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L’éducateur pense aussi

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Michel Hugli

vendredi 09 décembre 2005

Proposé durant la deuxième journée des «entretien du travail social », après une première journée composée d’approches sociologique, judiciaire, anthropologique et psychanalytique, cet atelier ayant pour thème « Fonctionnement des équipes et logique institutionnelle » devrait permettre aux participants de se replacer dans leurs spécificité propre. Je suis conscient de l’incongruité de mon intervention face à ce thème, car il s’avère que je ne vais pas parler d’équipe et de fonctionnement d’équipe. Pourtant, après plus de vingt années vécues avec intensité dans un internat pour adolescents en difficulté, suivies huit autres dans un milieu scolaire spécialisé 1 , je sais bien que je suis d’abord inscrit dans une équipe, donc dans un fonctionnement institutionnel et parfois dans des dysfonctionnements.

Aujourd’hui, je voudrais surtout rappeler – avec une sorte d’humilité retrouvée – que l’éducateur est d’abord un individu, un homme seul – parfois solitaire – dont la vertu première est de penser, de penser souvent beaucoup, peut-être trop. Nous sommes des individus, qui nous construisons personnellement et qui nous rencontrons… pour faire équipe. Et là se pose la question de qui rencontre qui. Si nous esquivons cette question, faire a peu de sens. Travailler en équipe, c’est dépasser la peur de l’autre, c’est oser être soi.

Mon intervention voudrait témoigner d’un fonctionnement personnel et montrer comment je tente de penser pour agir et non réagir, pour construire une possibilité de rencontre aussi bien avec les enfants qu’avec les adultes. Etre et agir ne sont plus différenciés, et penser n’est pas un travail mais un soulagement, qui peut servir aux autres de surcroît.

B. INTRODUCTION

1. Je travaille à l'Ecole la Passerelle de la Fondation de Lavigny, en Suisse, un établissement scolaire pour des jeunes – en fin de scolarité obligatoire – qui souffrent de troubles psychiques et/ou neurologiques, et dont le rapport aux apprentissages – en particulier scolaires et intellectuels – est difficile ou perturbé. Cela se traduit dans les faits en retards considérables, blocages ou phobies, sans pour autant qu'il y ait nécessairement de troubles du comportement – entre particulier de la violence – sur lesquels bien souvent on focalise l'attention du public et l'énergie des éducateurs, sans pour autant que l'on puisse parler de handicap mental (on touche à la question de l'inné et de l'acquis). Mon mandat d'éducateur est donc original, puisque je collabore très étroitement avec des enseignants spécialisés, puisque je participe à l'enseignement, avec dès lors la nécessité pour moi de clarifier mandat, rôle, statut, tâches, autour des notions d'éducation et d'enseignement. Pour être un peu plus précis, disons que je partage avec un collègue enseignant la responsabilité d’une « classe » de neuf jeunes gens et jeunes filles en fin de scolarité spécialisée mais néanmoins obligatoire, à ce moment précis où va se vitvre le passage entre un temps assez protégé et un avenir qui l’est beaucoup moins.

2. Mon intervention a pour titre l’éducateur pense aussi . J’ai hésité à placer une virgule après « pense » : « l’éducateur pense, aussi ». Mais je me suis dit que cette subtilité dans la ponctualité pourrait sembler futile ou précieuse. Quoique. Que signifie donc cette phrase ? L’éducateur pense lui aussi ; l’éducateur n’est pas qu’un praticien ; l’éducateur sait aussi penser ; l’éducateur pense parfois ; en plus de ses autres tâches, l’éducateur pense également… J’ai donc finalement opté pour la formulation sans virgule, qui me paraissait le mieux traduire ce que j’avais tenté d’expliciter aux organisateurs de ces journées dans ma proposition d’intervention : « Vous parlez de donner la parole aux praticiens de terrain. Or que reflète cette parole ? Une pensée ? Mais qu'est-ce que cette pensée ? Une réflexion, une rêverie, une méditation, une opinion… La liste des synonymes est longue ! Praticien renvoie à pratique : La pensée est-elle une pratique ? » Chose amusante, dans le programme, les organisateurs ont cru devoir rajouter des points de suspension à mon titre : « l’éducateur pense aussi… ». Pourquoi ? Que reflètent ces points de suspension ? Avec vous, j'aimerais, dans un sursaut de sincérité, réfléchir à ce qu’est la pensée d'un éducateur : A quoi pense-t-il ? comment pense-t-il ? Pense-t-il ? Quand pense-t-il ? Vous, en particulier, comment pensez-vous au jour le jour dans le secret de vos lieux de travail et dans votre for intérieur ? Une pratique, on peut la voir, la décrire, mais une pensée reste évidemment secrète ! La pratique donne à penser et inversement. C’est de ce mouvement qu’il pourrait être utile de parler. Il m’est utile de parler de cette quête, pour me reconnaître pouvant en parler avec des gens qui me le diront peut-être autrement, mais qui ont besoin de ma manière de voir.

3. Trois éléments sont à l’origine de mon intervention : le premier élément est cette réalité de la rencontre d’enfants autistes ou psychotiques, entre autres, et le malaise provoqué par des qualificatifs que je ne maîtrise pas, malgré les cours et les lectures, malgré l’expérience, ces qualificatifs restant sans cesse sujets à controverses, même parmi les spécialistes. Or, moi – comme vous probablement – je dois vivre avec ces enfants en composant avec ces controverses et mon ignorance 2 , je ne peux pas renvoyer à demain mon engagement, et je dois admettre que probablement je perçois – plus que je ne connais – la réalité que ces vocables recouvrent ou stigmatisent. Ne serais-je qu’un usurpateur qui se rassure lui-même, ou se valorise, en faisant « comme si », devenant du même coup agent de stigmatisation plus que vecteur de soins et de changement.

