantage de profit pour ceux qui l’encouragent. L’arrêt de l’inflation de progrès est une donnée même des idées que prêchait Tolstoï et que j’ai faites miennes sans le savoir.

12- Quand je lis de Tolstoï « L’esclavage moderne » écrit en 1901, j’ai la sensation d’être dans l’actualité d’aujourd’hui. Les idées de Tolstoï ne sont pas d’un siècle révolu, elles sont encore d’actualité dans nos sociétés contemporaines et mondialisées. Tolstoï prône la prise de conscience de chaque individu, qui seule peut apporter un remède aux problèmes intérieurs et extérieurs de l’être humain. L’homme libre est un homme dangereux pour le pouvoir et Tolstoï comme d’autres ont été des dangers à écarter.

De la manière dont nos sociétés fonctionnent, elles encouragent l’hypnose et chacun de nous y participe s’il n’en prend pas conscience. Des hommes comme Tolstoï viennent pour nous réveiller, nous dévoiler à nous-même et nous appeler à vivre libre et responsable.

Aujourd’hui un participant parle de Tolstoï et des Doukhobors : « les lutteurs de l’esprit » qui refusèrent le service militaire - en fait ce sont les objecteurs de conscience du dix-neuvième siècle. Alors que Tolstoï ne veut plus écrire de romans mais mettre toutes ses énergies au service du peuple, il consent à écrire « Résurrection » pour aider la communauté des Doukhobors à émigrer au Canada. Le grand succès du roman et les bénéfices iront totalement subventionner les 6 à 8 milles personnes que Tolstoï aide à s’organiser pour fuir le tsar. Des bateaux sont affrétés, son fils ira jusqu’à les accompagner au Canada.

Aujourd’hui la plupart des descendants des Doukhobors au Canada vivent en communauté ; ils sont toujours non violents, certains vivent de la terre ; tous n’ont pas connaissance de leurs origines et de leur relation avec Tolstoï.

Une autre personne évoque « Le général Tolstoï » dans Guerre et Paix. C’est une épopée littéraire que Tolstoï entreprend, dit-il : il se lance dans le combat comme pour vaincre et surpasser tous ses contemporains écrivains. Il a su convaincre ses ennemis littéraires. « Le général Tolstoï », comme il est appelé dans cette situation aurait pu être un bon général pour la paix. Le chef doit être clairvoyant. Avoir une vision aiguë. Connaître la stratégie. Il vaut mieux parfois être passif qu’actif. Tolstoï étudie la guerre contre les Turcs, et le prince André est le prolongement de ses idées. Parfois il est impossible de contrôler les forces. Il faut savoir faire la différence entre l’utile et l’inutile. Kothouzov est un personnage littéraire mais c’est l’incarnation de Tolstoï. Il dit au prince André « Je ne suis pas le Colonel…je suis ton père. » L’historien qu’est Tolstoï s’est écarté de l’histoire car il est devenu maître de sa vie. Tolstoï aurait pu être un vrai président. L’intervenant dit que Austerlitz a été un succès pour les Russes, ils ont gagné grâce aux relations humaines, grâce à leur vision globale. Le prince André a rencontré la mort avec dignité.

Ce qui ressort pour moi de tous ces commentaires et de mes lectures, c’est que Tolstoï dans Guerre et Paix, avec les 529 personnages qu’il met en scène, met en représentation une manifestation et révélation de la vie de tout homme sur terre. Le génie de Tolstoï, c’est qu’il est un peu chacun de ses personnages. Il nous expose en détail l’homme tel qu’il est avec toutes ses aspirations et ses contradictions : chacun de nous peut s’y retrouver. Comme si les forces vitales et fondamentales de tout être humain étaient là, concentrées, pareilles à un noyau d’atome, et l’explosion de ce noyau produit un fabuleux chef-d’œuvre littéraire. C’est pour cela que le roman en fait ne peut pas finir. Il ne peut se terminer car il est la respiration de la vie en mouvement. Je compare Anna Karénine à la neuvième symphonie de Beethoven, Guerre et Paix à toutes les symphonies réunies du grandiose musicien allemand qui lui aussi semble-t-il a touché à l’essence même de la vie. Beethoven ne disait-il pas : « Personne d’autre que moi ne peut « parler » en musique de la perception de Dieu ! » Pour moi Guerre et Paix se prolonge dans le temps, est hors du temps, comme les symphonies de Beethoven et en lisant Tolstoï ou en écoutant Beethoven, on participe à ce mouvement créateur.

Romain Rolland, personnage littéraire mal connu, très bon pianiste, a écrit, parmi ses œuvres considérables, de merveilleuses biographies dont celles de Tolstoï et de Beethoven. Tout en restant un esprit indépendant et libre, il aimait entre autres ces deux personnages et il nous fait sentir à travers ces deux biographies les facettes de l’amour révélé. Il écrit en dédicace en première page de son roman « Jean-Christophe », qu’il offrit à Tolstoï en 1908 et que l’on peut voir à Iasnaïa Poliana : « A Léon Tolstoï qui nous a donné l’exemple de dire la vérité coûte que coûte à tous, et à nous-mêmes. »

Une personne présente l’idée de la perfection chez Jean Jacques Rousseau et Tolstoï. Ce matin la traduction est insuffisante et j’ai de la difficulté à comprendre. Mais je sais que la personne qui parle est passionnée de cette idée chez les deux hommes, qu’elle essaie de la faire sienne, et que sa thèse en chantier porte sur ce sujet. D’une façon plus générale il est question pour elle de l’influence du dix-huitième siècle en France sur le dix-neuvième en Russie.

Rousseau est très connu en Russie à travers Tolstoï. L’idée de perfection de Tolstoï est née en France, ce sera le support essentiel de ses œuvres. Dieu et la religion ont joué un grand rôle dans la quête de Tolstoï. L’amour envers la nature aussi, comme Rousseau. L’honnêteté de la conscience est très importante chez Rousseau et Tolstoï. « Il faut entrer en solitude pour entendre sa conscience », dit Rousseau.

La personne qui suit parle du « Paysage européen entre Rousseau et Tolstoï ». On sait que Tolstoï fut largement inspiré par Rousseau et on compare le plus souvent ces deux écrivains : ils sont tous deux des personnes en quête de simplicité mais parfois aussi très compliquées à comprendre! La littérature dans ses descriptions est un paysage, une peinture historique. Rousseau comme Tolstoï cherchent quelques secrets dans les paysages et la nature mais l’homme se trouve toujours au centre.. La nature pour Rousseau et Tolstoï est une personne, une grande œuvre. C’est un envol. Quand Tolstoï visite la Suisse et marche, dans la nuit noire, sur les traces de Rousseau, il décrit les paysages avec grande beauté et voit dans cette nuit opaque quelque chose de lumineux. ( J’ajoute ici que c’est à partir de ce voyage qu’il écrira « Lucerne » et «Albert » deux nouvelles qui révèlent l’artiste vrai, inconnu, caché sous ses airs d’errant, que la société riche et bien pensante de l’époque ne veut pas voir ni reconnaître.) Rousseau a dit : « Tout devient beau dans les mains de Dieu, tout devient laid dans les mains de l’homme.» Le monde intérieur de l’homme peut s’élargir dans la nature. Tolstoï, décrivant le prince André mourant sur le champ de bataille, les yeux rivés dans le ciel bleu d’Austerlitz qui porte le chaos, semble nous dire qu’il faut aimer ce ciel bleu, ce matin frais, s’aimer soi-même et porter cet amour à tout. Si je ne m’aime comment élargir l’amour ? L’état émotionnel peut réunir tout cela. L’homme et la nature peuvent être en conflit mais ils sont liés et complémentaires. Le monde est très grand mais le paysage est l’état de l’âme pour comprendre ce monde. Guerre et Paix est un dialogue entre la nature et l’homme.

Je souligne que ces deux personnages correspondent bien à mon tempérament : l’absence d’humour.

