jeudi 14 avril 2011
L’identité de l’éducateur : une boutade récurrente ?
Quoi de plus récurrent et insistant, aujourd’hui, que les préoccupations identitaires ? Préoccupations qui tendent à se revêtir du paravent de dignité de la scientificité ou d’une supposée aménité républicaine, pour le bien de tous. Nous avions il y a peu évoqué (1), d’une certaine façon, ces préoccupations donnant à nouveau une légitimité à la tentation panoptique d’une police des familles, sous couvert de la nouvelle vigueur du principe de prévention (2007). Il s’agissait d’affirmer, pour nous, que les problématiques identitaires n’ont pas à voir avec cette insupportable tendance à privatiser sur les sujets et les corps intermédiaires des caractéristiques immuables, pas davantage qu’avec des diagnostics de psychopathologie ou de déviance… Au risque sacrificiel que, tragiquement, l’Idée du Moi (ce sentiment irréfragable que l’Autre, avant même d’être connu, est constitué de cette glaise commune dont il est dit que l’humanité est faite) soit en berne… et qu’on résolve ce faisant le déni de l’écolage de l’existant, en inoculant dans le sujet et/ou des catégories « ce » corps vénéneux des choses.
Si ce n’est pas stricto sensu ce que nous voulons développer ici, on nous accordera néanmoins de dire que le risque totalitaire consiste à forclore que le social soit princeps, pour ne point traiter l’insoutenable culpabilité d’un monde anomique. Et ici avec la meilleure intention du monde combien serons-nous, des travailleurs sur autrui (Dubet), à être des complices qui, en toute innocence, paveront l’enfer ? Jean-Pierre Lebrun notait dans un de ses derniers très intéressant et généreux ouvrage : « l’incapacité des sujets de refuser le fonctionnement du collectif, de s’en excepter à partir d’une position éthique de sujet, a été le ressort de l’adhésion au système totalitaire et a ainsi rendu son fonctionnement possible, voire contribué à son plein développement ». Nous sommes sidéré aujourd’hui par le nombre d’entre nous réfutant la dimension politique, exaspéré de cette tentation de l’allégeance pour ne point courir à sa perte (!) : c’est ce que nous aimons nommer la parabole de Gribouille lui qui, pour protéger sa belle vêture de la pluie, s’était immergé dans un ruisseau… Ainsi pourquoi n’y aurait-il pas de risques à ce que la profession « psy », par exemple, s’effondre dans la chose suivante : « non plus entendre le symptôme de ceux qui sont en souffrance avec la confrontation aux (…) contraintes mais plutôt veiller à la rééducation de ce qui y fait rébellion » (2).
Des travailleurs sur autrui c’est sur la préoccupation de l’identité de l’éducateur, en proie lui aussi à ce contexte totalisant, que nous voulons ici mettre la focale. Si nous pensons, on l’a compris, que la question des identités professionnelles doit être, avec Rouzel, singulièrement secondarisée pour construire des problèmes politiques (lesquels sont déniés sous la fiction quelque peu crapuleuse de la restriction budgétaire, du réel dont évacue la béance fondatrice par l’établissement managérial d’une idéologie faussement débonnaire de la réussite et de l’efficacité), il n’en demeure pas moins intéressant de jouer le jeu d’un discours, ne serait-ce que le temps de le contrer : et par contrer, comme Lourau, nous entendons prendre appui sur et avec force gratitude. Le même Lourau nous invitait bien aussi à ne pas confondre objectivité et vérité : le scientifique ne peut pas faire accroire qu’il n’est pas fondé sur une passion…
Ainsi dans notre contribution, on comprendra qu’il ne s’agit pas de forclore les tissages de Fustier, Rouzel, Brichaux et Gaberan (et la liste n’est pas exhaustive !) ; en fait nous voulons travailler donc ici sur d’aucuns de ceux qui ont proposé, selon l’académisme universitaire, des études conjointement quantitatives et qualitatives. Notre travail se silhouettera sur cet
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(1) Stéphane Bollut, Autorité et Démocratie , La Maison d’Enfants à Caractère Social , L’Harmattan, Paris, 2010.
(2) Jean-Pierre Lebrun, Clinique de l’institution , point hors ligne, Erès, Ramonville St-Agne, 2008, p.255.
académisme en prenant la forme de deux comptes rendus de travaux (Vilbrod, Josefsberg) épicés d’un troisième évoqué (Cambon), en appui desquels nous voudrions soumettre notre contribution en une forme conclusive.
Il apparaît souvent de façon caricaturale, et cela nous semble parfois aigu dans les centres de formation d’éducateurs, que l’académisme universitaire, nomothétique, vienne souvent se cliver, sur un mode assignatif, de la psychanalyse. Il s’agit pour nous, concernant les querelles disciplinaires, d’un subterfuge permettant de faire l’économie de la tension que nous avons à faire vivre contre l’appel pernicieux de la jouissance : partager des problèmes anthropologiques à construire. Conséquemment et derechef nous allons partir de Daniel Roquefort (3) là où il y a tendance à dire que les éducateurs résisteraient au changement systématiquement. Daniel Roquefort affine en considérant que l’éducateur spécialisé, dans le champ large du travail sur autrui, est celui qui aurait le plus de problème avec la loi fondamentale : « la structure phobique (…) de par son mode d’attraction tout autant que d’évitement de la fonction paternelle, lieu d’émergenc e du désir, constitue sans doute un terrain d’élection pour les vocations éducatives » (p85). Cette assertion psychanalytique est très séduisante de par sa fulgurance assez géniale (Il apparaît entendu dans les caricatures représentatives, qui plus est, que l’éducateur, a fortiori d’internat, a un fond délinquantiel quand l’assistante sociale, dame patronnesse, serait totalement au service de ses institutions employeuses !). Dans l’espoir d’élucider cette question, nous nous sommes mis en quête d’un travail de Sciences humaines traitant singulièrement des éducateurs spécialisés et de leur prétendue nature. Après réflexion nous en avons donc retenu deux, précédemment évoqués. Nous les rappelons. Le travail d’Alain Vilbrod, sociologue. Son ouvrage fait autorité, il synthétise les dividendes de sa thèse soutenue en 1993. Notre deuxième lecture fut celle de la thèse en Sciences de l’éducation (sur les éducateurs d’internat) de Richard Josefsberg, éducateur spécialisé et directeur de MECS, soutenue en 2004. Il nous a semblé nécessaire et complémentaire de réunir ces deux lectures dans ce travail. Le travail d’Alain Vilbrod se construit de 1989 à 1993. Il fallait donc en sus un travail plus contemporain. D’autre part, l’approche de Vilbrod est sociologique quand celle de Josefsberg est sans doute plus psychosociologique : l’auteur définit son travail comme étant historico herméneutique. Au terme des comptes-rendus de lecture, nous mettrons ainsi l’assertion de Roquefort à leurs épreuves.
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En 1993, donc, Alain Vilbrod a soutenu sa thèse de Doctorat en sociologie : La vocation renouvelée. Les déterminants sociaux du métier d’éducateur spécialisé . Nous avons travaillé sur son ouvrage qui condense sa recherche universitaire :
Devenir éducateur, une affaire de famille , l’Harmattan, logiques sociales, 1995, 302 pages.
S’intéresser à l’identité de l’éducateur spécialisé impacte bien de considérer ce qui amène au choix de ce métier somme toute jeune (le diplôme d’état date de 1967) mais néanmoins légataire d’une histoire plus importante et complexe qu’il n’y paraît. Le terrain de l’éducation spécialisée, en effet, porte des fondations anciennes et les « murs des institutions sont des lieux de mémoire par excellence » (p 12). « Le choix d’un métier est un processus complexe » (p 9). Ce métier est « plutôt féminin, sans risque de chômage, mais (sa) technicité resterait introuvable et (son) accomplissement (serait) manifestement en retard » rappelle Michel Chauvière dans sa préface (p 6). Vilbrod considère que les déterminants du choix du métier sont sans doute bien plus complexes que ce que permettrait d’identifier la dialectique aspirations/contingences (principe de réalité économique). Il a opéré, à ce titre, une étude
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(3) le rôle de l’éducateur, éducation et psychanalyse , l’Harmattan, Paris, 1995.
exploratoire de l’amont du choix soit le poids déterminant du réseau familial.