4. Le deuxième élément est la lecture récente de « Par delà bien et mal » de Nietzsche 3 , titre qui m’a attiré par le rapprochement que je pouvais risquer avec mon métier. Malgré – ou à cause de – sa dimension éthique et morale, notre travail va par-delà bien et mal. Ce texte, certains morceaux choisis, m’ont conduit à réfléchir à ma façon de penser, et curieusement à me demander si c’est bien moi qui pense quand je pense, si le verbe penser est actif ou passif.

5. Le troisième élément à l’origine de cette intervention, qui en sera probablement sa conclusion, c’est la rencontre fortuite du dernier livre de Ricœur « Parcours de la reconnaissance » 4 , livre en cours de lecture, mais pas encore assimilé c’est vrai, et qui m’a déjà inspiré des réponses dans cette pratique quotidienne qu’est la pensée de l’éducateur. « Il s’agit d’établir une pensée de l’agir » est-il annoncé au dos du livre. N’est-ce pas le thème de ces trois jours d’entretien ?

C. CARNET DE NOTES (reprise d’idées consignées durant ce trimestre)

6. Samedi 27 août (exemple théorique d’une façon de penser) : cette semaine, ma directrice m’a signalé qu’elle souhaiterait – « Qualité » oblige – me rencontrer pour faire le point quant à mon engagement et à mes désirs pour l’année scolaire à venir. L’avenir tout court peut-être même ! Entre autres mes souhaits de formation. Cette invitation m’a renvoyé à mes questionnements, à mes manques peut-être… Bon bref… Au fond, qu’est-ce que je désire encore apprendre ? Ai-je encore quelque chose à apprendre ? Notre métier est passionnant, car le doute et l’inconfort dans lesquels il nous pousse sans cesse, nous confine, nous place en situation de trouver des réponses nouvelles ou renouvelées pour maintenir un équilibre… instable. Mais est-ce que je souhaite encore être bousculé par la connaissance ?

Aujourd’hui encore, une problématique ne cesse de m’interroger, ou plutôt de m’interpeller, celle de l’échec scolaire. Or les réponses existent, nombreuses et multiples ! Les approches de la question ne manquent pas, enseignants, pédagogues, psychopédagogues, psychologues, sociologues, experts, politiciens de tous bords… Chacun y va de sa compréhension du problème. Mais moi, là au milieu, comment est-ce que je me situe ? Qu’est-ce que je pense, qu’est-ce que je dis ? Cette semaine, reprise scolaire oblige après des vacances estivales bienvenues, j’ai été tout particulièrement frappé par la réalité de la phobie scolaire et par le refus de la connaissance. Cette réalité reste choquante ! Là, je l’avoue, je n’ai personnellement pas pu faire l’impasse sur les intuitions géniales de Bettelheim dans son «parti pris de l’échec». «Il faut d’abord comprendre que le refus absolu d’apprendre vient souvent de désirs aussi positifs et souvent aussi forts (quoique différents) que ceux qui motivent le bon élève. Le bon élève, comme le mauvais, et souvent avec des motivations également fortes, poursuivent le même but : plaire aux parents ou à l’un d’eux (…)» 5 . Ça n’est pas déplacer la faute ou la responsabilité sur la famille, c’est changer de regard. Bettelheim dit qu’il faut comprendre que l’échec est dû à un motif louable et que dès lors on a fait un grand pas vers sa résolution. Oui, l’échec a une fonction éminemment positive, ce qui évidemment ne peut qu’interroger mon action et ses présupposés quand je veux corriger l’échec ou quand, en équipe, on palabre autour de la méthode à suivre et du matériel pédagogique à utiliser. Avec Bettelheim, on est loin, me semble-t-il, des tendances actuelles, qu’elles soient compensatrices ou orthopédagogiques, qu’elles soient ludiques ou que l’on fasse appel à la sévérité comme à la douceur : «Trop souvent, les méthodes modernes concernant les élèves qui ont des difficultés scolaires ne font appel qu’à leur affectivité. Les attitudes bienveillantes ne peuvent pas résoudre le problème» 6 . Refus ou détournement – chez les plupart de ces gosses - de la connaissance, refus de la culture, voire refus de la pensée, en tous les cas la pensée rationnelle. Je réalise combien ces enfants me font sortir du cadre habituel de la pensée, quitte à en perdre moi-même la tête. Avant donc de réfléchir, une fois encore et encore, je dois réfléchir à comment je réfléchis !