La personne suivante parle du « Mythe de la résidence de Iasnaïa Poliana. » Lorsque Tolstoï revient des guerres de Crimée, il s’installe seul dans sa maison de trente-deux pièces, il a alors 27-28 ans. Iasnaïa Poliana doit garder les traditions et pour bien s’imprégner du caractère de son grand-père, qui lui servira particulièrement de modèle dans Guerre et Paix pour créer le prince André Bolkonski, il frappe du pied sur le parquet comme le faisait ce grand-père. Mais Tolstoï veut aussi créer du neuf : il dirige lui-même les modifications et constructions des habitations. Une grande partie de la vieille maison est vendue. Deux versions sont données à ce sujet : la première, il l’aurait perdue au jeu qu’il pratique énormément à cette époque et le gagnant l’a démontée pour la reconstruire chez lui à trente kilomètres (ce qui se pratiquait couramment en Russie.) La seconde version dit qu’il voulait couper avec le passé et le côté paternel, qu’il ne pouvait pas vivre dans une maison musée. Et du coup il l’aurait vendue pour pouvoir éditer les œuvres qu’il a écrites dans sa période de guerre au Caucase.

Il dit : « J’ai créé une résidence spirituelle et matérielle, ma vie a commencé dans ma nouvelle maison » qu’il nomme La Grande Maison. « C’est la carrière littéraire qui le sauve » dit l’intervenante. «Iasnaïa Poliana est un théâtre de sens et d’idées » ajoute-t-elle.

Oui, lorsque l’on est sur ce domaine, chaque endroit exprime du sens et vous plonge dans un présent où le passé et le futur se rencontrent, où les phrases de Tolstoï prennent réalité : « Le vrai bien-être personnel est le bonheur de l’humanité. Si on vit pour son propre-bien être, on ne peut pas être heureux. »

Pour sa communication, Vladimir, professeur à l’Université de Yale aux États-Unis a choisi Tolstoï et le Tennis. « Sommes-nous toujours dans la littérature comparée avec un sujet aussi spécialisé ? - lui ai-je demandé plus tard - Je voulais sortir des sentiers battus. » me dit-il. Mais en fait j’ai découvert que son sujet, surprenant au début, est très sérieux car il fait comprendre à quel point, quand Tolstoï décrivait des scènes, il avait le souci de précision ; et de plus ce sujet nous fait entrer et connaître encore davantage l’auteur et son époque ainsi que l’historique du tennis en Russie.

Quand Tolstoï écrivait Anna Karénine (1873-1877) le tennis était à peine connu en Russie et pas du tout à Iasnaïa Poliana où il habitait. Il semble que Tolstoï avait eu connaissance de ce jeu par les journaux, ou alors par ses amis ou enfants, ou encore il l’aurait vu jouer à Moscou.

Pour décrire Vronski (l’amant de Anna Karénine) qui s’intéresse à toutes les originalités de l’Europe et fait partie de la haute société de Saint-Pétersbourg là où on commençait à jouer le tennis sur gazon, Tolstoï s’informa de ce jeu dans tous ses détails.

Sous la grande Catherine, longtemps avant Tolstoï, une forme de tennis avait été joué en Russie. En 1772, un Français est invité à Saint-Pétersbourg pour enseigner la version du jeu appelé le jeu de paume ou courte-paume : le tennis royal qui est le père du tennis moderne. A cette époque ce jeu était réservé à une stricte minorité de gens et était joué dans des cours intérieures. Le tennis royal a été transformé progressivement par les Anglais, qui voulaient un jeu plus dynamique, en lawn tennis, le tennis de gazon. En Angleterre beaucoup étaient accoutumés à ce jeu et le premier club date aux environs de 1874, les savants russes qui se trouvaient là s’y sont intéressés. A Saint-Pétersbourg en 1874 il y a beaucoup d’Anglais qui commencent à importer le tennis sur gazon : ce jeu se répand dans la société russe en 1880 mais la popularité de ce jeu a augmenté au tournant du siècle. Les Anglais ont vendu beaucoup d’équipements en Russie et ailleurs.

Même après s’être informé, Tolstoï avait des difficultés à décrire le jeu ; et si Vronski est un très bon joueur dans le roman, le connaisseur voit que Tolstoï n’avait pas joué à ce jeu et n’en connaissait pas toutes les règles. Cependant pour la société russe le manque de connaissance dans la description du jeu n’entachait aucunement le roman. Vers les années 1890 Tolstoï fit construire un tennis à Iasnaïa Poliana ; certains de ses enfants savaient un peu y jouer mais le croquet avant cette période était populaire à Iasnaïa Poliana. Il semble que le tennis a succédé au jeu de croquet.

Tolstoï se mit à apprendre et à jouer du tennis. Comme tout ce qu’il faisait, il le fit avec passion et acharnement. Il ne supportait pas de perdre et sa force et sa forme physique lui permettaient d’y jouer durant deux heures de suite et parfois plus, épuisant complètement ses adversaires qui s’étaient succédés : ce fait est rapporté alors qu’il avait soixante-sept ans. Il est frappant aussi et typique du paradoxe de Tolstoï de critiquer sévèrement ce jeu de riche, pour oisifs, alors qu’en même temps il avait plaisir à en jouer.

On parle d’Una Mouno qui a traduit en Espagnol Anna Karénine et Guerre et Paix autour des années 1899. Una Mouno dit que très tôt Tolstoï s’intéresse à l’histoire pour comprendre pourquoi les évènements se passent ainsi. « Les hommes participent à la guerre mais ne comprennent rien à ce qui se passe. Les gens admirent les branches de l’arbre mais jamais les racines » L’histoire ne l’intéresse pas comme science, il s’en sert pour comprendre les hommes. Una Mouno comme Tolstoï ne s’intéressent qu’à la vie intérieure des personnages.

France est enseignante, et sa communication « Connaissance et Sagesse chez Tolstoï » est très appréciée. L’accumulation du savoir est-il compatible avec la sagesse de l’homme ? On oublie souvent que Tolstoï fut très occupé et préoccupé de pédagogie. Il rédigea plusieurs ouvrages pédagogiques pour donner au peuple la chance de lire, d’écrire, de penser par lui-même et de s’émanciper. Il composa beaucoup de contes pour enfants, dans un langage simple, accessible, un Abécédaire, un Syllabaire, un Alphabet et un Cycle de lecture pour apprendre à lire. Il disait que son Alphabet était l’œuvre la plus importante de sa vie. Il avait même rédigé un nouveau catéchisme afin que le peuple ne reste pas embrigadé par la traditionnelle et puissante église orthodoxe d’alors. Il avait impulsé la création d’une centaine d’écoles. Aujourd’hui dans la région de Iasnaïa Poliana quarante sept écoles sont inspirées de la pédagogie de Tolstoï.

Voici des extraits de la communication de France :

Tolstoï refuse pour sa part l’application d’un quelconque savoir ou dogme pédagogique, quel qu’en soit le fondement – politique, économique, scientifique, idéologique ou religieux – Se posant sans cesse la question « Que faut-il enseigner et comment l’enseigner ? « La décadence ou l’épanouissement de la vertu ne dépendent pas de l’instruction… la science et la philosophie traitent de tout ce qu’on voudra sauf de ce que l’homme a à faire pour devenir meilleur et pour mieux vivre » dit Tolstoï par la voix de Francine.

Je retiens encore cette citation : « La sagesse suprême a d’autres bases que l’intelligence et les sciences humaines, telles que l’histoire, la physique et la chimie, qui s’écroulent au moindre souffle. La sagesse suprême est Une ; elle n’a qu’une science, la science universelle, la science qui explique la création et la place que l’homme y occupe. Pour la comprendre, il faut se purifier et régénérer son moi ; il faut donc, avant de savoir, croire et se perfectionner. »

Une personne dit que Francine a su mettre en évidence la hiérarchie des valeurs chez Tolstoï.