En incipit Vilbrod pose qu’il convient de considérer deux points importants : d’une part, l’étude fut réalisée entre 1989 et 1991 (800 éducateurs en exercice ou en formation ont répondu à un long questionnaire ; en parallèle, Vilbrod a mené des entretiens semi directifs « avec des dizaines d’hommes et de femmes exerçant ce métier » p 13) ; d’autre part, elle est régionale (Pays de la Loire et Bretagne) même si les analyses rejoignent celles d’Anne Dussart (Bourgogne) dans son mémoire de maîtrise soutenu en 1989 à Paris 7 ( Itinéraires professionnels et trajectoires sociales des éducateurs ).
L’ouvrage se subdivise en quatre parties :
- Le terrain de l’éducation spécialisée.
- L’influence déterminante du réseau familial.
- La mobilisation familiale.
- L’arrivée dans le métier
1) Le terrain de l’éducation spécialisée.
Vilbrod considère ici les particularités des terrains et des postes, phase préalable nécessaire avant que d’étudier les agents qui s’y investissent avec leur histoire et leurs aspirations. Il ambitionne d’envisager une histoire objectivée du secteur de l’éducation spécialisée ; secteur se caractérisant d’évidence comme un univers diversifié et flou échappant à la catégorisation. Pour autant, une ossature se dessine : le poids du privé.
La fondation confessionnelle est évidente. Ceci dit, le champ religieux n’est pas univoque (on ne peut réduire le religieux à une dimension institutionnelle a-conflictuelle). En fait, les institutions d’éducation spécialisée seraient fondées originellement sur une imago archaïque de mère dévouée ou une idéologie du manque à combler ainsi que l’évoquait Fustier.
Le mythe fondateur serait donc celui de la nostalgie du paradis perdu, de cet état plein, immanent d’avant la séparation vécue comme une rupture. On parle du passé comme un temps béni où tout était possible, sans limites.
Les pionniers partent de rien, se meuvent dans « un paysage étrangement hors social » (…) « ne doivent leurs succès qu’à leur capital de dévouement » (p 21).
Le métier demeure abâtardi par un alliage complexe entre le charismatique et la revendication d’une scientificité propre.
Plus précisément, deux dimensions sont liées à la religion :
L’internat : l’idée même d’enlever l’enfant au monde (entreprise de sauvetage des âmes) est une survivance de la pédagogie des jésuites. Ces institutions totales ont laissé une forte prégnance. Les initiatives privées relayent ici un état incapable d’agir.
La tradition du charisme : héritage de la fondation confessionnelle qui perdure avec sa sécularisation.
Le courant originel familial charismatique est bien patent nonobstant la dureté de la discipline derrière les murs. Il faut rajouter le glissement du disciplinaire vers le carcéral quand on considère les colonies agricoles pénitentiaires (les philanthropes du 19 ème siècle marqués par leur siècle insurrectionnel ont organisé la mise au vert des jeunes défavorisés. C’est ainsi qu’altruisme et réaction s’intriquent.). Il est à noter que cette part d’ombre de l’histoire éducative est singulièrement forclose dans la mémoire collective.
Quand l’oeuvre privée s’essoufflera, ce sont les spécialistes qui influeront sur le secteur (psychiatres, pédopsychiatres…). La médicalisation va générer une centration clinique sur le sujet via le symptôme au détriment de la considération de l’impact de l’environnement.
Le métier d’éducateur va développer un langage particulier mi oblatif mi psychologisant…un langage vernaculaire : la psychopédagogie.
Le succès du corps médical s’avère dans les années 40 : « l’arriération, l’imbécillité sont les premiers éléments d’une clinique balbutiante » (p 32). Il est à noter que cette prééminence se révèle au temps de l’idéologie de la révolution nationale. En effet, « le régime de Vichy (…) va imposer définitivement une certaine mainmise de l’initiative privée et corrélativement la position dominante des psychiatres (…) » (p 35), menant par là, en quelque sorte, une vengeance réactionnaire contre l’œuvre conjointe du Front Populaire et de l’école publique rendus responsables de la débâcle et de la « décadence » de 1940.
C’est bien l’alliance médecins psychiatres et pouvoirs politiques qui favorise la naissance du statut de technicien. L’enfant de justice devient enfant malade.
Magistrats et médecins vont prendre les choses en charge.
C’est ainsi que naît durablement le « psy » porte croyances (Fustier) en institution. L’éducateur rend compte du quotidien mais l’interprétation et le diagnostic sont l’apanage du dit « psy ». L’éducateur lui, doit être authentique, dans l’accrochage affectif, avoir l’esprit d’équipe.
Les années 40 voient bien les associations obtenir un quasi monopole qui perdure. Cette mainmise de l’initiative privée constitue l’éducation spécialisée comme un « isolat » (p 45) au risque de l’autarcie voire de l’endogamie et ce, malgré un financement public ; les associations s’érigeant comme humanisantes face à une administration kafkaïenne. Notons que ce jugement s’est accru à chaque fois que la loi est rentrée dans les corps institutionnels pour demander des comptes (et ce vraiment depuis 1975). La vision est simpliste, cédant à un fantasme manichéen, d’autant plus que la collusion public/ privé est patente. En effet, l’initiative privée louvoie entre « construction de la demande et mise en plainte » et se saisit d’appels d’offres (donc idée que l’éducation spécialisée est un marché quand par ailleurs on tend à opposer l’économique et le social) répondant à des problématiques médiocrement construites… « et l’état s’en accommode puisqu’il navigue plutôt à vue » (p 44).
Le système a connu son âge d’or pendant les Trente Glorieuses. Les financements abondaient, ainsi le processus d’institutionnalisation s’est construit par strates sédimentées élevant la diversité au rang de règle : les associations ont pu croître de façon tentaculaire.
Au-delà du clivage clamé, il faut bien considérer une complémentarité pratique entre privé et public. Une symbiose bien plus qu’une osmose. Là où l’état a pu manquer de courage ou de clairvoyance, les associations se sont infiltrées défendant becs et ongles leurs acquis. Longtemps, la législation n’a fait qu’entériner les initiatives, les créations. Ainsi l’évaluation dans le secteur du handicap et de l’inadaptation va rester à un « stade de sous développement étonnant au regard des dépenses engagées » (p 50).
La crise économique, dès 1975, a avivé la nécessaire relation coût/ efficacité. Ceci étant, on note que le resserrement budgétaire tient lieu finalement, déjà, de politique. La maîtrise des coûts est une obsession. En effet, l’orientation politique demeure floue. L’éducation spécialisée va donc s’adapter aux nouvelles contraintes, sans pour autant engager un changement en profondeur.
Le métier d’éducateur va bien se modeler en adéquation avec la genèse de son terrain.
Il est à noter que sous le vocable éducateur, on trouve des métiers différents : l’éducateur spécialisé (ES), le moniteur éducateur (ME), l’éducateur technique spécialisé (ETS), l’éducateur de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ), l’instituteur spécialisé…
Les diplômes et les salaires sont différents (en internat, on retrouvera surtout l’ES et le ME) et pour autant, on affirme faire la même chose et on se retrouve dans un corps indifférencié d’ « éducs ». Il s’est opéré un certain déni de la différenciation, l’illusion d’un consensus masquant nonobstant une distinction de classes quelque part dans le « clan » institutionnel.
D’autre part, la définition de l’éducateur spécialisé ne va pas de soi.
Le qualificatif spécialisé, selon Vilbrod, parle plus des techniques et des savoirs que l’éducateur est capable de mettre en œuvre que de définition des populations accompagnées.