7. Jeudi 1er septembre (exemple pratique d’une façon de penser) : «Dans une nature sauvage, le jeune prince Tamino, le héros de notre histoire, est poursuivi par un serpent, et alors que fourbu et au comble de l’angoisse il s’est évanoui, il est sauvé par trois dames, suivantes de la Reine de la Nuit, qui tombent sous le charme du jeune homme. Entendant du bruit, elles se cachent. Arrive l’oiseleur Papageno qui, passée la surprise de voir le prince et le serpent mort, se vante auprès de Tamino de l'avoir tué. Revenues entre-temps, les suivantes le punissent de ce mensonge en lui bouclant la bouche avec un cadenas. Elles offrent à Tamino un portrait de Pamina, fille de la Reine de la Nuit, et lui expliquent que Sarastro la retient prisonnière. La Reine de la Nuit apparaît alors et promet à Tamino la main de sa fille s'il parvient à la délivrer. Tamino est évidemment prêt à tout. La punition de Papageno est levée mais il doit accompagner Tamino au château de Sarastro. Ayant reçu des dames une flûte enchantée, le prince se met en route avec l’oiseleur et s’enfoncent dans la forêt.». Nous aussi, avec les jeunes de la classe, allons nous enfoncer dans la forêt. La forêt génère des sentiments et des impressions contradictoires. Menaçante, elle est aussi contenante et apaisante ; secrète, elle nous permet d’explorer notre espace intime, intérieur. Voici ce que nous avons écrit aux parents de nos élèves: « Comme nous vous l’avons déjà signalé, nous profiterons des beaux jours de cette fin d’été pour faire une balade de deux jours dans les Bois du Jorat, en dessus de Lausanne, à la recherche de la Flûte enchantée, marche qui nous conduira à Mézières où nous aurons l’occasion d’entendre l’opéra de Mozart, dans une version courte pour les enfants». Pendant deux journées, notre groupe sillonna les grands bois profonds des hauts de Lausanne, réputés autrefois pour ses brigands, découvrant au hasard de notre balade l’arbre-lyre et la borne des Trois-Jorats. Le soir, grillade sur le feu, eau claire à la fontaine m’en allant promener, puis marche dans la nuit avec la torche à bout de bras. « J'ai peur » murmure Sourila. Soirée sous le ciel à nouveau découvert après un passage nuageux menaçant, nuit sur le vieux plancher dans le refuge forestier ou à même le sol à l’extérieur sous le grand chêne. « Je dois sortir pisser, tu m'accompagnes » dit Yann à Sébastien. Les chauves-souris, seules reines de cette nuit, nous surveillent. Les quelques frayeurs partagées nous ont rassemblés, pour lutter contre l’angoisse – cette angoisse qui tous les habite – qui toujours nous sépare. C’est vrai – me répétais-je ce soir-là encore – il faut travailler leur capacité à supporter d’être effrayé. Le lendemain matin, notre itinéraire par monts et vaux nous conduisit à Mézières à la «grange sublime» 7 : cet après-midi-là, on donnait l’opéra de Mozart. «Pamino et Papageno, après moult péripéties, retrouvent Pamina : coup de foudre. ils parviennent à fuir le château, mais se font rejoindre par le terrible Sarastro, qui leur apprend qu’il n’a gardé Pamina que pour la soustraire à sa mère, la reine de la nuit pour la réserver à un prince courageux : suivent alors les épreuves, épreuves du silence, du feu, de l’eau, avant que l’histoire ne s’achève» . Surprenante et étrange histoire dominée par une figure maternelle, la Reine de la nuit, et une figure paternelle, Sarastro, figures ambiguës, en tous les cas ambivalentes. Des adultes, comme dans la vie… Figures d’autorité où s’entremêlent amour et haine, sagesse et non-sens.

D. LABYRINTHE

8. A Montpellier, à l’occasion du congrès psychanalyse et travail social, j'avais cité un conte de Grimm – les 6 cygnes – où l'on voit un roi qui, pour retrouver ses enfants dissimulés dans une grande forêt afin de les soustraire à la méchanceté d’une belle-mère jalouse, doit laisser se dérouler devant lui une pelote de fil, seul moyen pour retrouver son chemin… Un fil rouge, peut-être ! Je disais alors que telle était ma pensée ! Une pensée vagabonde. Une pensée dérisoire, parce qu’elle ne va pas changer le monde. Une pensée parfois insignifiante, plus modeste que moqueuse. Je me souviens d’un spectacle de Vincent Rocca, « sur le fil dérisoire », vu et revu l’année dernière. Comme le disait le programme, « c'est l'histoire universelle et drolatique, d'un homme qui souffre d'être enfermé dans une image, l'image d'un homme parfait, sans défauts... et qui entreprend donc de démontrer qu'il est le contraire du chic type que l'on dit». Les éducs sont des chics types, non ?

Ma pensée, une façon de réfléchir seul sur le fil dérisoire…

9. Peut-être aurais-je pu faire alors un petit détour du côté de la Crète en évoquant le fil d'Ariane, ce fil qui permit à Thésée de s'échapper du labyrinthe construit par Dédale. « Thésée fut enfermé dans les couloirs obscurs du Labyrinthe, mais avant de descendre sous terre, il avait été remarqué par Ariane, l’une des filles de Minos. Elle avait fait jurer à Thésée de l’épouser et de l’emmener avec lui, s’il sortait vainqueur de l’épreuve. Thésée le lui promit et Ariane lui donna un moyen de sortir vivant de Labyrinthe : une pelote de fil dont lui-même tiendrait l’un des bouts. (…) Thésée s’engagea donc dans le palais souterrain du monstre, l’assomma à coup de poing et revint à la lumière, sain et sauf. Ariane l’attendait » 8 . Labyrinthe : mon monde intérieur est bien souvent labyrinthique… Récemment, à la lecture d’un de mes textes, une collègue, quelque peu empruntée, me dit « C’est intéressant, mais c’est… méandreux » . Finalement, c’était un beau compliment ! En septembre dernier, je suis allé à Bâle à l’occasion de l’exposition Picasso surréaliste 9 . On pouvait y découvrir un tableau représentant le Minotaure, un thème cher au peintre. Le petit guide du musée sous avertit : Là « le mythe reprend un aspect menaçant » celui de « la créature qui n’obéit qu’à ses pulsions ». Ma pensée n’aurait-elle pas à voir avec la destruction du minotaure avant de me conduire à la lumière, c’est-à-dire vers une sorte de vérité ? La vérité : encore un grand mot ! Une autre aile du musée bâlois était consacrée à René Magritte : la Clef des Songes. « Je ne suis pas un peintre. Je suis un homme qui pense.» déclare Magritte peu de temps avant sa mort. Cette affirmation du peintre, je la plaçai face à une autre allégation, personnelle : « Je ne suis pas un homme qui pense. Je suis un éducateur».