J’ajoute que la démarche pédagogique de Tolstoï se retrouve dans le courant des libres penseurs et éducateurs : Summerhill, Montessori, Oury, Freinet, Krishnamurti et bien d’autres, qui dès le 18ème siècle avaient déjà pris conscience de l’importance d’apprendre à l’homme comment penser plutôt que de lui enseigner ce qu’il doit penser. Apprendre quoi penser est la meilleure façon de contrôler et gouverner les masses pour le profit d’une minorité. Enseigner à penser par soi-même, apprendre à se connaître est la forme de liberté individuelle qui seule est en mesure d’amener à respecter l’autre, la vie ; et qui seule développe nos facultés de percevoir et voir sans déformation. Nos sociétés dites évoluées et civilisées doivent prendre conscience qu’encore aujourd’hui toutes les écoles politiques, économiques, scientifiques, moralistes, religieuses- non seulement ne font que formater les cerveaux, mais créent des individus aux vues sectaires. En conséquence elles n’apportent aucunement la liberté de pensée nécessaire à l’homme et encouragent une vision limitée de la vie, qui exclut l’autre et le détruit

Carole, professeur de littérature comparée, a choisi de mettre en équation la nouvelle de Tolstoï « Le Faux coupon » et le dernier film « l’Argent » de Robert Bresson qui s’inspira de cette nouvelle. Bresson était très attiré par la littérature russe, on dit qu’il est un des cinéastes les plus littéraires. Il n’était pas un mercantile, il disait : « De la photo au cinéma il y a une continuité… la photo c’est le mensonge, le cinéma la réalité »… Je ne suis pas d’accord avec cette dernière affirmation ; je trouve au contraire que la photo est plus vivante et retrace mieux la réalité que le mouvement : devant une photo je suis maître du temps et de mon imaginaire. Pour Bresson « L’Argent » est une réflexion philosophique, métaphysique, éthique. La nouvelle et le film sont une critique sociale : chez Bresson, les petites gens n’ont aucune chance de s’en sortir par la justice humaine… chez Tolstoï également, l’accusé sera forcément condamné. Bresson dit aussi que la parole des petites gens n’a aucune valeur devant le bourgeois qui devrait le défendre. Chez Tolstoï le héros devient un saint, chez Bresson Dieu est absent ou mort.

Des critiques de ce film disent n’y voir aucun bien, mais Bresson dit que par delà le mal, à la fin du film, l’idée du rachat existe. Carole met en relation la nouvelle et le film avec aisance et clarté, ce qui me donne la possibilité pour la première fois de savourer pleinement la littérature comparée (surtout qu’elle parle en français !) La nouvelle et le film s’emboîtent l’un dans l’autre et j’ai l’impression que les personnages des deux oeuvres dansent ensemble, se complètent. L’éclairage qu’elle donne sur la corrélation entre la nouvelle et le film nous fait davantage pénétrer l’essence du « Faux coupon » que je comprends mieux, et cela me donne envie de m’intéresser à Bresson et à son film.

La personne suivante est un professeur allemand qui nous parle de l’intérêt que Tolstoï porta aux écoles d’agriculture lors de ses voyages en Europe et particulièrement en Allemagne. Tolstoï rapporta plusieurs livres de ses deux voyages en Europe entre 1857 et 1861. A cette époque la Grande Bretagne est innovatrice en agriculture, dès 1842 le mari de la reine était engagé dans des réflexions à ce sujet. Tolstoï visite deux écoles d’agriculture en Angleterre et, en plein pays monarchique, il participe à des discussions pour une école démocratique dont parlaient les journaux pour le peuple. Il achète des livres en Français après être passé à l’école nationale d’agriculture de Grignon près de Versailles. En Belgique ce sont des livres sur l’élevage des poissons qu’il se procure. En Allemagne il achètera sept livres dont un livre sur les abeilles, un autre sur les légumes sous serre (à cette époque en Russie il n’était pas rare que les gros propriétaires terriens mangent des fraises en plein hiver), également un livre sur la fabrication de machines agricoles. J’ajoute que de ce dernier pays il s’est fait envoyer une malle entière de livres pédagogiques en vue de poursuivre son travail dans son école.

En Allemagne à cette époque déjà existaient des fermes et des écoles agricoles à caractère social et Tolstoï s’y intéressa beaucoup, il rencontra de nombreux responsables.

Au début la grande école agricole du Gotha était sous la tutelle du ministère du culte puis ensuite subventionnée par le gouvernement qui donnait de l’argent pour l’organisation des coopératives. Les fermiers structurés en union agricole devenaient les organisateurs. L’administration charismatique n’était pas bonne, mais pendant neuf mois il y eut le professeur protestant Schultz, qui apporta de la discipline, de l’ordre et du génie.

Des communautés de villages entraient dans l’organisation de cette école. Cette école devait devenir un exemple en Europe pour les paysans. Tous les problèmes devaient être résolus par la coopérative et l’entraide, ce qui était une décision révolutionnaire. Tolstoï a compris tous ces changements dans l’école, les a étudiés et il parlait souvent de cette expérience d’école et de coopérative qu’il ne manquait pourtant pas de critiquer : il dit « la vie vient d’en bas et les problèmes doivent être résolus par les modèles qui viennent d’en bas» Il visite la maison de Goethe, il le prend comme exemple pour soutenir sa thèse que les problèmes des paysans doivent être résolus avec leur collaboration. L’Etat prit en charge l’école à la suite des critiques de Tolstoï.

J’ai beaucoup apprécié aussi un professeur hollandais qui nous explique pourquoi les gens de son pays aiment Tolstoï, qu’ils lisent avant Dostoïevski. Tolstoï a quelque chose de calviniste, pour les uns, pour les autres il pense sans limite. Beaucoup de personnes en Hollande dès le 19ème siècle veulent une vie authentique : les anarchistes, les utopistes, les humanistes étaient intéressés par Tolstoï et Gandhi.

J'avais dans mes valises la dernière traduction anglaise d'Anna Karénine (2003) dans une très belle reliure, que mes sympathiques voisins Richard Pevear et Larissa Volhokonsky m'avaient demandé d'apporter pour l’offrir au musée. Richard est américain, Larissa, russe, traducteurs tous les deux de littérature russe entre autres : Dostoïevski, Tchékhov, Tolstoï avec Anna Karénine dernièrement, et en ce moment Guerre et Paix ; je savais qu'ils ont un grand succès aux USA avec Anna Karénine, que leurs traductions sont très recherchées et qu'elles font autorité.

A une « récréation », je parle d'eux à Vladimir (le collègue slaviste prof de littérature et de Russe avec lequel j’avais des affinités) il ouvre de grands yeux…. Et quand je lui dis que je les connais, que ce sont mes voisins et qu'ils viennent chercher leur fumier pour leur jardin chez moi, alors là il n’en revient pas.

Il ne cesse de vanter leur traduction et me dit que les meilleures Universités recommandent à leur élèves cette traduction ; j'avais maintenant autour de moi quelques professeurs des États-Unis qui me regardaient et m'écoutaient.

Comment ! Ce paysan connaît les traducteurs d’Anna Karénine et en plus il détient de leur part un exemplaire pour l’offrir au musée? disaient leurs regards.

Quand la « récréation » est terminée, tous les participants assis, avant que le prochain intervenant ne parle, Vladimir se lève et parle du livre que j’ai apporté, disant que je connais les deux vedettes des traductions de Anna Karénine en langue anglaise. On me fait signe de me lever et tout alors le monde applaudit. A la fin du colloque on me demande, avec l'aide de Vladimir qui parle aussi Français, de "présenter" le livre pour les autres pays qui ne le connaîtraient pas : en fait je dis seulement comment je connais les traducteurs et le grand honneur qu’ils m’ont fait de me charger d’un exemplaire d’Anna Karénine à offrir au musée. Auparavant, j’avais eu la chance que Vladimir Tolstoï vienne s’asseoir à la place libre près de moi et je lui avais montré le livre en bavardant un peu en Anglais. Je me sens grandi et honoré de pouvoir rencontrer tous ces gens et recevoir leur estime.

J’ai beaucoup échangé avec les participants et reçu de chaleureux témoignages de sympathie. « Vous avez une pensée très indépendante » m’ont dit certains. D’autres : « Tolstoï est vivant en vous. » Mais la solitude hivernale dans le froid et le fumier à soigner mes vaches, à rentrer le bois, à nettoyer les poêles, à faire naître et soigner mes agneaux dans la bergerie, à faire des biberons pour éviter qu’ils crèvent, me fait penser sans difficultés que je ne suis pas libre du tout, plutôt entravé… alors, cette pensée indépendante ne serait-elle pas indépendante du fait que je me sente prisonnier de ma condition humaine ? Je vois que sans contrainte l’homme ne peut se créer. Mes entraves de toutes natures, si elles sont assumées, ne sont-elles pas les jalons d’un cheminement qui se meut vers une certaine liberté intérieure ?