Le métier d’éducateur a bien, c’est l’ossature incontournable, partie liée avec l’initiative privée. C'est-à-dire que la prétention technicienne n’aurait en rien changé le fondement idéologique charismatique, même si les éducateurs réfutent ou moquent le socle confessionnel. Le travail de Cerezuelle et Hassler ( Redéfinir le travail social, réorganiser l’action sociale, Paris, La Documentation Française, 1993) sur les écrits des éducateurs spécialisés montrent bien que si la foi est rejetée, la vocation modulée, la technicité devant s’y substituer demeure fragile et discutable.
Dès lors, en effet, considérer une linéarité historique allant du magique à la science constitue une simplification outrancière.
Vilbrod rappelle bien, de plus, que la sélection en école est une démarche initiatique, quelque peu ésotérique (Andrée Guiot, 1985). Patrick Watier, dans son Etude de la pédagogie des écoles d’éducateurs spécialisés (1983), a pu noter que dans les centres de formation, la technique se révèle un mythe et que seules subsistent les valeurs morales. La formation demeure ce lieu où la personne doit se transformer.
Finalement, le corps d’éducateurs serait un corps de dominés, plus un métier qu’une profession (si avec Desmarez « la profession est un métier qui a obtenu que ses praticiens disposent d’un monopole sur les activités qu’il implique et d’une place dans la division du travail qui les empêche d’avoir affaire à l’autorité de profanes dans l’exercice de leur travail » (4)).
En effet, « (…) ce métier encastré entre charisme et science est un intermédiaire pour tous ceux qui en retrait s’alimentent des observations rapportées, en livrent le sens et prescrivent la conduite à tenir » (p 78).
2) L’influence déterminante du réseau familial.
Après la considération du terrain et de sa genèse, il devient donc possible d’en étudier ses agents
Il s’agit bien d’envisager quelle part de l’investissement est redevable à l’histoire biographique, à la trajectoire sociale. Selon Vilbrod, « on ne devient pas éducateur spécialisé par hasard. L’habitus des individus qui prennent possession de ces postes font qu’ils en connaissent déjà, d’une certaine manière l’exercice » (p 94).
Au-delà des différences entre générations, les éducateurs de toutes les époques (dans leurs choix de métier) se ressemblent plus qu’ils ne diffèrent.
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(4) La sociologie industrielle aux Etats-Unis, Armand Colin, Paris, 1986, p 69
Vilbrod emprunte deux directions exploratoires :
On parle donc bien d’habitus en tant qu’avoirs devenus être « hors des prises de la conscience » (p 93).
Concernant les indicateurs mettant à jour ces dispositions, il considère les héritages en explorant les profils sociologiques des familles des éducateurs spécialisés. Le raisonnement est donc plus celui de la trajectoire que de la position.
Pour appréhender l’origine sociale des éducateurs spécialisés (en distinguant éducateurs et éducatrices), il considère les PCS des pères et mères (photographie des milieux et fins de carrière). L’hétérogénéité s’affirme. Aucune classe ou milieu social n’a l’apanage de la formation et du métier… sans pour autant observer une représentativité fidèle des grandes catégories sociales. Si les employés et les agriculteurs peuvent revendiquer cette représentativité, les ouvriers sont en deçà et les professions intermédiaires et cadres supérieurs sont eux surreprésentés. Concernant les mères d’éducateurs, il est notable que près de la moitié sont sans profession (1/3 pour les mères d’éducatrice).
Si l’on s’appuie sur la profession du père, on peut affirmer que les hommes recrutés pour ce métier ont toujours conservé les mêmes profils sociologiques « (…) sur une trentaine d’années alors que sur la même période la modification de la structure sociale de la population active a été au plan français conséquente » (p 109). Chez les éducatrices, il y a eu des variations un peu plus sensibles mais l’hétérogénéité demeure.
Il faut biaiser ces premiers résultats quantitatifs car les données sur les professions des parents sont plutôt rares, ceci étant lié sans doute à l’approche psychologique des centres de formation.
Au-delà de cette photographie, on se souvient que Vilbrod était attentif à la question de la trajectoire sociale. A cette première exploration, il fallait donc adjoindre le « terreau familial » (p 113), donc considérer les parcours… observer s’ils révélaient une trajectoire ascendante, dérogeante, stagnante…
Vilbrod va donc, en plus des parents, considérer les grands parents en tant que « berceau de la famille », « ancrage de la lignée » (p 114). A ce sujet, on observe une grande proximité de PCS entre les grands parents paternels et maternels.
De plus, si on avait pu penser que le métier d’éducateur spécialisé, « neuf », attirait des filiations originales, il n’en est rien.
« L’examen des trajectoires sociales des familles (…) permet immédiatement de souligner une fréquente mobilité ascendante (…), les hommes et les femmes qui s’orientent vers l’éducation spécialisée ont déjà l’expérience d’un monde social ouvert aux déplacements, aux reconversions, aux dérogations » (p 124).
En considérant l’examen des fratries, on observe que le nombre d’enfants par famille d’origine serait supérieur significativement à la moyenne des groupes professionnels dont ils sont issus et « l’éducateur régulièrement serait l’aîné d’une famille nombreuse » (p 128).
Au final, on note que la grande majorité des familles d’éducateurs spécialisés sont issus des catégories de dominés (les professions intermédiaires sont plébiscitées, tout au moins surreprésentées).
Vilbrod a pu étudier les cursus et stratégies scolaires des ES. « Si les hommes et les femmes qui ont choisi l’éducation spécialisée ne sont pas en terrain de connaissance (…) le champ des possibles qui s’offrait à eux s’avérait relativement délimité » (p 133). Les métiers que les parents voulaient pour leurs enfants ont à voir, de près ou de loin, avec l’éducation spécialisée en ce qu’ils rappellent des missions et des mandats : enseignant, professionnel de santé, juge, avocat, policier…
Les familles ont un capital scolaire non négligeable… Les enfants poursuivent leurs études au-delà de l’âge moyen de sortie du système scolaire, mais la scolarité s’est arrivée difficile (les hommes, de plus, seraient moins pourvus en capital scolaire que les femmes). Le thème de la désillusion et de la déception revient souvent. Le caractère dévalorisé des filières empruntées et des diplômes obtenus se distingue singulièrement. L’errance tarde à se faire itinérance ou selon l’expression de l’auteur qui revient à plusieurs reprises : « le parcours scolaire est plus une navigation à vue qu’une stratégie ».
En conclusion de ce chapitre, « le décor est planté ; il devait permettre de situer ce qui, dans les chemins de traverse menant au métier, tient à un héritage où se rejoignent pente et penchant, ce qui renvoie à des aspirations familiales, rémanentes mais rapidement déphasées dans la confrontation à un système scolaire tout aussi rigide que sélectif (…) » (p 161).
Ceci étant le cadre posé par l’analyse quantitative devait s’élargir à l’outil entretien (30 réalisés), pour appréhender plus en avant le dévoilement permis par les complexités biographiques.
3) la mobilisation familiale.
Concernant le parcours scolaire, on a constaté donc de la frustration et de la culpabilité. Le bac en poche (lequel est conditionnel à l’entrée en formation depuis 1991 soit au moment de cette étude), le passage sur les bancs de l’université s’avère « une période moratoire » (p 175). On n’y décroche pas de diplôme. A pousser les entretiens, on perçoit à quel point l’entrée dans le monde est une chute (ici, on peut faire le lien avec les aspirations des parents pour leurs enfants, dans le chapitre précédent, recelant deux pôles contradictoires : la promotion, l’ambition et la prudence, la crainte).
Le secteur rééducatif se prête particulièrement à des stratégies faisant intervenir connaissance et relation. La position intermédiaire génère une certaine tension chez les parents pour trouver une place sécurisée à leurs enfants. En effet « pour les familles d’origine modeste qui aspirent à ce que se perpétue l’ascension qu’elles ont entamée, la valorisation des affinités, le sens des relations sont indispensables ». (p 189)
La famille parait bien influencer l’orientation vers l’éducation spécialisée. Vilbrod a pu étayer ce constat en observant les fratries (40% des ES ont un frère ou une sœur dans les professions enseignante ou medico social), les collatéraux (influence déterminante des cousins, oncles et tantes) mais aussi les conjointes qui poussent leurs compagnons à s’engager.