Je m’arrêtai devant « l’homme au chapeau melon », un motif d’ailleurs qui allait accompagner le peintre durant toute sa carrière artistique. Ce tableau représente un homme – dont l’individualité se dissimule sous un costume uniforme – au moment précis où le passage d’une colombe cache son visage. Cet homme – me dis-je en regardant l’œuvre – c’est un peu toi, petit-bourgeois, la face soigneusement cachée et préservée. Ma pensée est-elle vraiment au service de la vérité, d’une sorte de sincérité, ou est-elle comme cette blanche colombe, que j’associe volontiers à la paix, c’est sûr, mais qui cache quelque chose, c’est le moins que l’on puisse dire. 10

10. J’ai terminé tout récemment la lecture d’un roman traduit de l’ancien français « Le chevalier au lion » écrit au 12e siècle par Chrétien de Troyes. « Voici bientôt plus de sept ans que, seul, sans même un guide, j’allais en quête d’aventure, armé de pied en cap comme doit l’être un chevalier ; je m’engageai sur ma droite, au milieu d’une épaisse forêt. C’était une voie fort mauvaise, pleine de ronces et d’épines ; non sans ennuis et non sans peines, je suivis ma route sur ce sentier. Presque un jour entier, j’allai chevauchant ainsi jusqu'au sortir de la forêt ; c’était celle de Brocéliande. De la forêt, j’entrai dans une lande et vis une bretèche 11 à une demi lieue galloise, un peu moins peut-être, mais pas plus. Je me dirigeai de ce côté au galop, je vis la bretèche et le fossé qui l’entourait, profond et large, et debout, sur le pont, le maître de la forteresse, un autour mué sur le poing. A peine l’avais-je salué qu’il vint me prendre à l’étrier et me demanda de descendre. Je descendis – que faire d’autre ? – car j’avais besoin d’un gîte. Il me dit tout aussitôt plus de cent fois d’affilée : Béni soit de chemin qui vous a conduit jusqu’ici ! » Tel est le récit qui amorce ce roman d’amour et d’aventures. Par la suite, on fait la connaissance d’Yvain, preux chevalier à la cour du roi Arthur, qui va nous faire traverser forêts et combats, découvrir une fontaine merveilleuse et une forteresse étrange, rencontrer un homme sauvage et une servante amoureuse, connaître une veuve éplorée de l’homme qu’il vient de tuer et qu’il va remplacer. Pourtant la lune de miel va se transformer en lune de fiel quand, trop tenté par l'aventure, Yvain quittera sa femme au point d’en oublier sa dulcinée et ses engagements. Après une période de folie, il retournera à la vie errante et sauvera un lion, désormais son seul compagnon de route. Avec lui il divaguera d'un château à l'autre, délivrant les opprimés, combattant des démons avant de regagner la confiance de son épouse. Ayant refermé mon livre, je me demandai alors si ma pensée n’était pas ainsi, comme une quête chevaleresque, entre pensée et cœur, entre réflexion et émotion, entre raison et déraison. Une pensée sauvage, à l’image de cet homme sauvage rencontré par Yvain, une pensée sauvage c’est-à-dire imprévisible, pas réglementée ou réglée, liée à notre imaginaire plus qu’à notre raison : une sorte d’errance ! Une errance pour répondre aux questions que me pose la vie, la vie des autres, la vie de mon équipe, des enfants dont j’ai la charge.

E. PENSEES INTIMES : SUITE DU CARNET DE NOTES

11. « Samedi 24 septembre, le matin : je me réveille comme tous les jours, à 6 heures . Mince, c’est bien tôt, alors que j’aurais pu dormir du sommeil du juste. Je n’y parviens plus : la machine à gamberger s’est remise en route. Le sommeil du juste ! Le juste qui passe son temps à prendre son temps de travail pour aider les autres. Ma femme dort, elle semble paisible. Moi je regarde le plafond. Aide-toi et le ciel t’aidera ! Jeudi, mon fils, 19 ans, est parti pour New York, 4 mois pour perfectionner son anglais ; c’est bien, non ? Ma fille, 22 ans, s’en est allée pour année à Heidelberg, en échange erasmus. De temps en temps, notre aînée vient nous rendre visite, comme pour se rassurer ou nous rassurer. Tout va bien… Nous vivons ce que vivent la plupart des parents de jeunes adultes. En attendant, ce matin, en attendant que passe le temps vienne l’heure, je pense, et je me dis que ce n’est plus comme avant : le temps a passé. Et j’ai franchi le cap des 50 ans, cap de bonne espérance pour ne pas dire cap des tempêtes. « J’ai tout mon temps à moi, maintenant. » Mais non c’est faux, le temps a passé : « j’ai encore du temps à moi ». Mais combien ? Temps de la formation, temps du travail, temps du couple, temps des enfants : pages tournées. Séparations, distance, distanciation, et la pensée pour combler le manque, pour rattraper ou devancer le temps ! Dire que depuis 30 ans bientôt tu ne cesses d’expliquer à des familles désemparées les bienfaits de la prise de distance et de l’internat, et de la séparation… ».