Au soir du dernier jour un banquet nous est offert, sous une tente dressée tout à côté du petit restaurant en face de l’entrée. Quelques tables rondes sont disposées pour recevoir chacune cinq ou six convives. Deux tables longues peuvent recevoir dix à douze personnes. Les nappes jaunes et les couverts soigneusement préparés donnent un caractère sélect à ce dîner. Le vin est sur la table, la délicieuse vodka aussi, dans une petite carafe aux formes élégantes. Les mets sont fins et savoureux. Le service par les jeunes filles parfait. L’ambiance est chaleureuse et conviviale. Vladimir Tolstoï est bien sûr parmi nous. A la fin du repas une personne de chaque table porte un toast en levant son verre pour tout le bienfait de ce colloque et en remerciant tous les organisateurs de nous avoir invités.

Le lendemain, sur les deux heures de temps passé avec Igor le pépiniériste, afin que je puisse m’informer de son travail, Régina n’est restée qu’une demie-heure à traduire. Dans son bureau construit de bois à lisière de forêt, nous regardons et parlons avec intérêt, penchés au-dessus de ses catalogues dans lesquels sont répertoriées les images des différentes variétés de noix, noisettes. Régina partie, nous communiquons tous les deux en faisant des dessins et aussi grâce à ses quelques mots d’anglais. Igor est vif et intelligent, nous nous comprenons parfaitement. Dans la petite pièce à côté, qui sert de réfectoire, nous prenons en toute intimité, derrière les volets clos, un bon thé au miel de ses ruches et dégustons l’incontournable pain d’épice de Toula qui est avec les usines d’armement la spécialité de cette ville de huit cent mille habitants ! Igor est très passionné par ses recherches sur le croisement des meilleures variétés de noix qui viennent de Sibérie, de Mandchourie, d’Amérique, de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Il me fait visiter les jeunes plantations. Il me fait remarquer les noyers de Pécan - j’ai fait venir pour lui l’hiver dernier les graines des Etats-Unis et ils sont déjà hauts de vingt centimètres. Il sélectionne même des abricots résistant au froid qui poussent et mûrissent près de sa maison, dans son jardin de Toula. Je suis frappé par le sérieux et la compétence de ce chercheur, par ses applications vraiment formidables dans le jardin expérimental de Iasanaïa Poliana. Mais il est dommage que la Russie ne mette pas en pratique à grande échelle toutes ces recherches.

Ensemble nous n’avons pas vu le temps passer et il est maintenant urgent pour lui de partir car dans dix minutes il prend son bus pour rentrer chez lui à Toula. Nous courons tous les deux, comme deux lièvres, couper quelques petites pousses de l’année sur des variétés de pommiers que je veux emporter à Cuzy pour mon voisin qui va les greffer. Igor est très rapide et avec mon sac à dos plein de pommes qu’il vient de me donner, j’ai du mal à suivre son pas de course. Une fois mes branches coupées nous nous quittons à la façon énergique d’Igor : il me serre très fort dans ses bras de quarante ans ; j’en fait autant mais son énergique tempérament fait que mes pieds ne touchent plus le sol. On se dit au-revoir avec de grands signes d’amitié.

Le colloque est terminé. Je reste quelques jours de plus pour lire à la bibliothèque et me promener sur les terres de Tolstoï et au-delà. Il est six heures du soir et le soleil est encore haut. Mon sac à dos est chargé des pommes d’Igor. Je ne peux pas aller à l’hôtel les déposer, car il faut plus d’une demi-heure aller-retour. Je décide ce soir de marcher tout au loin vers ces infinis qui grisent le promeneur solitaire. J’ai quitté ma tenue de colloque pour un jeans et une chemise décontractée. Chaussé de baskets, je me sens léger malgré mon sac à dos. Des étendues immenses s’étendent devant moi : je me sens irrésistiblement attiré vers elles et porté par l’élan de la découverte. Je devine en moi que la promenade ce soir sera longue. Un sentiment de parfaite liberté envahit le corps et l’esprit et toute fatigue est dissoute. Je marche sur les terres qui l’an dernier étaient en labour de printemps. Bien qu’il ne pleuve pas depuis un mois et demi, l’herbe verte et abondante recouvre les terres à cet endroit. Je remarque plus loin que l’herbe a été fauchée pour nourrir les chevaux du domaine. Parfois, à travers les herbes, la terre laisse apparaître ses béantes cicatrices que le soleil ne cesse d’agrandir. Seules les pluies bienfaisantes de l’automne pourront les refermer. Le ciel est vaste, haut et d’un bleu clair. Il y a dans l’air une atmosphère de fin de journée, ce qui donne encore davantage de magie au silence des lieux. La solitude et les immensités dissipent toute distance entre ciel et terre et suscitent un état où le temps n’existe plus : il ne reste que la passion d’être là, de découvrir et d’aller de l’avant. Au loin, la lisière de la forêt, qui marque la limite des champs cultivés, semble aussi lointaine que le ciel. Mais sur ces terres qui me portent, la marche rapide et souple rompt à grande vitesse les distances.

En ce moment je marche sur une terre juste grattée, les mottes sont dures et m’obligent à regarder là où je mets les pieds. De mes mains je les examine, les émiette et de mes narines en respire l’odeur. La terre russe est là sous mes semelles, sous mon nez, dans ma paume de main et c’est aussi la terre de Tolstoï qu’il a travaillée de ses propres mains, c’est également la terre qu’ont retournée les moujiks, où ils ont souffert, qui a vu et entendu leurs chants. Etre en contact avec tout cela me donne une grande force. Doucement le soleil continue inexorablement sa course. Haut dans le ciel bleu, ailes déployées, le busard solitaire semble immobile. Sa présence me trouble un peu car je ne me sens pas seul. Arrivé à la lisière m’attendent des bouleaux et plus loin, bordée de saules, la petite rivière la Voronka. Ces grands bouleaux dominent tout l’ensemble, le cours d’eau tout près coule paisiblement, s’accordant à merveille avec eux, et ne faisant qu’un léger bruit comme pour respecter ce qui l’entoure. Ils ont l’air de bien s’entendre, eux et la rivière, chacun a besoin de l’autre. Maintenant la rivière serpente à travers les branchages et les grandes herbes de l’été. Le sentier qui la longe invite le promeneur à s’y engager. De leurs feuilles automnales et rougeoyantes les bosquets donnent au lieu toute la grâce et la douceur de vivre. Le petit pont fait de rondins de bois enjambe la rivière avec toute la délicatesse et la simplicité d’une main tendue à l’enfant pour l’aider à passer dans un autre monde. De l’autre côté, au fond à droite, une grande clairière entourée de fourrés infranchissables sonne la fin de cette direction à prendre. Un couple de promeneurs passe près de moi et leur téléphone portable se met à sonner. Dans ce décor la sonnerie semble insolite, mais l’homme avec son appareil collé à son oreille poursuit sa marche sans plus se soucier des alentours. Sa femme devant lui l’attend. Je m’éloigne d’eux pour trouver un espace de repos près des bouleaux et des arbustes qui bordent la clairière. Être assis sur l’herbe dans le silence du soir, au beau milieu de cette immense clairière, semble être un privilège. Le soleil descend de plus en plus et la lumière devient moins vive que tout à l’heure. Je déguste une pomme ou deux et un rouleau de réglisse mélangé à des miettes de pain qui traînent au fond de mon sac. Je regarde mes notes du colloque. Au loin à gauche, un autre couple plus jeune ; ils sont assis l’un près de l’autre sous un bouleau solitaire, regardant dans la même direction le soleil rougissant. Trois cents mètres plus loin, à la lisière d’un autre bois quatre personnes sont confortablement installées sur des rondins et semblent être disposées à rester là pour l’éternité. Devant eux dans ces fonds s’étale l’herbe verte et grasse. Le soleil qui descend tout doucement semble les contempler. Je les envie presque d’être là dans le soir tombant face au coucher du soleil : ils me donnent le sentiment d’être là pour toujours et, surtout, d’être chez eux.