« On peut considérer la famille comme médiatrice car, à travers elle, s’exprime tout un ensemble de convictions, de valeurs, dont elle est dépositaire et qu’elle transmet sans même s’en rendre compte expressément à ses enfants, notamment à celui ou celle qui va faire carrière dans l’éducation spécialisée » (p 208), même si les éducateurs, dans leurs discours, réfutent la logique du cheminement familial quant à leurs propres destinées.
Ceci dit le choix du métier, sous contrainte ou influence, ne suffit pas « à rendre raison de l’aspiration à prendre pied sur le terrain de l’éducation spécialisée » (p 208). Vilbrod va donc venir étudier ici le socle moral, voire religieux, pouvant féconder la motivation. Les enquêtes montrent, en effet, une emprise religieuse importante dans l’ascendance des ES (même si son enquête se fait dans l’ouest, catholique, ce lien religiosité/ métier lui semble un invariant).
Les entretiens montrent un engagement paroissial important des parents. Au-delà de la foi ou de l’aspect confessionnel, c’est la notion d’engagement qu’il faut retenir. Les familles des ES se caractérisent par la militance et l’activisme (si ce n’est dans la paroisse, c’est dans des associations laïques). Cet engagement souligne une volonté promotionnelle. La sociabilité associative, qui plus est, a eu de réels retours sur investissement de par le tissu social qu’il a permis. On n’a pas hésité à faire appel à des connaissances pour faciliter l’entrée de sa progéniture dans une institution spécialisée souvent dirigée, qui plus est, par un ancien militant associatif. Les ES héritent de leurs familles la disposition à s’engager pour des causes universalistes.
En suivant, Vilbrod a eu l’intuition en classant les métiers des grands pères et pères de trouver des connotations d’ordre, d’encadrement (militaires, chefs de gare, contremaîtres…). Ces métiers ont, en fait, surtout, constitué des voies possibles pour s’en sortir et forcer le destin vers la déprolétarisation.
Les éducateurs héritent d’une aspiration à exercer un métier d’ordre où justement les mots de contrôle sont suspects. S’ils ont un rapport ambivalent avec l’école, ils en ont un aussi avec la hiérarchie. Tout en la rejetant, on observe que 70% des ES disent qu’ils accepteraient un poste de chef de service… postes d’ailleurs souvent occupés par d’anciens syndicalistes.
4) L’arrivée dans le métier.
« Pour avoir pris ses distances avec les autorités religieuses, le terrain de l’éducation spécialisée n’a pas été pour autant livré aux profanes » (p 271). En fait d’homologie, il y a peut être plutôt une succession où émerge une vision laïque du bien et du mal. « (…) les éducateurs spécialisés participent à cette sécularisation de l’éthique (…) ce sont des néo-clercs au service d’une institution quasi cléricale » (p 262).
Les entretiens révèlent deux registres du « comment j’en suis arrivé là » :
- une attirance comprenant les trois phases de l’éveil, de l’appel et de l’élan. Pour autant, les éducateurs ne s’étendent pas trop sur l’immanence de cet appel, craignant d’une part d’être poussés plus loin sur une argumentation fragile et d’autre part d’être taxés de collusion religieuse.
- des rencontres opportunes et déclenchantes sont relatées. On fait la part belle aux intercesseurs qu’on n’oublie pas. « Le futur éducateur a pu s’en sortir grâce à l’aide de ses relations, de ses amis providentiels » (p 266). Cette sensation miraculeuse est d’autant plus avérée qu’on émerge d’un état (l’expérience scolaire) où l’avenir était sombre. Nulle place n’est faite aux influences primaires encore une fois.
Ceci dit, si l’éducateur est un néo clerc, le grand clerc demeure bien le « psy » qui relègue l’éducateur à une position à nouveau de dominé. « Grâce à la complicité inconsciente de leurs dispositions, les (ES) bricolent en permanence, sous la tutelle medico sociale, l’assemblage d’un projet éthique et d’une compétence technique » (p 273).
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En conclusion de son étude, Vilbrod rappelle qu’il n’a pas étudié l’aval soit l’ingéniosité de la pratique, les savoirs faire, mais l’amont, soit les déterminants d’une orientation vers un métier encore loin d’avoir achevé son processus de professionnalisation (1993).
Le choix du métier d’ES est « une affaire de famille », laquelle demeure un puissant vecteur d’orientation vers un terrain dévolu.
Nombre de parents d’ES ont consacré leurs vies à celle des autres…les enfants ont fait en quelque sorte de même, « mais sous formes et dans un cadre recomposé, en mutation permanente, ouvert à la dialectique de l’invariance et du changement. » (p 279)
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Educateurs en internat.Tentative d’élucidation d’une rencontre entre des hommes et une institution. (566 pages).
Il s’agit de la thèse en Sciences de l’éducation élaborée et soutenue par Richard Josefsberg (2004), sous la direction du professeur Michel Corbillon (Université Paris X- Nanterre). L’ouvrage est diffusé par ANRT (Atelier National de Reproduction de Thèses), sis à Lille.
Après 25 ans d’éducation spécialisée (spécifiquement en internat, singulièrement en MECS), Richard Josefsberg réalise là un travail très élaboré, comme un retour passionné sur l’investissement qu’est son expérience. Il est aujourd’hui directeur de la maison d’enfants « Château de Vaucelles », à Taverny dans le Val d’Oise.
La thèse se propose de répondre à la question :
« Les articulations entre un univers symbolique personnel et l’éducation hors milieu familial conditionnent elles l’engagement et le maintien d’éducateurs en internat ? » (p5).
Introduction générale :
Il s’agit bien pour Josefsberg de dévoiler les ressorts de cette rencontre mystérieuse entre des personnes, des éducateurs (quels emblèmes ?) et l’internat (quels signes ?). Qu’est ce qui fait que cette affiliation va perdurer ? Qu’est ce qui fait qu’une désalliance va survenir ? On note bien que dans ce champ précis, les termes d’alliance et d’affiliation sont princeps. On n’évoque pas le contrat de travail.
« Il existe bien une relation importante entre l’itinéraire biographique, la formation de la personne et le choix professionnel (…) » (p9) ; ou encore, en incipit de sa thèse, l’auteur choisit de citer Judith Schlanger ( La vocation , Seuil, 1997) :
« Comment vivre et que faire de ma vie ? La forme moderne que prend cette question de toujours est la vocation. Ma vie se réalise à travers une activité à laquelle je m’identifie, et comme l’activité de mon choix répond à ma nature, elle m’exprime, m’accomplit et me définit ».
Josefsberg rejoint Vilbrod (déterminants sociologiques) sur un certain nombre de points. Comme lui, il note que la relation de l’éducateur avec les « cas sociaux » n’a pas accouché d’un savoir scientifiquement constitué (on se souvient, en effet, que pour le sociologue la psychopédagogie est bien plus un habillage scientifique de la vocation). L’éducateur, ici aussi, se définit par l’engagement et les qualités humaines, tout en exécutant un mandat fondé par la loi sociale (mandats administratifs, ordonnances judiciaires qui décident, pour un temps, la séparation du mineur de sa famille).
Toujours en écho à Vilbrod, Josefsberg note que si l’éducateur n’est pas déloyal envers sa famille, il se constitue un groupe référence (l’internat) qui l’affranchit, où néanmoins il va « prolonger ou faire écho au groupe d’appartenance » (p24).
Il est bien possible pour notre auteur que le fondement vocationnel de l’éducateur soit la concrétion d’une expérience pour soi du phénomène de séparation vécu comme une rupture, un traumatisme : « Ne cherchent-ils pas à résorber les effets de certaines difficultés en travaillant en internat avec les enfants en difficulté ? » (p23).
L’internat, dès lors, pourrait bien peut-être se révéler une recherche de refuge, là où la vie moderne verrait l’émergence d’institutions peu consolatrices.