12. Reprenons par le commencement… Quand j’ai commencé à réfléchir au thème de mon intervention, c’était au tout début des vacances d’été. Ce temps si particulier, quand tout se dénoue et que la pensée fait l’école buissonnière. D’abord : Avignon, le festival off, pour remplir le vide par des émotions imprévues et par des mots, beaucoup de mots. Puis : la Toscane et sa campagne si caractéristique, toute de collines, de cyprès et de champs de blé : une invitation à la réflexion. Ce matin-là, à l’ombre de la maison louée pour la semaine, je fixais un buisson, sans raison. Quand tout à coup apparut une tortue. Passée la première surprise, je me plus alors à laisser aller mes souvenirs… Le temps n'existait plus, d'une certaine manière. Je revoyais la tortue découverte sous un grand chêne, avec ma fille Céline, 15 ans auparavant, non loin d’ici dans une autre demeure estivale ; plus loin dans le temps, c’était l'enterrement de ma tortue quand j’avais 7 ans, ma tortue Ursule que j’avais présenté à l'école : « la tortue de Michel s’appelle Ursule ». Chaque élève dut recopier la phrase dans son cahier de choses. Et puis la semaine précédente, c’était ce si joli spectacle de danse à Avignon : « Chiffonnade » où l’on découvre une grosse boule en tissu qui va et vient sur le plateau, habité par un personnage qui hésite à en sortir, comme si sortir c’était grandir… La vie comme un mille-feuille avec notre pensée qui sans cesse revisite ces couches ! D’observer cette tortue me renvoie à notre réalité. Solitude centrée. Solitude sans âge. Une tortue pense-t-elle ? La tortue fait l’éloge de la lenteur. Tout récemment, j’ai lu « le dernier amour de Monsieur M » 12 . Dans ce roman, Frédéric Ferney raconte la jeunesse et les derniers instants d’un peintre qui pourrait être Henri Matisse. J’y découvre quelques mots attribués au peintre : « La lenteur, c’est la patience de la passion ». Et un peu plus loin : « C’est une force éprise de la durée ». Tout notre métier, non ? Enfin, le mien ! Car durée et patience sont des éléments qui font que beaucoup quittent le bateau ou se mobilisent sur d’autres combats plus visibles.

13. Le lendemain, en fin de journée, lorsque le soleil se fait moins dur : je me trouve sur une plage ; imaginez une longue plage toscane, une plage assez sauvage bordée de dunes et protégée par une pinède. Je regarde les touristes, substantif autant masculin que féminin. Généralement le premier jour, j’attrape un coup de soleil ; aussi les jours qui suivent, sous mon parasol, je lis. Mais parfois le sable qui se glisse dans les pages m’énerve. Alors je regarde et je pense. Pensées intimes… Légèrement sur ma droite, en retrait, je remarque une jeune femme, jolie bien sûr ; mystérieuse, elle regarde au loin, le regard un peu perdu. Elle semble très seule. Que fait-elle ici, alors qu'il n'y a presque plus personne sur la plage ? Qu’attend-elle ? Le lendemain matin, J’observe – discrètement – une mère avec ses deux garçons, si bien organisée, si affectueuse et compétente, mais si abandonnée… Pourquoi ? Ou plus loin cette troisième, avec un mari qui paraît ne s'intéresser ni à elle ni à son enfant… Quel gâchis ! A chaque fois, je me raconte un roman dont je deviens l’un des protagonistes, plutôt du style sauveur et confident. Pensées intimes, tellement banales, stupides peut-être, stupide sûrement, mais actives et activées ! Pourtant si ici l’on est dans le monde du rêve et de l’illusion, je sais que parfois quand j’exerce mon métier je n’en suis pas loin. Tour à tour l’instit ou Joséphine l’ange gardien des séries TV.

A quels impératifs privés se plient ma pensée professionnelle donc mon action ?

F. L’ONDE FRAÎCHE

14. Comme petit philosophe du dimanche, promeneur solitaire sans prétention, j'aimerais réfléchir autour de ma façon de penser, de notre façon de penser en tant qu'éducateur, façon assez originale je le crois. En effet, seule ma pensée - individuellement mais aussi en interaction avec les autres - me permet de dépasser les océans d'émotion, me permet aussi de vivre avec des enfants qui semblent parfois ne pas penser. Alors que moi – moi je – je pense; mais peut-être que là un petit détour chez Rimbaud s'impose. «On me pense» écrivait le poète. Est-ce possible ? La réponse me revient : Possible ! Ne serais-je qu’un écho ? Echo, nymphe des bois, aima Narcisse d'un amour malheureux… C'est ce qu'on raconte. Echo et Narcisse, deux faces peut-être de l'éducateur !