Après avoir respiré le repos, cueilli dans le bosquet quelques feuilles automnales aux couleurs multicolores, je poursuis ma promenade à travers l’herbe haute. Le jeune couple est parti, seul reste le groupe de quatre personnes. Je reprends mon chemin tout au long de la Voronka en les évitant, afin de ne pas déranger leur solitude du soir. Dans ces fonds le long de la rivière la terre est encore plus riche, la toison verte est dense et elle ralentit ma marche mais il est agréable de se fatiguer sur les terres et les prés de Tolstoï à l’endroit même où il faisait les foins avec ses paysans, ce qu’il décrit si bien dans Anna Karénine. Le ciel commence à changer de couleur, d’un bleu clair il devient maintenant plus sombre. Le soleil est comme en suspens à l’horizon. Tout s’installe et se met en place pour la nuit toute proche. Une brise aussi légère que chaude caresse tous mes sens. La solitude est vaste, le silence illimité. Sur un chemin défoncé par des tracteurs, entre la forêt à ma gauche et la rivière à droite je traverse des clairières, des marécages, des herbes aux odeurs sucrées, humides et suaves. Je pars à la découverte des étendues infinies, à la découverte des terres de cette Russie envoûtante qui aspire et enivre le promeneur solitaire. Soudain, élancés vers le ciel, serrés les uns près des autres et ne formant qu’une masse, de grands bouleaux sont là tous réunis. Leur blanche écorce reflète le rose, le violet du soleil couchant, ils jouent du jour mourant et du soir naissant. Leurs fines branches délicates qui pendent semblent déjà retenir la nuit. Leur présence est tellement forte qu’à peine j’ose les regarder. Ils me donnent l’impression que je viens déranger leur intimité du soir, leur méditation crépusculaire. Leur séculaire quiétude, leur imposante présence dans ces lieux retirés en pleine forêt me donne un sentiment de vulnérabilité. Il semble vraiment que l’âme des bouleaux est là ce soir et je les quitte comme si je laissais des géants aux forces magiques et mystérieuses.

Je reprends ma marche rapide par un chemin que je ne connais pas car mon intention est de faire avant la nuit le tour de la propriété et de retrouver les habitations par l’autre côté. Le soleil touche l’horizon, ma marche s’accélère encore. Je suis maintenant hors du domaine de Isanaïa Poliana. J’évolue sur un chemin de terre qui se trouve surélevé et à découvert. Devant moi un immense étang et à mes pieds, jusqu’à perte de vue, des terres en friches sous un ciel embrasé par un feu flamboyant. J’évalue, je jauge le temps qui me reste avant la nuit. Je ne connais pas vraiment la distance qui me reste à parcourir. Devant un tel moment, devant ces instants neufs, je m’arrête alors pour contempler la beauté sacrée et silencieuse du soir. Et soudain en moi monte une profonde incertitude quant à la direction que je suis en train de prendre. Est-ce la bonne voie ? Ne vais-je pas m’égarer et me perdre comme dans « Maître et Serviteur » où les hommes ont voulu affronter la nuit et la neige russe ? Bien qu’il n’y ait pas de neige, je ne tiens quand même pas à errer toute la nuit. Je pense aux aventuriers qui, poussés par l’esprit de découverte, ne regardent pas derrière eux et parfois se perdent. En une fraction de seconde je décide de revenir sur mes pas. Même dans la nuit je retrouverai mon chemin en sens inverse, me dis-je.

Le soleil a disparu, il fait sombre sur le chemin du retour. Je suis abandonné à une solitude épaisse et profonde sous les grands arbres. Ma marche devient aérienne, toute fatigue s’est estompée. J’ai oublié depuis longtemps le poids des pommes qui tirent sur les lanières de mon sac à dos. Entre chien et loup je reconnais mon chemin. Je repasse devant cette réunion magistrale de bouleaux, je suis une nouvelle fois très troublé et je file vite sans m’attarder auprès d’eux. Je longe la forêt pour ne pas me perdre car je sais qu’au bout il faut tourner à droite et prendre la grande allée qui monte vers les habitations.

Juste avant d’amorcer le virage, au même endroit, dans la nuit naissante, les quatre personnes de tout à l’heure sont là. Je suis intrigué de les retrouver à cette heure tardive au même endroit. Que font-ils seuls dans le soir, à terminer leur pique-nique si paisiblement, comme s’ils étaient chez eux pour toujours ? Mais en même temps leur présence me rassure, après tout ce sont des humains tout comme moi. Volontairement cette fois-ci je passe tout près d’eux comme attiré par le magnétisme humain ou alors mû par cette vieille peur nocturne ancestrale qui fait se rapprocher l’homme de ses semblables. A trois mètres d’eux, marquant un temps d’arrêt, je leur adresse un grand bonsoir pour entrer en contact. Leur réponse est instantanée, en une fraction de seconde je suis parmi eux trois : la grand-mère, la mère et la fille. Dès nos premiers échanges, l’homme, la quarantaine au visage ciré, presque noir, sort à demi voûté du bois pour venir se joindre à nous. Tous les quatre nous nous disons simplement bonsoir comme des amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps. Leur regard est accueillant, chaleureux et généreux. Des petits troncs d’arbres disposés en cercle leur servent de siège et au centre sur un plus gros s’étale encore le reste de leur repas. Dans de petites assiettes de métal, je remarque des restes de boulettes de viande, de pommes de terre, des poivrons et autour sur la table des miettes et des morceaux de pain à demi mangés. Une bouteille d’un demi-litre d’eau minérale retient en fait en ses formes l’incontournable vodka qui de suite m’est offerte. Sans se soucier du départ du soleil et de la nuit qui nous ensevelit, nous levons nos verres à notre rencontre et à l’amitié franco-russe. La babouchka parle quelques mots de français, j’en suis étonné. Ce sont des gens simples qui se disent être du village de Iasanaïa Poliana, ils me font comprendre qu’ils sont chez eux ici. Mon estomac commence à se serrer et je regarde avec envie les plats aux trois quarts finis. Je tente avec succès de leur dire que j’ai plutôt faim que soif de vodka et l’on m’offre gentiment de me restaurer. Tout en parlant comme nous pouvons, je savoure avec délice ce restant de nourriture. C’est certainement un des meilleurs dîners champêtres que je suis entrain de prendre. Il me rappelle les repas que je prenais avec mon père, quand j’avais huit ou neuf ans, dans la forêt du bord de mer où nous allions avec le cheval et la charrette couper le bois pour nous chauffer.

La jeune femme blonde, la quarantaine, est solide et ferme en son corps et vive en esprit. Elle m’entoure de tant de sollicitude que je n’arrive pas à refuser les verres de vodka qu’elle me présente. Je lui fais comprendre que je dois aussi manger sinon je ne pourrai plus trinquer avec eux. A travers les éclats de rires, dans la nuit venue, je savoure cette rencontre au beau milieu des terres de Tolstoï. Suis-je sorti d’un de ses romans pour me retrouver en vrai, en chair et en os avec des descendants de moujiks d’autrefois ? Loin aux alentours, maintenant il n’y a absolument personne d’autre que nous. La babouchka malgré ses rondeurs est belle, ses traits de visage expriment une fine intelligence. Son allure noble et son regard illuminé d’un bon sourire laisse percevoir cet étrange mélange de simplicité, d’intelligence et de générosité. La petite Tania, âgée de 10 ans, est toute joyeuse, elle tourne autour de moi comme une libellule et m’offre toute sa joie et sa douce amitié. Ses deux ou trois mots d’Anglais rendent un peu plus facile la communication. Le mari semble fatigué comme la plupart des hommes russes. Sa sortie du bois pour venir nous rejoindre semble l’avoir épuisé. Il ne sait pas trop quoi penser devant cet homme français qui s’est joint à sa femme, à sa fille et à sa belle-mère. Il ne connaît pas un mot de Français ou d’Anglais pour communiquer, et moi toujours pas plus de cinq mots de Russe. Je tente pourtant de lui adresser la parole. Il me répond chaleureusement comme si je comprenais tout ce qu’il me disait et je savoure le son apaisant de ses mots. Le langage du verre de vodka levé à hauteur de nos yeux remplace tous les stages intensifs de communication. Varvara est vraiment très belle dans sa simplicité, les vapeurs de vodka ne font que rajouter encore davantage à sa passion de vivre. Comment ne pas être troublé devant tant de vitalité débordante ? Son mari s’associe comme il peut à cette rencontre qui semble un peu le dépasser. Je me rapproche tout de même de lui. Tania m’apprend sur ses doigts à compter en Russe. Sans trop y voir clair, sur un petit papier je fais des dessins pour améliorer la communication. Les rires fusent et le bonheur d’être ensemble emplit la clairière. Le moment est absolument unique. Après cinq jours de colloque à parler et entendre parler de littérature mondiale avec des savants du monde entier, je suis à mon aise avec ces quatre personnes du village. Je n’ose pas manger tout le reste de leur nourriture, pourtant c’est bon et j’ai encore faim. Mais on ne me force pas à terminer !