C’est ainsi que l’élaboration de Josefsberg interroge bien la problématique d’une aimantation et du rapport entre les biographies des acteurs et une institution définie par les tâches à accomplir et à imaginer. Trois parties structurent la thèse :
Ière partie.
Chapitre 1 : « Des bases pour cette recherche ».
Ce chapitre est consacré à l’explicitation de la démarche de pensée. Il importe de se constituer des outils pour résoudre la question reformulée en terme de :
« Quelles sont les forces (la ?) qui poussent les éducateurs à travailler en internat, quelles dynamiques soutiennent leur maintien, quel sens peut-on donner à leur engagement ? » (p33).
Josefsberg veut reconstruire l’univers symbolique de l’internat par l’approche historico herméneutique. Il lui apparaît que cet univers symbolique se constitue par deux dynamiques : d’une part une aide collective destinée à l’enfance et d’autre part, un organisme clos faisant œuvre de transformation.
L’internat, en tant que lieu d’accueil, porte en son sein les deux connotations de l’enclave dans le monde et de l’engendrement. C’est ainsi que Josefsberg érige l’internat au rang de cité : « L’univers de l’internat montre (…) une rencontre entre la cité de l’aide (réparer, accueillir en établissement) et la cité de l’enfance (éduquer, transformer) » (p38).
Le décor se plante : « l’internat en tant que tirant son origine de conduites séparatrices à but transformationnel (…) fait d’une recherche de transcendance, de transmission (…), d’enfermement (…). » (p158)
La Ière partie va généralement s’employer à dévoiler les signes de l’internat « pour essayer de savoir à quel appel les futurs professionnels répondraient » (p46).
Chapitre 2 : « Histoire et figures historiques. Des signes ».
Dans cette partie historique champs de force et acteurs sont visités, pour approcher l’institution de suppléance familiale et la fondation de la profession d’éducateur d’internat. Josefsberg insiste sur la source des religions monothéistes : de nombreux théoriciens et éducateurs sont issus de la pensée judaïque, le service social qui doit au protestantisme, le monde de l’internat qui est initié et structuré par le catholicisme.
Trois pôles paraissent fondateurs quelle que fût l’orchestration étatique :
- l’enseignement dispensé par l’église puis l’état.
- la médecine des anormaux.
- la justice.
L’invariant demeure le salut et le sauvetage des âmes se sécularisant au fil du temps.
Il n’est pas d’éducation sans intrication des fonctions paternelle et maternelle. Concernant la fonction maternelle, on trouve dans le fondement de l’internat l’idée, le désir et peut-être le fantasme du refuge matriciel (alma mater), de transformer une enfance séparée d’une famille « mauvaise » et donc vouée à un destin funeste. Concernant la fonction paternelle (et donc la reconnaissance de la singularité du sujet), Josefsberg, à l’instar des psychanalystes, confie au judaïsme son émergence « mythique ». Quand Moïse reçoit les commandements fixant ordres et interdits, il est consacré comme agent de transmission de la loi fondamentale à laquelle il est lui-même soumis. Avec l’amour du prochain le catholicisme introduirait, dès lors, la tendresse humanisante comme corollaire de l’interdit oedipien que conceptualisera Freud.
Fondamentalement, l’expérience de la séparation demeure centrale dans la tradition judaïque et chrétienne. La recherche de l’unité en Dieu, l’ascèse vers le soi consiste à faire mourir son Moi (Jésus fils de l’homme). C’est ainsi que « la séparation instituée, volontaire ou imposée signifie pour de nombreux siècles un moyen de se transformer. L’inconscient collectif sera parcouru par l’idée qu’être séparé est transformationnel ». (p66)
L’internat va voir perdurer le socle religieux de son univers symbolique ; très tôt, l’éducateur est paré des signes de la conversion et de la mission. La charité chrétienne va s’instiller en Europe incitant à la prise en charge des plus démunis. La pédagogie, dès l’époque médiévale, se fonde sur la surveillance et le contrôle des corps et des esprits sans que les consignes d’accompagnement excluent l’affection, l’empathie. Ce constat pour évoquer que l’histoire de l’enfance n’est pas une histoire de l’amour parental ou de l’inclination tendre du maître, mais bien plutôt une histoire de la libération des enfants.
En écho à Vilbrod, Josefsberg note encore très singulièrement que très tôt l’internat éducatif est lié à l’initiative privée. Dès le Moyen-Âge, « la quasi totalité de ces établissements pour enfants fut fondée par des personnes privées, nobles et ecclésiastiques (…) » (p73). Les pouvoirs publics deviennent maîtres de l’Assistance pour des raisons sanitaires et d’ordre social (Louis XIV et l’hôpital général).
La révolution, en substituant la notion laïque de justice à celle chrétienne de charité, promulgue (1793) des droits pour la première fois prééminents (droit du pauvre à être secouru, obligation pour l’état de porter assistance aux pauvres, unité du système des secours publics), sans que la mise en œuvre et le financement suivent forcément. L’état, dans le continuum, entre dans la famille pour limiter la puissance paternelle. L’enfant va d’abord appartenir à la république avant que d’appartenir à ses parents. Ce chemin va trouver une consécration avec l’autorité parentale définie par la loi sociale (1970). Entre temps les lois de 1889, 1898, le décret loi de 1935, l’ordonnance de 1958 marquent des étapes significatives. L’ordonnance 45 cesse de cliver l’enfance victime de celle « vicieuse » (1904) en substituant la notion d’éducation à celle de répression et en créant la fonction de juge pour enfants. En parallèle, les foyers de l’enfance abandonnée ouvrent… Toutes ces étapes législatives et institutionnelles sont à mettre à l’initiative de philanthropes et de pédagogues : « c’est à partir d’une marginalité sociale que des innovations ont pu voir le jour » (p95).
Concernant l’éducateur, Josefsberg, toujours en écho à Vilbrod, note l’oscillation entre un pôle technicien et un autre vocationnel (« d’abord un grand frère issu du scoutisme (…) ils n’envisagent pas leur travail comme une profession (…) le modèle d’analyse est médical » (p133)). Au congrès de l’UNAR (Union Nationale des Associations Régionales), en 1950, le rôle de substitut familial de l’éducateur est affirmé (il remplace « implicitement les père et mère de famille momentanément ou définitivement absents ») ; principe de substitution qui demeurera jusqu’à la conceptualisation de suppléance (Durning, 1986). Au fur et à mesure la direction de conscience cédera à la référence, en tant qu’affirmation explicite de l’individualisation de la prise en charge.
Au terme de cette considération historique dont nous ne faisons pas un compte rendu exhaustif eu égard à notre question, Josefsberg se demande s’il reste « des parcelles de transcendance dans notre monde désenchanté » et rappelle que l’éducateur qui pratique un métier empruntant au scolaire, au médical, au judiciaire, au religieux, recherche un « renforcement identitaire auprès des enfants en difficulté » (p157). S’il cite Vilbrod comme enrichissant la perspective, il revendique son approche historico herméneutique en lieu et place de la seule fondation des déterminants sociologiques.
Chapitre 3 : « la construction des sujets acteurs. Des signes ».
Ce chapitre est consacré à la construction identitaire en tant que « l’identité est à la fois corporelle, sexuelle, culturelle et elle influe sur l’image et l’estime de soi » (p191). Ainsi si chaque personne est singulière, on peut concevoir une universalité de la psychogenèse ; psychogenèse du sujet que, dans ce chapitre, Josefsberg retisse à partir d’auteurs emblématiques : Piaget et le constructivisme, Freud et la psychanalyse qui partagent une construction dynamique en stades. Ce processus n’est jamais accompli : il se remanie (Freud), procède par compensation pour parvenir à une équilibration majorante (Piaget). Bien évidemment, cette partie permet de considérer l’invariance du concept de séparation (quelles que soient les théories) au sens de différenciation des êtres au nom de la loi de l’individuation.
IIème partie .