« Les grecs voyaient en cette fleur la métamorphose d’un jeune et beau berger, fils du fleuve Céphise et de la nymphe Liriope. Fier de sa beauté, il fut insensible à l’amour des divinités de l’eau, toutes éprises de lui. Il repoussa même la charmante Echo, nymphe des bois. La souffrance de son amour non partagé fit faner la beauté d’Echo, mais les dieux eurent pitié de son destin tragique et la changèrent en rocher. Pourtant ils furent incapables de guérir son âme qui continue d’errer tristement dans le bois : là même où elle suivit les pas de l’être qui avait méprisé sa flamme. Cupidon, dieu de l’Amour, châtia sévèrement Narcisse par une tromperie funeste : un jour le beau garçon se pencha sur des eaux limpides et tomba amoureux de son reflet. Mais l’image semblait se moquer de lui, riait lorsqu’il riait, soupirait lorsqu’il soupirait, disparaissait lorsque ses pleurs troublaient la douce quiétude le l’onde, pour réapparaître à nouveau dès qu’il cessait de pleurer, et, lorsqu’il essayait de caresser une si belle image, elle fuyait on ne sait où. Narcisse décida de ne jamais s’éloigner de son miroir aquatique et sa folle passion pour lui-même grandit au fur et à mesure qu’il se contemplait. Victime de son délire, il se languit au point d’en mourir. Là où les nymphes trouvèrent son corps inanimé pousse maintenant une fleur pâle et mélancolique à l’arôme délicat penchée sur l’onde fraîche. » 13

L’éducateur est souvent écho, pris entre un sacré silence et une trop bruyante solitude. Ces deux expressions, je les vole à des écrivains. «Sacré silence» 14 , c’est une pièce de théâtre où l’on découvre une route dans un désert de silence. Personne si ce n’est Lumpe, une marchande de sons, qui roule devant elle son bidon plein de bruits, à la recherche de clients. Elle va seulement rencontrer son écho – Echo – une petite bonne femme, mi-enfant mi-lutin, qui tantôt l'imite tantôt refuse de lui répondre. Un face-à-face ou un côte-à-côte burlesque et absurde. « Une trop bruyante solitude » est une titre de Bohumil Hrabal, écrivain tchèque. Dans ce roman, Hanta, le héros, soliloque sur sa vie et sur son travail de manœuvre de la récupération du vieux papier. « Voilà trente-cinq ans que je travaille dans le vieux papier, et c'est toute ma «love story». Voilà trente-cinq ans que je presse des livres et du vieux papier, trente-cinq ans que lentement, je m'encrasse de lettres, si bien que je ressemble aux encyclopédies dont pendant tout ce temps j'ai bien comprimé trois tonnes; je suis une cruche pleine d'eau vive et d'eau morte, je n'ai qu'à me baisser un peu pour qu'un flot de belles pensées se mette à couler de moi; instruit malgré moi, je ne sais même pas distinguer les idées qui sont miennes de celles que j'ai lues. C'est ainsi que pendant trente-cinq ans, je me suis branché au monde qui m'entoure : car moi, lorsque je lis je ne lis pas vraiment, je ramasse du bec une belle phrase et je la suce comme un bonbon, je la sirote comme un petit verre de liqueur jusqu'à ce que l'idée se dissolve en moi comme l'alcool » 15 . Sa solitude est trop bruyante, non seulement à cause de la machine hydraulique qui marque le temps, mais aussi à cause de sa solitude au milieu des humains, et de tous ces mots relus, emmagasinés dans sa mémoire, depuis 35 ans, avant la destruction des livres déversés en permanence dans sa cave.

Ma pensée est prise entre un sacré silence et une trop bruyante solitude.

15. Avant l’été j’ai lu «L'enfant bleu» 16 , un roman très émouvant de Henry Bauchau,. Orion, l'adolescent très perturbé dont il est question dans ce roman, ne dit jamais «je». Il dit souvent «on ne sait pas». Quand je lis cette phrase, j’entends Sébastien, dont je m’occupe cette année : «Alors qu’est-ce que tu choisis, Sébastien ? » « Je ne sais pas », « je crois », « peut-être ». Je me rappelle aussi de Didier, qui est parti l’an dernier et dont les réponses étaient calquées sur le ton et la musique des questions de l’éducateur ou de l’enseignant, pour ne pas prendre le risque de devoir se positionner. Or, telle est aussi ma réalité, mon habitude, dans mon engagement au jour le jour, on ne sait pas, je ne sais pas… Je … On… Curieuse pensée que celle d'un éducateur.

D’ailleurs, j’y songe maintenant, c’est peut-être en lien avec ma vie quotidienne auprès de ces enfants que j’ai choisi cette phrase « l’éducateur pense aussi ». Comme si à côté de ces enfants « qui ne pensent pas », en tous les cas pas comme je le voudrais, ou à contretemps, j’avais besoin d’affirmer mon droit à la pensée, mon devoir de pensée, pour ne pas être sans cesse tenté par l’action seule, par le parler qui n’est pas nécessairement le penser, par l’activisme pour lutter contre ma propre anxiété et ma propre déprime.

« Première année à l’hôpital de jour. Dès ma sortie du métro, à Richelieu-Drouot, je retrouve mon malaise. Je consulte ma montre. Après le long trajet depuis ma banlieue, je sais que je suis à l’heure et pourtant je me sens en retard. En retard sur le tumulte, l’urgence qui dominent ce quartier de la Bourse. En retard sur le monde, sur l’angoisse » 17 . C’est par ces mots que débute le roman d’Henry Bauchau.