Soudain Varvara est debout, le dos à la forêt, les yeux rivés vers le ciel là où a disparu le soleil. Elle entonne un chant, son chant. Emma (la babouchka) se met elle aussi à l’accompagner dans la même attitude que sa fille. Encore assis, je suis éberlué, je ne peux plus manger. Mais j’écoute ce chant qui monte jusqu’au ciel. Sa beauté me surprend, sa profondeur me trouble. Je l’accompagne intérieurement et m’élève avec lui au-delà de tous les horizons. Varvara a une puissante énergie et son chant coule au fond de mes veines dans cette nuit emplie du silence sacré de la forêt. Tania elle aussi de sa petite voix juste et frêle accompagne sa maman et sa grand-mère. Le mari, son verre à la main, comme pour se rassurer, fredonne comme il peut en cherchant l’accord juste. Personne n’a aucun souci de la nuit venue. Je pense qu’ils doivent bien connaître le chemin du retour et qu’ils n’habitent sûrement pas très loin de-là -pensais-je à un moment. Après ce chant qui résonne encore dans ma tête, Varvara se met à réciter un poème que son regard adresse au loin devant elle, à la nature, à la forêt, aux cieux. Tania me fait comprendre que c’est sa maman qui l’a écrit. Ses bras sont levés vers le ciel, ses yeux sont en accord avec l’infini. La forêt semble l’accompagner : être en harmonie avec elle, la soutenir. Son air est devenu grave, sa voix profonde et le son de ses mots transportent leur sève nourricière qui coule au fond de mes veines. Jamais l’âme russe, en cette clairière, ne m’a autant imprégné que ce soir. Ces mots déclinés font vibrer le silence et les cœurs. Ils labourent les entrailles. Je me sens autre et devant tant de beauté, je me sens gagné par leur bonté. Le chant et le poème terminés, Varvara Igoriévna et Emma Nicolaïevna Andreïevna se mettent à danser en chantant. Leur danse est tout aussi ferme et passionnée que leur chant.

La petite Tania Anatoliévna vient me prendre par la main pour que je danse moi aussi avec elles. Pourquoi refuser, résister ? Je danse comme je l’ai appris en Turquie, les bras tendus en l’air à l’horizontal en donnant le rythme avec mes doigts ; mes jambes flagellent, mes hanches sont coincées, mais je suis bien. Anatole Alexéiévitch de son corps presque ankylosé tente de faire quelques mouvements mais il ressemble à un pantin désarticulé sur le point de s’évanouir. Durant quinze minutes je suis entre terre et ciel, entre le rêve et la réalité. Emma récite une ou deux phrases en français. Elle me parle de Vladimir Illitch Tolstoï, qu’elle connaît bien. Elle dit qu’elle habite à Iasnaïa Poliana, qu’elle est de la famille de Tolstoï et que son nom de famille est Tolstoï, et qu’ici ce soir ils sont chez eux. Quelle étonnante famille avec laquelle je suis ! pensai-je. Est-ce que je comprends bien ce qu’elle me dit, ou alors est-ce que les vapeurs de vodka ne font pas dire à tous les habitants du village qu’ils sont des descendants de Tolstoï ? Je ne sais plus trop quoi penser. Ou alors seraient-ils des descendants d’enfants illégitimes à l’époque où le jeune comte Tolstoï aimait d’une passion brûlante les paysannes des alentours ? Je leur donne mon adresse et eux la leur, ainsi je pourrai toujours un jour les revoir et m’informer davantage. Ce qui est certain c’est que je suis entrain de vivre de merveilleux moments dans cette forêt dans laquelle la nuit nous a réunis. Emma et Varvara rangent le pique-nique dans un sac et lentement, comme s’ils avaient la nuit devant eux, ils entament la marche nocturne du retour. Je les accompagne naturellement. Ils savent maintenant que j’habite à l’hôtel du musée et je sais qu’ils n’habitent pas très loin de là. Notre marche du retour de trois quarts d’heure dans la nuit noire se déroule accompagnée de leurs chants qui sont devenus plus doux, moins puissants mais qui entraînent le marcheur. Ils connaissent la forêt par cœur. Je les suis et je leur fais confiance pour retrouver notre chemin. Tous les cinq nous formons un seul corps. Sous les grands arbres de la nuit leur chant semble faire partie des lieux, ils le donnent à cette nuit sans aucune retenue, sans aucune gêne. Je me sens petit et ridiculement français. Sur le sentier Anatole me parle paisiblement, d’une façon ininterrompue. Je l’écoute et je dis « da, da » comme pour lui dire que j’approuve et entends bien ce qu’il veut me dire, il n’est aucunement troublé. Sans doute dois-je dire oui au bon moment, alors il continue et je savoure la merveilleuse musique de ses mots russes. Je ne peux faire autrement que de penser à Tolstoï qui décrit si bien les paysans qui rentrent des champs le soir en chantant. Le roman est devenu réalité.

Par contre pour sortir du domaine, les grosses grilles infranchissables sont fermées. Je me demande bien par où nous allons passer. Eux connaissent le barreau cassé plus loin dans les broussailles, qui permet aux gens, la nuit sans doute, de venir chercher des pommes dans les arbres et des pommes de terre enfouies dans le sillon recouvert d’une herbe dense et haute de soixante-dix centimètres.

Aussitôt nous sommes sur la route. Nous marchons encore trois cents mètres sur l’asphalte. Au premier petit sentier de terre battue qui tourne à droite et qui mène aux lotissements cent cinquante mètres plus haut, nous nous arrêtons pour nous dire au revoir et bonsoir. Il n’y a aucun réverbère et il fait grand nuit, seulement quelques étoiles éclairent à peine le ciel.

Je réalise que mes compagnons de soirée habitent dans ce pâté de maison, plus haut, devant lequel je passe tous les jours pour aller de l’hôtel à l’endroit du colloque. Emma, la joyeuse et alerte babouchka, me fait des au-revoir qui n’en finissent pas… et elle me dit ou plutôt me fait comprendre : « Viens boire la vodka chez moi quand tu veux. » C’est une proposition des plus inattendues et des plus merveilleuses pour moi. Car en effet il n’est pas facile de se faire inviter au domicile des Russes. J’embrasse légèrement Emma. Tania me serre la main, Anatole également. Varvara, dans cette nuit opaque, se dirige avec élan vers moi pour m’embrasser. Autorisée sans doute par la nuit, rapide comme l’éclair mais avec délicatesse et sensualité, elle pose vivement ses lèvres chaudes et vibrantes dans mon cou. Je suis surpris, je ne m’y attendais pas. Mais après tout pourquoi pas ? Je l’ai embrassée sur ses deux joues. Son mari du coin de l’œil nous a lancé un regard furtif, j’étais gêné pour lui. Maintenant tous les quatre montent le sentier pour retrouver leur demeure. Marcher au cœur de la Russie profonde et à l’intérieur de l’âme russe délie mon âme et aiguise mes sens.