Dans le continuum du chapitre précédent : chapitre 1, « le concept de séparation ».
« J’y vois tout de suite l’œuvre de la loi, l’interdit de l’inceste comme l’interdit de la fusion, l’obligation de séparation qui obligeant l’homme à se séparer l’ouvre à des activités sociales, aux autres » (p 212). La séparation est une épreuve. La psychanalyse nous rappelle l’intrication étroite d’Eros et Thanatos. En effet, plus que la séparation, c’est le conflit qu’elle génère en soi qu’il faut considérer. Toute séparation préfigure la dernière, la mort, et porte les corollaires de la terreur, la chute insondable. Le processus de séparation ne peut se passer d’étayage, de l’accompagnement de la tendresse humanisante. Le diktat de la séparation ne nie pas la dépendance nécessaire… toute existence a besoin de la fiabilité d’une autre.
Chapitre 2 : « l’internat, une institution spécifique, une communauté séparée ».
Si le terme d’organisation renvoie à la rationalisation des tâches à accomplir, l’institution, quant à elle, évoque des systèmes de référence, des valeurs et se définit davantage par les relations qui se tissent entre les gens qui la constituent. Les phénomènes de groupe sont patents. La dérégulation peut s’avérer voyant les équipes osciller entre euphorie et dépression. Par conséquent, « c’est (bien) la prise en compte de cette dimension émotionnelle qui peut distinguer une organisation d’une institution » (p224)
Le terme d’internat selon l’auteur, daterait de 1829. D’abord réservé au monde scolaire, le terme s’étend à la prise en charge de l’enfance inadaptée comme au secteur du handicap. L’internat ne désigne pas une catégorie de population, mais globalement un espace résidentiel de suppléance familiale. L’internat a conservé quelque peu sa racine de citadelle et d’enclave hors le monde, avec tous les risques totalisants que cela revêt. Ce tragique écueil est cela dit plus structurel qu’historique. Ceci dit, Josefsberg définit fondamentalement l’internat « comme un sas qui sépare, protège et permet les échanges avec l’extérieur » (p224). Il surenchérit en considérant que les acteurs de l’internat rechercheraient à mobiliser la vie chez autrui ou/et par autrui, à partir d’une expérience mortifère pour eux-mêmes.
Chapitre 3 : « les éducateurs / état des recherches ».
L’éducateur est engagé dans son être total. « (…) Quoi que l’éducateur cherche à transmettre, il ne transmet que lui-même » rappelle Josefsberg par Amado (p264). L’éducateur, par le choix de son métier, peut chercher à conjurer ou réparer pour lui la nostalgie du paradis perdu en agissant sur autrui …au risque du sadisme …de l’abus par la séduction. Indépendamment des dérives possibles, l’éducateur chercherait une réponse à la question de sa propre enfance. En tout cas, éduquer c’est quelque part se « coltiner » la question de l’énigme et opérer une subtile intrication du semblable et du différent. On peut comprendre que l’expérience de l’accompagnement éducatif puisse consacrer une langue spiritualiste ou tout au moins une liturgie de bons sentiments. L’éducateur intervient du lever au coucher sur des tâches traditionnellement dévolues à la famille. Inutile de décrire ce quotidien pour deviner les charges émotives qu’il recèle. En effet, par exemple, ce quotidien peut se démutiser en routine, les éducateurs s’usant sur un mode dépressif dans la confrontation au chaos. « Le défi éducatif est de transformer l’insignifiance apparente en un signifiant (…) » (p248).
Pour Josefsberg, le choix du métier a bien à voir avec les facteurs déterminants de Vilbrod ; mais encore la sociologie cède ici au prisme psychico-biographique. Il y a une faille biographique dans la source de la vocation, une difficulté à émerger comme soi dans et par le monde social.
Ainsi, « l’existence des liens qui réunissent les univers symboliques de l’internat et des épreuves ou des bonheurs d’enfance est-il un facteur déterminant de la perpétuation de l’engagement des éducateurs d’internat » (p262)
C’est pour « vérifier » cette assertion récurrente que l’auteur va mener une recherche empirique.
III Partie : l’enquête.
La partie théorique a permis de dessiner l’arrière plan symbolique de l’internat qui aimanterait les désirs préconscients des futurs éducateurs. Il est bien possible que l’engagement dans le métier d’éducateur constitue « une étape de son itinéraire personnel, une partie de son identité » (p265). Un des emblèmes des éducateurs trouve son épanouissement en internat (les situations biographiques de l’enquête vont révéler notamment la recherche d’une rédemption et du savoir, la volonté d’aider, un engagement philosophique, des décès de proches, émigration et déménagement, confrontation à la maladie, la mort, la folie). L’engagement en internat se révèle comme un point d’intersection entre les deux cités de l’aide et de la spiritualité (introspection et transcendance)… comme une recherche d’équilibre congruent de son rapport au monde, de l’accès à qui je suis vraiment.
Pour rechercher les forces et dynamiques (cela va au-delà des motifs personnels donc) qui amènent les éducateurs à travailler en internat et à s’y maintenir, Josefsberg choisit l’outil questionnaire (laissant des possibilités à des commentaires personnels à son terme) permettant de concilier « les dimensions personnelles, psychosociales tout en relevant des résonances socio-historiques » (p270). Il renonce à des entretiens (étant lui même éducateur) craignant de rechercher chez autrui des traces de ce qu’il est et fut.
Le questionnaire comprend quatre rubriques (« photographie de l’éducateur d’internat », « l’éducateur dans l’internat », « l’éducateur vers l’internat », « continuer en internat »). Quatre régions ont été sollicitées sans couvrir tous les départements concernés (Sud-est, région parisienne, Nord-est, Nord-ouest). 580 questionnaires sont distribués de novembre 1998 à mars 1999 : 173 retournés. Josefsberg note que son questionnaire est long et fastidieux et qu’il est probable que ceux qui y ont répondu soient les plus impliqués ou les plus dépités. Concernant le traitement Josefsberg révèle avoir maintenu vivant les liens entre données statistiques et esprit clinique, soit l’esprit de l’intuition raisonnée.
Nous ne rendrons pas compte ici de notre lecture de la partie interprétations des tableaux successifs. Dans le cadre de l’exposé, il nous semble bien plus idoine de considérer les conclusions générales de l’auteur.
Conclusion générale de la Thèse :
Nous notons que Josefsberg dit ne pas avoir atteint l’objectif initial reposant alors sur un paradigme explicatif (peut-être qu’en tant que directeur, il était mu par le désir ou le fantasme d’embaucher à l’avenir, grâce à ce travail, des éducateurs idéaux), mais que le dévoilement de la complexité du vivant permis par cette étude s’est révélé finalement fort éclairant sur « des phénomènes bien humains » (p529). Le paradigme s’est finalement révélé compréhensif, la démarche psychosociologique (par l’intrication du psychique et du social) et le « résultat » prend une valeur hautement anthropologique.
Par l’approche historico herméneutique de l’internat, il s’est dégagé des invariants érigés à la dimension symbolique de signes : la séparation transformationnelle, la recherche de salut ; soit le fondement du refuge ou de la citadelle préfiguré par le monastère.
Concernant les éducateurs d’internat, on peut, sans équivoque (au sujet de la stabilité dans le poste) révéler un caractère « fluctuant, instable, versatile » (p531).
Il n’est pas inutile de révéler, selon l’auteur, que les pionniers mythiques se définissent schématiquement par l’expérience du deuil et de la mobilité (de l’errance à l’itinérance) … Ils ont cherché et élaboré une nouvelle vision du monde, intriquée à un désir/fantasme d’engendrement. Nonobstant avec De Gauléjac la « conscience du sujet s’enracine (bien) dans la société dont il est l’incarnation » (p532).
« Vivre ensemble, partager et être séparé sont des positionnements inhérents aux professionnels de l’internat » (p534). On a bien considéré la place centrale du concept de séparation chez Josefsberg : séparation à entendre, encore une fois, comme distinction et non rupture, en tant que garante de l’émergence du sujet.