G. ON ME PENSE

16. Peut-être devrais-je évoquer ici ma gêne face aux personnes avec qui je collabore ou que je côtoie dans les lieux de formation et de rencontres professionnelles : au fond, est-ce que je pense, est-ce que je sais penser, puisque toujours on doit m’éclairer, puisque toujours ma pensée est soumise, est sujette, à la pensée d’autres bien-pensants. C’est peut-être ici que rejaillit le thème de l’atelier de ce jour, fonctionnement des équipes et logique institutionnelle. « Je pense donc je suis », seule certitude absolue d’après Descartes. C’est parce que je pense que je peux affirmer avec assurance que je suis. Dès lors, l’inverse devient vrai pour moi : le célèbre cogito de Descartes m’apparaît réversible, je suis, j’existe, donc je pense. En particulier pour ce qui touche à mon travail.

Par extension, j’aimerais ajouter qu’avant d’être un être pensant, un sujet de pensée et de désir, donc de projet, je fus un objet de pensée, de désir et de projets. J’ai été pensé avant de penser moi-même. J’avais un jour fait référence à Nietzsche et cité un extrait de « Par-delà bien et mal » : «Il se trouve encore d’innocents adeptes de l’introspection qui croient qu’il existe des « certitudes immédiates », par exemple « je pense » ou, comme l’imaginait Schopenhauer, « je veux » Et plus loin : D'où me vient la notion de pensée ? Pourquoi crois-je à la cause et à l'effet ? Où prends-je le droit de parler d'un «je» qui serait cause, et pour comble, cause de la pensée ? Et plus loin encore : (…) je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces esprits superstitieux ne reconnaissent pas volontiers : à savoir qu'une pensée se présente quand «elle veut» et non quand « je veux »; de sorte que c'est falsifier la réalité que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l'antique et fameux « je », voilà, pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, en tous cas pas une certitude immédiate.» 18

Je ne sais que faire des affirmations de Nietzsche, mais je ne peux m’en défaire. Je dois faire avec, les laisser résonner en moi. Curieux jeu de mots, d’ailleurs.

Qui me pense ?

Qui me pense ?

Ma famille ? Mon histoire, mon destin ?

Un passé idéalisé, la nostalgie ?

Dieu ? L’autre jour, une amie, pasteure de son métier, disait : « Dieu a un projet pour chaque homme ». Il y a longtemps maintenant – mais je m’en souviens – mon père me disait : « Dieu connaît tes pensées ». Paroles terribles ou promesse ? Quel enthousiasme précède mes pensées ?

Qui me pense ?

Mes propres enfants ? Un jour, alors que je voulais changer de lieu de travail, pour aller dans un foyer pour adolescentes, mes filles me dirent : « Mais, papa, on ne te suffit pas ? » Une autre fois, suite à une visite d’une fondation pour personnes handicapées adultes : « Mais ça n’est pas pour toi ! »

Et souvent depuis que j’ai appris que mon fils de 18 ans souffrait d’une épilepsie, je me suis surpris à douter de la permanence et de la continuité de la conscience !

Qui me pense ?

Mon métier, ma direction, mes collègues ?

Qui me pense ? Les lieux communs, les courants sociaux ? 19

On me pense. Je songe à nouveau à Didier, un adolescent qui toujours répondait en reprenant des mots de son interlocuteur, généralement dupe. Es-tu content, Didier ? « Content ! » As-tu compris, Didier ? « Compris ! »

H. CONCLUSION

Dans nos institutions et équipes, on parle beaucoup de réflexion collective ou communautaire, sous prétexte de cohérence. Cela n’est pas contestable, mais il ne faudrait pas oublier que la pensée est d’abord personnelle, fruit d’un effort personnel, car ma vie m’appartient et je dois dépasser une à une toutes les insatisfactions qui viennent à moi, même si ma pensée se construit par des rencontres (des lectures par exemple), des connivences (avec mes collègues), même si parfois ma pensée peut être totalisante ou simpliste, pour maintenir ce rapport fragile entre ignorance et innocence, entre savoir et culpabilité.

Je crois que nous faisons un métier qui déborde. N’en déplaise à ceux qui affirment ou qui voudraient que notre travail se termine quand nous quittons les murs de l’institution. Comme si nous devions ne pas penser, ne pas y penser, en dehors des heures de boulot ! Or cela c’est impossible, car nous avons choisi un travail qui reste angoissant, ou plutôt anxiogène – je comprends angoisse dans son sens premier de «lieu étroit, resserré» et je pense par exemple à ma propre difficulté parfois à déglutir – et qu’il exige de toujours beaucoup penser, pour donner du sens à un vécu qui n’en n’a parfois pas, en tous les cas pas un sens immédiat, ou qui écarte les murs de notre réflexion spontanée.

Face aux enfants, je puis témoigner de ce que je suis, uniquement. Je ne suis que ce que je suis. Equipe ou pas. Et c’est là autour que se construit ma pensée, effort exacerbé avec les années par la conscience de ma solitude et par celle des jeunes.

L’éducateur pense aussi. Ce verbe se conjugue au présent. Or ce présent, qui qualifie d’ailleurs notre travail, se place entre un passé et un futur, qui ont en commun de poser problème. Pour comprendre ma façon de penser, je dois d’abord me reconnaître dans un lignage et accepter cette sorte de vertige spéculatif de l’origine. C’est ce que je disais auparavant : J’ai été pensé avant que je ne pense moi-même. Ensuite, je dois admettre que mon métier s’appuie sur une conception spéculative, de l’enfant, de l’éducation, de ce qui devrait être ; or cette conception spéculative est sans cesse mise à l’épreuve de l’expérience. Seule la pensée peut nous aider à accepter, à supporter, ces écarts. Voilà pourquoi face à ce que je ressens comme une sorte d’angoisse fondamentale ou comme une crainte d’effondrement, j’ai à inventer mes propres rituels de pensée et de mise en forme.