Je reprends mon chemin avec une foule de sentiments et d’états d’âme, et parcours dans la nuit noire les huit cents mètres qui me séparent de l’hôtel. Je marche au milieu d’une réalité à laquelle je dois m’adapter au fur et à mesure que les événements se déroulent. Les premiers réverbères sous les arbres de la nuit diffusent à travers les branches une lumière jaune, lugubre et la rue-route déserte rajoute au désespoir des pauvres maisons tristement éclairées. A travers les rideaux tirés une pâle lueur semble prisonnière à l’intérieur de la maison devant laquelle je passe. La nuit a effacé la misère, seules restent comme des ombres squelettiques les structures des maisons de bois. Tout semble endormi. Au dernier réverbère il ne reste qu’une petite forêt à traverser et moins de cent mètres à parcourir pour être à l’hôtel. Mais là, juste planté dans l’ombre du lampadaire, surgit un gros chien-loup gris qui me barre le passage. Les crocs menaçants, il tourne autour de moi avec des aboiements féroces. Je suis totalement arrêté, immobile, il veut me mordre. Je suis d’abord furieux qu’après une si belle soirée un stupide chien dans la nuit menace mon existence. Je sais que je ne serai pas le plus fort si je force le passage ou si je prends une pierre ou un bâton. Alors je ne bouge pas et tente de lui parler, de le calmer. Il aboie encore plus fort, continue de tourner autour de moi et ses crocs se font encore plus menaçants, je sens mes mollets déjà se déchirer. Pas question de bouger de là, a-t-il l’air de dire. Durant quelques secondes j’ai eu peur. Et d’un seul coup comme par magie le chien s’enfuit à toute allure dans la nuit, la queue presque entre les jambes. Je poursuis d’un pas lent mon chemin sans être vraiment libéré de la peur qu’il ne revienne. Un jour en Tunisie, en pleine nature, dans un endroit presque désertique, quatre chiens m’ont assailli et encerclé à moins de trois mètres ; leurs aboiements et leurs crocs montraient qu’ils avaient l’intention de me manger, les mottes de terre que je leur lançais ne faisaient qu’augmenter leur furie et ils se rapprochaient encore dangereusement. Une dame tout au loin sortit d’une maison à peine visible et les a appelés, ils se sont enfuis aussitôt.

Dans le hall d’hôtel, lumineux et luxueux, Selma me demande d’où j’arrive à cette heure-là avec cette mine ravie, le teint rose et frais. Je lui explique ma randonnée.

Selma, mexicaine, traduit les journaux et carnets de Tolstoï en espagnol. Son amie française journaliste, accompagnée de son ami russe, est venue ici pour interviewer après-demain Vladimir Tolstoï : ils ont besoin de données pour écrire l’article où ils présenteront les traductions de Selma qui vont sortir à l’automne en Amérique latine. Demain ils ont le projet d’aller en taxi visiter les terres natales de Tourguéniev et les autres propriétés de Tolstoï qui se trouvent à une centaine de kilomètres de là. Je leur avais manifesté de l’intérêt pour ce voyage et ils m’attendaient pour me proposer d’y aller avec eux. Je suis trop fatigué ce soir pour donner une réponse affirmative. Mais ils veulent absolument que je fasse partie de leur escapade et c’est vrai que ce serait séduisant. Selma parle parfaitement le Français et le Russe ; de plus elle est d’une gentillesse inouïe et c’est une amoureuse de la Russie et de Tolstoï. Je suis en famille.

C’est avec beaucoup de difficultés que le lendemain je devrai refuser. J’ai senti que ce n’était pas raisonnable de faire du tourisme toute la journée, bien que j’en aie énormément envie, alors que j’avais retenu mes moments de lecture à la bibliothèque personnelle de Léon Tolstoï pour consulter ce livre L’Oeconomie Divine, dont il s’est inspiré en partie pour nourrir ses réflexions philosophico-spirituelles. Le soir à leur retour nous dînâmes ensemble et ils évoquèrent avec joie leur voyage et tout l’intérêt qu’ils y avaient trouvé.

J'ai lu dans les deux bibliothèques, l'une de soixante milles livres ouverte au public, l'autre, personnelle de Tolstoï, de trente à quarante milles livres où on entre seulement avec une demande de motivation pour un ouvrage particulier auprès du directeur du musée. Cet ouvrage écrit par Pierre Poiret en six volumes fut édité à Amsterdam en 1687. « L’Oeconomie Divine ou système universel et démontré des œuvres et des desseins de Dieu envers les hommes. Où l’on explique et prouve d’Origine avec une évidence et une certitude métaphysique les Principes et les Vérités de la nature et de la grâce, de la philosophie, de la théologie, de la raison et de la foi, de la morale naturelle et de la religion chrétienne…. » et le titre n’est pas fini ! Lire le Français de 1687 n’est pas une mince affaire… ce livre aurait bien besoin d’être traduit dans la langue du 21ème siècle, non seulement pour pouvoir comprendre tous les mots, mais aussi parfois le sens des phrases.

Le lendemain est le dernier jour qui me reste à passer à Isanaïa Poliana. Je retourne à la bibliothèque y poursuivre ma lecture, et le soir vers les 17 heures, en passant devant le petit chemin qui monte vers les HLM de deux ou trois étages, une envie irrésistible me prend d’aller dire bonjour à Emma avant de partir, en somme de répondre à son invitation, sans savoir exactement où elle habite. A mi-distance du sentier, une vieille femme dans son jardin entouré d’une clôture est en train d’arroser ses légumes, à l’aide de son tuyau d’arrosage. Le plus naturellement possible avec quelques mots de Russe, je lui demande où habite Emma Nicolaïevna. Elle pense sans doute que je parle Russe, souvent même en Français on ne dit pas plus de trois mots pour demander son chemin. Car sa réponse a l’air des plus détaillée dans tous les mots qu’elle me lance. Mais heureusement ses paroles sont accompagnées de gestes amples et directionnels. Tout en la remerciant en russe, je lui fais entendre que j’ai compris ce qu’elle vient de m’expliquer mais je continue mon chemin sans savoir davantage où trouver ma babouchka. Je sais au moins que je suis dans la bonne direction. Cent mètres plus loin, au pied d’un des quatre petits HLM, trois femmes assises sur un banc discutent ensemble, tout en me regardant arriver. Je leur demande où trouver Emma ; la plus jeune d’entre elles, la quarantaine, édentée et le visage boursouflé, les cheveux emmêlés, se lève et sans mot dire m’accompagne quarante mètres plus loin dans l’entrée d’un immeuble. Je sais que je marche là où aucun touriste ne se risque. Soudain je suis dans un autre monde, une autre époque : celle de l’Union Soviétique ou plutôt de ce qu’il en reste avec ses effets négatifs. Tout est gris, sinistre et sale aux alentours. La vie semble s’être retirée des habitations, des arbres, des gens. Les chats qui traînent sont maigres et bien que nous soyons en plein été, sur leur dos les poils sont hérissés. La femme m’entraîne dans l’escalier, je la suis pour monter les deux étages. Les murs sont noirs de saleté je me demande bien où je vais. La vie semble absente. Sur le palier, avant de frapper à la porte, la femme de son air las et sans espoir me demande quelques roubles. J’en suis tellement surpris que mon regard fixé sur le sien la fit se détourner du mien et elle frappa à la porte. Je ne peux pas imaginer que les gens que j’ai rencontrés hier au soir habitent en ces lieux aussi sinistres, je suis même un peu inquiet de les déranger chez eux et de les mettre mal à l’aise.