A partir des enseignements théoriques, l’auteur a donc construit un long questionnaire. D’emblée, ce que l’on pouvait nommer, au départ, l’attirance vers un métier s’est ontologiquement sublimé en « projection de réalisation de soi dans un paysage institutionnel » (p535). Avoir eu une enfance heureuse, la difficulté à accéder à une parentalité biologique pour les femmes, une scolarité dite satisfaisante et parfois en collectivité, le besoin que l’action soit étayée par la réflexion apparaissent statistiquement comme favorisant l’engagement en internat. Il n’est pas impossible que ce tableau assez positif ne cache pas un narcissisme vulnérable où l’on privatise sur soi « l’échec » à moins qu’on ne le dissimule (sacralisation des ascendants). Josefsberg note, en effet, un sentiment de culpabilité prégnant : « je me dois d’arracher l’homme souffrant à sa souffrance pour me prouver que je suis bon » (p536).
Pour autant, il semble que l’expérience gratifiante du franchissement d’étape prime sur la culpabilité dans l’engagement. Ce n’est pas l’accident de vie qui prime mais le rapport à l’accident de vie (soit l’aspect transactionnel) singulièrement coloré par la pulsion de vie. Dès lors un profond désir de transmettre la co-naissance préside à l’engagement (qui demeure marqué par de la dette symbolique).
L’entrée en internat constitue une étape initiatique. On se souvient, par ailleurs, que l’internat a une valeur d’adoubement dans la corporation. Celui ou celle qui n’a jamais travaillé en internat ne sera jamais vraiment complètement un(e) éducateur (trice). Ce métier demeure éprouvant par l’intensité des émotions : « plénitude et épuisement, bonheur et lassitude, extase et ennui » (p538). Si la fonction des éducateurs se fonde sur la suppléance parentale, notons que l’internat peut s’avérer une suppléance familiale pour des éducateurs remaniant leur identité. Leur engagement prend une forte coloration d’affiliation. L’auteur parle de « renforcement existentiel » (p540) ; s’inscrire en internat, c’est bien vouloir accéder à « un plus d’être » (p541). La fissure identitaire est, ce faisant, un fondement évident. Travailler en internat, c’est aussi bien travailler à une réponse sur soi en s’adressant à l’autre.
L’éducateur a bien tendance à la centration clinique au risque de l’encryptage de la dimension environnementale. On trouve bien là un emblème aimanté par un signe.
On s’aperçoit que l’éducateur quitte l’internat quand il perd le sens, quand « le pathos prend le pas sur l’éros » (p547) ou quand le remaniement identitaire s’est opéré, la dette soldée.
La leçon de cette étude pour la corporation et l’internat serait de ne pas cliver la dimension familialiste et technicienne, l’utopie et le réel, la passion et la raison, mais bien de soutenir les paradoxes. Pour Josefsberg, dès lors, il ne peut y avoir d’institutions et donc de sujets sans lieux de parole. Et si les rencontres ne peuvent pas être codifiées par des procédures outrancières, l’éducateur a bien à rendre des comptes de son action.
Il convient de faire « place au vivant, à la construction d’une identité jamais achevée » (p552).
La dernière phrase de la thèse, sous forme de question, est bien la meilleure assertion conclusive en la demeure :
« En travaillant avec des enfants en difficulté dans des internats, ne cherchent-ils pas quotidiennement à être rappelés à la vie, par ceux dont ils ont partiellement la charge, ce qui les oblige à aller dans la vie pour y assurer sa transmission ? »
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Notre conclusion : Au départ de ce travail, nous avions bien qualifié la formule de Roquefort comme une assertion psychanalytique fort séduisante de par sa fulgurance géniale. De plus il apparaissait très peu question de décrypter ce jugement dans la mesure où il se constituait, a priori, comme un écho savant à la croyance culturelle que l’éducateur aurait un fond un peu délinquantiel, générant une certaine frilosité ou résistance à accepter le changement exigé par la loi sociale… comme si la loi sociale faisait systématiquement effraction dans le « nid » institutionnel. Mieux si on s’autorise à digresser, on note que le discours psychanalytique, parfois, est assimilé à une sorte de discours gnostique dont on réfute la complexité tout en voulant se l’accaparer pour donner une fausse consistance à la confirmation de la doxa : le « Koncept » et la « Kulture » permettent de faire l’économie du décalage, en faisant croire le contraire. Ainsi ce travail a permis d’interroger ce truisme en révélant qu’il n’en est pas un, là où il s’inscrit dans un ordre de la concaténation. Finalement nos lectures ne nous invitent pas à confirmer Roquefort non plus à l’infirmer, mais à nous inscrire dans le champ du discours qui fonde : vivre ensemble avec l’autre. Les travaux de Vilbrod et Josefsberg permettent très largement d’appréhender une complexité chez Roquefort qui, peut-être, ne se révèle pas d’emblée, là où elle se pare possiblement d’un style chirurgical et d’une méta position fascinante ou au moins séduisante.
Vilbrod (déterminants sociologiques) a montré que le métier d’éducateur s’est construit en écho à un terrain où le fondement religieux et charismatique croise le cadre perdurant de l’initiative privée. Le terrain de l’éducation spécialisée et le métier d’éducateur se sont construits en contre proposition de la société. Ici, le contre ne signifie pas l’anti. Le contre signifie se construire en prenant appui sur la thèse d’autrui, sur les thèses de la société. C’est ainsi que l’éducateur ne conteste pas la société et ses valeurs. Au contraire, il les défend et les sert. On trouve dans l’étude de la lignée familiale le penchant des métiers d’ordre et la pente de la mobilité sociale ascendante.
L’éducateur est issu des classes moyennes. L’éducation spécialisée peut s’avérer un refuge promotionnel mais un refuge d’abord ; la probabilité subjective d’accéder à des professions socialement distinctives est faible. Il appartient à des familles investies dans des solidarités associatives ; lesquelles peuvent permettre des alliances garantissant une place socioprofessionnelle très acceptable dans un monde auquel on aspire, tout en craignant toujours un peu de ne pas y être accepté.
La mobilité et la promotion sociale s’imposent d’évidence. Etre éducateur constitue, quoi qu’il en soit, une promotion sociale ou permet de ne pas être déloyal envers la tendance ascendante familiale. La formation d’éducateur ressemble à une école de la deuxième chance après une scolarité un peu au dessus de la moyenne où, pour autant, on n’a pu accéder à l’élite. Le parcours scolaire se voit comparé à une navigation à vue. Une certaine errance se fait jour… l’itinérance prend la forme de l’accès à la corporation éducative.
Vilbrod note une professionnalisation encore en voie de développement dans la mesure où le corps d’éducateurs est un corps de dominés. C’est la sphère « psy » (le grand clerc) qui se conserve l’apanage de l’expertise. Les éducateurs auraient encore à faire pour professionnaliser leur jeune métier (DE, 1967) ; la vocation demeure (l’éducateur, un néo clerc) et cohabiterait étrangement avec une pseudo scientificité : la psychopédagogie.
L’élève de Chauvière nous a donc proposé un travail généreux, une réelle contribution, une trace élaborée inscrite dans le discours et le récit de l’éducation spécialisée. Pour autant, là où le sociologue peut attaquer sans doute à raison cette tendance à la centration clinique ou individualisante de l’éducateur, on s’étonne que les résultats d’un travail sociologique reviennent à générer une privatisation ethnologique, davantage encore une psychologisation outrancière du venir au métier, appauvrissant la complexité de l’être au monde.