Un vecteur important de mon action, de mon engagement, donc probablement de ma pensée, ne serait-il pas un besoin d’être le bon, le juste, le fort, bref un besoin de reconnaissance, liée probablement à un certain sens du devoir.

Notre métier s’appuie sur des convictions philosophiques ou religieuses, j’en suis convaincu, bien que de cela on ne cause guère entre nous, n’est-ce pas ? Bref, conforté par la lecture – difficile et appliquée – du dernier livre de Paul Ricœur, philosophe français décédé en 2005, je crois que ce que recherche l’homme, au fond, ça n’est pas la satisfaction de ses besoins personnels, n’en déplaise aux courants naturalistes et utilitaristes (je pense aussi aux adeptes de la « qualité »), ce que recherche l’homme, c’est la reconnaissance.

Partant (à la suite de Ricœur) des 23 significations énumérées par le Littré et des 3 idées-mères du Robert, on réalise que la compréhension de ce mot ne va pas de soi. On découvre surtout un glissement de sens. Mon métier tourne autour de la notion de reconnaissance, qu'il s'agisse du souci de reconnaître les autres ou de l’aspiration à être reconnu. Ricœur parle d'un « renversement au plan même de la grammaire du verbe reconnaître de son usage à la voix active à son usage à la voix passive ; je reconnais activement quelque chose, des personnes, moi-même, je demande à être reconnu par les autres» 20 . C’est dans ce mouvement de sens entre voie active et voie passive que peut s'inscrire ma pensée personnelle. En effet, la reconnaissance est dans sa première définition d'abord un acte de l'esprit 21 , avant de devenir dans sa dernière définition un mouvement de gratitude. Dans ce mouvement – perpétuel – de la voix active à la voix passive dans lequel s'inscrit ma pensée personnelle se construit et s'affirme mon identité. La question de l’identité se voit d’emblée mise en scène dans le discours de la reconnaissance ; elle le restera jusqu’à la fin (…). «N’est-ce pas dans mon identité authentique que je demande à être reconnu ? Et si par bonheur, il m’arrive de l’être, ma gratitude ne va-t-elle pas à ceux qui. d’une manière ou d’une autre, ont reconnu mon identité en me reconnaissant » 22 .

L’éducateur pense aussi… Non ! L’éducateur pense surtout ! Et peut-être doit-il accepter d’être un penseur inspiré plus qu’un expert efficace.

Michel Hugli

Chemin des Sorbiers 8

1012 Lausanne SUISSE

1 Ces expériences ont donné lieu à deux livres : Rêver, écrire, éduquer : il faut imaginer l’éducateur heureux (Editions Erès, 2000) et Passeurs : enseigner et/ou éduquer (à compte d’auteur, 2004). Pour les obtenir, il est possible de me contacter directement.

2 Je pense aux « trous dans notre savoir » dont parlait Joseph ROUZEL le 1er jour des Entretiens.

3 NIETZSCHE Friedrich – Par-delà bien et mal – Paris : Editions Gallimard, 1971 – § 16

4 RICOEUR Paul – Parcours de la reconnaissance – Paris : Editions Stock, 2004

5 BETTELHEIM Bruno – Le parti pris de l’échec , in Survivre – Paris : Editions Laffont, 1979 – p 182

6 Ibidem, p 173

7 Nom donné à un théâtre à la campagne, construction tout en bois à peu près unique en Europe, pouvant accueillir 900 spectateurs.

8 LACARRIERE Jacques – Au cœur des Mythologies – Paris : Philippe Lebaud Editeur, 1984

9 Fondation Beyeler, à Riehen

10 DE TROYES Chrétien – Le chevalier au Lion – Paris : Librairie Honoré Champion éditeur, 1991

11 Une fortification avancée

12 FERNEY Frédéric – Le dernier amour de Monsieur M. – Paris : Editions R. Laffont, 2005

13 SCHNITZER Rita – Légendes des fleurs – Paris : Editions du Chêne, 1984

14 DORIN Philippe – Sacré silence – Paris : l’école des loisirs, 1997

15 HRABAL Bohumil – Une trop bruyante solitude – Paris : Editions Robert Laffont, 1983

16 BAUCHAU Henry – L’enfant bleu – Arles : Editions Actes Sud, 2004

17 BAUCHAU Henry– Op.Cit.

18 NIETZSCHE Friedrich – Op.Cit – § 17. Cf aussi JJ Rousseau (les Confessions 4ème livre) « Les idées viennent quand il leur plaît, non quand il me plaît. »

19 Je pense à une remarque de Saül KARSZ le premier jour des Entretiens : « la subjectivité n’est pas sans rapport avec les courants sociaux ».

20 RICŒUR Paul – Parcours de la reconnaissance – Paris : Editions Stock, 2004

21 Cf le Robert : saisir (un objet) par l'esprit, par la pensée, en reliant entre elles des images, des perceptions qui le concernent ; distinguer, identifier, connaître par la mémoire le jugement ou l'action .

22 RICŒUR Paul – Op.Cit.

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