La porte s’ouvre lentement sur des ténèbres intérieures à travers lesquelles je distingue, s’approchant de nous dans le couloir, une très vieille dame aux longs cheveux blancs, gris et défaits. Elle est maigre, habillée de noir et semble non seulement sortir de son lit mais du néant. La crasse s’est agrippée à ses murs et les misères de la vie à son âme. Pourtant elle me sourit. Je suis tout confus de déranger cette personne mais rassuré de voir que je ne suis pas chez Emma rencontré dans la forêt. Je me confonds en excuses, d’être entré chez cette pauvre femme et de l’avoir dérangée, d’avoir osé regarder une partie de son intimité. J’ai le cœur lourd de quitter une morte–vivante, je l’aurais bien embrassé, mais il ne fallait quand même pas exagérer la situation. Mon accompagnatrice ressort avec moi et cette fois-ci voyant que des Emma Nicolaïevna il pouvait y en avoir à la pelle, et que je ne voulais pas toutes les déranger, j’ai pris le temps de lui éplucher également le nom de la fille de Emma, de sa petite fille et de son gendre. Emma a trois prénoms et les trois autres membres de sa famille en ont chacun deux. Ainsi avec neuf prénoms on cerne mieux la personne, et je sens que mon accompagnatrice a compris. Nous passons à l’immeuble voisin, devant lequel trois grands hommes maigres appuyés sur un reste de voiture, une bière à la main, tirent lentement sur leur cigarette. L’escalier plus propre me donne du courage et l’espoir de trouver à cet endroit les gens que je cherche. Mon accompagnatrice frappe à la porte qui est assez haute, ce qui donne un sentiment de confort. Une femme ressemblant à Varvara, la quarantaine, bien habillée et distinguée, s’efface derrière la porte en la tirant vers elle. Je ne la connais pas et elle non plus. J’essaie de me présenter, mais malgré un visible et discret bon sourire son visage se referme… et la porte aussi. Dans les vingt centimètres avant qu’elle ne claque, bondit telle une gazelle la petite Tania, avec tout son sourire et ses exclamations de joie de me voir. Je suis heureux et je le montre, la porte s’ouvre de nouveau et j’entre dans l’appartement après avoir remercié la dame qui m’a aidé à trouver Emma. A gauche dans la petite pièce je découvre allongée sous ses draps Emma, sur un lit-canapé divan. Je comprends très vite qu’elle est souffrante. Dès qu’elle s’est relevée et assise sur son lit je vais l’embrasser. Comment Emma, si vive si gaie hier au soir, est-elle malade et couchée en plein après midi ? Sont-ce les chants, la danse hier tard dans la forêt, la vodka de la veille, les émotions remontées du fond des âges qui la mettent en cet état ou alors le fardeau quotidien de la vie russe ? Je me sens coupable qu’elle soit malade. Je reste debout, je n’ai pas envie de repartir, mais je ne suis pas encore sûr qu’elle va m’inviter à rester… finalement elle me montre la chaise qui se trouve à un mètre d’elle. Je comprends à travers ses mots, ses signes qu’elle a très mal à la tête et qu’elle a trop de problèmes à supporter. Je me sens disparaître, je rassemble en moi en ces instants toutes mes énergies pour n’exister que par rapport à l’autre, pour l’autre. Je suis seul avec Tania et Emma qui s’est rallongée, l’autre femme (la sœur de Varvara) vaque à la cuisine. Derrière le rideau de mousseline blanche, dans la porte-fenêtre ouverte sur le petit balcon, je devine la silhouette d’un homme fort, grand, penché sur le rebord du balcon, fumant sa cigarette. Durant l’heure que je resterai dans cette maison il ne bougera pas, de son ombre seulement j’aurai connaissance et de sa bouche aucun son ne sortira. A aucun moment je n’ai senti d’hostilité de sa part, c’est sans doute le mari de la sœur de Varvara.

La petite pièce est soignée et propre à la façon des amis de Bosnie que je connais : une grande armoire vitrine bibliothèque occupe tout le mur en face. Des icônes sont collées sur les vitres. Un tapis bon marché mais confortable recouvre le sol. Quoi dire de plus maintenant que je suis assis là ? Tania est frétillante de vie, Emma souffrante de fièvre, l’homme sur le balcon invisible, sa jolie femme qui m’a ouvert la porte est dans la cuisine. Je laisse le temps s’étirer comme pour inviter à la naissance de quelque chose... Je pourrais partir mais personne ne m’y oblige, je me sens bien et proche de ces gens malgré l’absence de dialogue verbal. Emma le sait car maintenant elle me parle de ses ancêtres en photos sur les murs, de ses grands-parents, des parents de sa sœur et de son mari décédé. Soudain elle demande à Tania de sortir des photos du bas de l’armoire. Un plein sac en plastique, et un carton rempli de souvenirs s’étalent sur le tapis. Je me vois parti pour des détails longs et peut-être ennuyeux sur toute sa famille, mais c’est sans doute le langage qu’elle trouve le plus adapté à la situation et je l’accepte bien évidemment.

Les premières photos sont celles de sa grand-mère, de sa mère, de sa sœur et de celle de son mari décédé. Elle commente la vie de chaque personne. Tania et moi sommes tous les deux assis par terre sur le tapis. Emma dans sa chemise de nuit s’est assise sur le rebord de son lit, ses jambes pendent dans le vide. Elle prend dans ses mains chaque photo. Celle de sa mère au lycée retient mon attention : une femme magnifiquement vêtue, très élégante et raffinée. Ensuite je distingue sur le tas une vieille photo jaunie presque coupée en deux : à mon grand étonnement je reconnais Lev Nicolaïevitch Tolstoï. Je suis stupéfait de voir cette photo dans le tas. Je pose des questions… « Comment se fait-il que vous ayez cette photo parmi celles de vos intimes ? » Emma m’écoute à peine et ne commente pas celle-ci davantage que les autres. Elle continue de retourner dans tous les sens et de regarder avec moi les suivantes. Au milieu des cousins et cousines de Emma surgit une autre photo de Tolstoï et sa femme cette fois-ci. Une suivante superbe et très nette de lui avec sa sœur Maria qui était au monastère de Chamardino. Le plus surprenant pour moi, c’est que Emma me montre sa famille, je suis extasié d’être là et de découvrir Tolstoï presque chez lui. Je commence à être un peu excité, mais avec retenue et intérêt je regarde toutes les photos qui défilent sous mes yeux qui s’agrandissent à chaque photo de Tolstoï, de sa femme ou d’autres membres de sa famille. Pour Emma aucune n’est plus importante que l’autre, je sens bien que ce n’est pas la collection d’une admiratrice de Tolstoï. La vingtaine de photos des Tolstoï qui sont là mélangées aux autres dans les paquets est bien la preuve qu’ils font partie de sa famille, comme elle tentait de me l’expliquer hier soir dans la forêt. Je vois sur une photo couleur récente Vladimir Illitch Tolstoï, Emma, Tania et sa mère rire tous ensemble à une fête l’an dernier à Iasnaïa Poliana. Je ne peux plus douter, je suis bien chez des gens qui appartiennent à la branche de Tolstoï. J’ai cru comprendre que sa grand-mère était la sœur de Maria qui était la sœur de Tolstoï. Alors comment pouvait-elle être la sœur de Maria sans être la sœur de Léon ? Je regrette que Selma n’ait pas eu le temps de venir avec moi pour aller jusqu’au bout des explications afin de lever le mystère. Des frissons parcourent mon dos à l’idée que j’allais peut-être trop loin dans ma recherche de proximité avec Lev Nicolaïevitch. Et à la fin de cette heure j’eus de nouveau le sentiment que je me rapprochais de l’intimité de Tolstoï au risque de faire partie du roman, de démystifier l’homme de génie que j’aime ; avec toutefois en échange le bénéfice de le voir comme le plus simple des mortels parmi les vivants et le plus vivant d’entre les morts.

J’apprendrai six mois plus tard que Maria, l’unique sœur de Tolstoï, avant d’être religieuse a été marié à un cousin lointain qui s’appelait Tolstoï, c’est donc le mari de Maria qui était le frère de la grand-mère de « ma » Emma !

Tania, sur l’ordre de sa grand-mère, alla chercher sur le balcon des petites pommes provenant du jardin de Tolstoï, qu’elle m’offrit dans un sac en plastique. L’homme sur le balcon, bien que toujours au même endroit, me donna le sentiment qu’il n’existait plus. Emma m’offrit sans que je les lui demande une photo du monastère de Chamardino et une de la tombe de Maria sa grande-tante enterrée là, sur laquelle elle va avec ses enfants se recueillir quelquefois. J’aurais bien aimé qu’elle me donne une ou deux photos de Tolstoï, mais il n’en était pas question. En remerciant et en embrassant Emma et Tania pour leur chaleureux accueil, je sortis de la maison, sans oublier de serrer la main de la jolie dame qui vaquait à la cuisine. L’homme sur le balcon resta dans l’ombre. Je n’ai pu faire autrement que de leur dire que je reviendrai les revoir avec Marie-Bernard et Roxane. Tiendrai-je ma promesse ?

Comment rentrer à l’hôtel et repartir demain quand on se sent chez soi et en soi, en ces lieux? Un sentiment d’exil m’habite depuis que j’ai quitté mon village natal, la maison familial qui se trouve à portée du grondement des vagues que l’on entend rouler sur les rochers le soir juste avant d’aller se coucher. J’ai perdu l’éclat de mon enfance, de ma jeunesse. Ai-je trouvé à travers l’exil l’éclat de vivre tout au long de mes années d’homme ? Aujourd’hui, ce sentiment d’exil se dissout dans la rencontre et le contact avec Tolstoï. Dans cet homme, j’ai trouvé un révélateur, qui permet à toutes les facettes de mon existence de s’incarner en un noyau d’amour.

28 février 2006

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