Laurent Cambon (5) s’intéressant à l’éducateur des années 2000 relevait aussi un univers flou et diversifié… sans que l’on pense encore interrogeable ce rêve étrange de l’univoque. Il n’est d’évidence concernant les préoccupations identitaires que pour mieux cacher l’impérialisme de nos archaïsmes, ce qui, on l’a compris, ne dit rien de la personne de nos auteurs, lesquels nous fondent à parler. Cependant nous lui avons trouvé le souci supplémentaire d’inscrire le dit éducateur dans le discours de son époque, dans le bocal dirait Veyne parlant de l’œuvre de Foucault. Cambon note judicieusement que l’éducateur est tiraillé entre des extrêmes ne facilitant pas son positionnement professionnel. Il est à l’articulation contemporainement improbable du rappel de la loi et de la règle, et à l’autre pôle, du développement de la personne, de la compréhension empathique d’autrui, mais il a aussi un rôle de contrôle social et de normalisation, tout en devant innover et créer. A ce titre la difficulté de sa tâche n’est « qu’un exemple de la crise de légitimité et de définition que traverse le social en général » (6).
Avec Josefsberg, l’approche se fait historico herméneutique. Le temps de cette Histoire n’est pas celui du seul chronos, un temps exsangue et écrasant. Chronos est coupé par Aion (le cycle et les saisons) et Kairos (le temps du sujet). L’auteur s’emploie à chercher la ou les forces (emblèmes) qui vont faire que les éducateurs vont répondre à l’appel (signes) de l’internat.
L’internat est considéré comme un espace très empreint de la volonté ancestrale de sauvetage des âmes et de la séparation transformationnelle. L’internat est cette sorte d’alma mater (matrice de la deuxième chance pour les usagers comme pour les éducateurs) dont l’existence n’est possible que légitimée par la loi sociale (la fonction paternelle en tant que garantie d’émergence de sujets tout à la fois semblables et différents).
L’éducateur d’internat, avec Josefsberg, est cet être singularisé par une fissure identitaire. Le narcissisme est blessé avec les corollaires de la honte et surtout de la culpabilité d’avoir été déloyal vis-à-vis des attentes parentales. L’éducateur n’est pas transgressif, il n’est pas parvenu à s’individuer de façon accomplie dans et par ses relations primaires. Il impute cet « échec » à lui-même (dette symbolique), en passant par l’internat. Ceci dit, ce n’est pas le sentiment d’échec et d’auto dépréciation qui suffit à fonder l’engagement, mais bien plutôt l’expérience gratifiante de franchissements d’étapes réussies pour soi et par soi. En effet, c’est le souvenir de la blessure originelle conjoint à un processus de retour à la vie qui amèneraient le futur éducateur à désirer transmettre la ou « cette » co (n)-naissance.
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(5) Laurent Cambon, L’éducateur spécialisé à travers ses discours : une question d’identité , Thèse de Doctorat en Sciences du langage, 2006, université de Haute Bretagne.
(6) Ibid., p.14.
Les travaux montrent à voir que l’éducateur n’est pas (éloignons la tentation d’une certaine croyance ethnologique) en difficulté avec la loi de par sa construction archaïque où la loi serait plus incorporée qu’intégrée. Il est plutôt un sujet qui aurait eu besoin de se constituer une « nouvelle » genèse identitaire pour considérer en congruence ce qui n’aurait pu se jouer. Ce n’est pas tant la faillite de la fonction paternelle qui fonde l’éducateur, que l’expérience agie de résolution de cette « faillite » première. Nonobstant, l’expérience traumatique étant ce qu’elle est, il est sans doute possible que des personnes en grande difficulté avec la loi viennent à la profession. Ceci dit, au-delà des dérives possibles dont parle Josefsberg, il n’est pas d’institution sans sujets, de sujets possibles sans institution. Que dire d’une institution qui laisse agir en son sein des professionnels transgressifs ?
Au moment de prendre congé pour laisser place, on pourra nous dire qu’il est très aventureux de comparer des travaux relevant qui de la sociologie, qui de la psychociologie, qui des sciences du langage, qui de la psychanalyse… Nous opposons et revendiquons de laisser rhizomer le croisement de la rose des sables des discours afin d’inventer, dans sa découverte, les possibles d’un plan énigmatique attendant nos écritures –il n’y a pas de hors texte, nous écrivait Derrida.
Nous voulons dire, en écho à Morandi (7), que le Moi de l’éducateur est le Soi rencontré avec l’autre. Nous parlons des origines qui parlent davantage de devenirs monde protéiformes que de commencement. Le commencement localise un début, une durée : il n’est point origine. C’est affirmer, avec Proust, que l’origine n’a pas eu lieu au début mais qu’elle a lieu tous les jours. C’est ainsi que nous sommes toujours stupéfait de cette propension à faire enquête dans la vie des gens, à vouloir identifier de l’histoire au mépris des liens avec de l’histoire ; nous ne pouvons pas penser hors des liens entre mémoire et histoire, infini et fini, inconscient et conscient, Antoedipe et Oedipe, Etre et existences… Nous voulons dire que nous entre percevons la question des origines en tant que mystère habilitant de la constellation psychique au cœur de la contrainte du social. Nous voulons conjurer ces fantasmes de maîtrise, cette tentation potentiellement catastrophique politiquement de conférer du fixisme à l’identité contre la peur hystérique du surgissement de l’autre. L’identité est une promesse –l’errance en son cœur est itinérance-, elle a changé de forme dès que je l’ai appréhendée. Avec Deleuze, fulgurance essentielle, « en chacun de nous, il y a comme une ascèse en partie dirigée contre nous-même. Nous sommes des déserts, mais peuplés de tribus, de faunes et de flores. Nous passons notre temps à ranger ces tribus, à les disposer autrement, à en éliminer certaines, à en faire prospérer d’autres. Et toutes ces peuplades, toutes ces foules n’empêchent pas le désert, qui est notre ascèse même, au contraire elles l’habitent, elles passent par lui, sur lui » (8).
Nous voulons affirmer et revendiquer au terme de cette promenade, puisqu’il faut conclure sans clôturer, que pour nous l’identité de l’éducateur c’est l’identité de la crise, l’identité tectonique des devenirs monde… et ce devenir ne saurait scruter un horizon inexorable, mais s’exiger de balises où le travail contre transférentiel ne saurait être supplanté par le séduisant principe de prévention, pas plus que l’assistance éducative par le principe de coéducation. L’identité de l’éducateur, l’identité, c’est une esthétique, un style : « le désert, l’expérimentation sur soi-même, est notre seule identité, notre chance unique pour toutes les combinaisons qui nous habitent » (9). A cela il n’est pas sûr qu’il y ait quelque chose de
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(7) Philosophie de l’éducation, Education 128, Nathan université, Paris, 2000.
(8) Deleuze et Parnet, Dialogues , Champs essais, Flammarion, Paris, 1996, p.18
(9) Ibid.
spécial, à l’endroit où pour Vilbrod le qualificatif spécialisé parle plus des techniques et des savoirs que l’éducateur est capable de mettre en œuvre, que de définitions des populations accompagnées. C’est aller vite en besogne là où l’éducateur spécialisé se coltine la mésinscription, concept d’Alain Noël Henri, qui « désigne le fait que le déviant n’est pas déviant en lui-même (…) (mais) au gré des mutations dans l’organisation symbolique d’une société, il se trouve érigé en emblème de la terreur et de l’horreur, ou simplement du trouble, qui s’attachent aux représentations refoulées »… ; en fait ceux dont l’éducateur est l’obligé, hors de leurs singularités, sont subsumés dans un ensemble, celui de « l’effet violent qu’ils produisent dans l’ordre de la représentation » ; cet effet produit sur autrui se retrouve dans éducateur spécialisé : spécialisé en rien –dans la mesure où il n’y a pas exactement à comprendre, encore moins à maîtriser, mais à étayer- si ce n’est qu’il s’occupe du « spécial » (10).
« Compagnons pathétiques qui murmurez à peine, allez la lampe éteinte et rendez les bijoux. Un mystère nouveau chante dans vos os. Développez votre étrangeté légitime » (11).
Stéphane Bollut.
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(10) Rencontre avec Alain Noël Henri proposée par Oguz Omay, Penser à partir de la pratique , erès, Toulouse, 2009, pp. 142-143.
(11) René Char, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, p.160.
réponse à Cédric
stéphane Bollut
samedi 07 mai 2011