samedi 14 novembre 2009
La bel(le) indiscipline
Une motion contre l’Empire
I
DISCIPLINE&SECURITE&RESPONSABILITE
Le trépied mortifère d’un baiser empoisonné .
1 Introduction
Vague de suicides au travail en France, explosion d’une bulle managériale en même temps que celle de la bulle économique. Quel parallèle avec une situation exemplaire dans une petite prison belge? Alors que reviennent sur le devant de la scène la question du modèle capitaliste- Capitalisme et pulsion de mort 1 - et la remise en cause de la doxa « libérale » de son insurmontabilité- Badiou et son Hypothèse communiste 2 , - l’arrestation d’activistes et militants « incontrôlés » auteurs présumés d’une tentative de paralysie du réseau ferroviaire à grande vitesse, rebaptisée en «attentat terroriste», mais surtout auteurs d’un nouveau questionnement sur l’action, le politique aujourd’hui – L’insurrection qui vient 3 -, la collusion des philosophes les plus engagés avec la société démocratique de droit – Tous coupat tous coupables 4 - la question se pose de ce qui anime massivement et quotidiennement le cadavre en décomposition de la société capitaliste, ce qui fait, justifie le ressort pratique de cette perpétuelle agitation criminelle et mortifère, alimentant les rouages policés et civilisés de notre bagne, construisant sur des engagements et des implications personnels, individuels l’immensité concentrationnaire du vaisseau planétaire.
Aussi, la dénomination de l’Ennemi sous le terme de l’Empire, loin de prêter à rire ou de renvoyer à un binarisme enfantin, est judicieuse.
Elle renvoie effectivement à l’opposition, au politique, face à l’entousement totalitaire dans la forme du « Bien souverain ». Mais ce binarisme, elle le maintient à partir d’une équivoque. Celle de savoir si oui ou non nous nous trouvons encore dans ce monde- que d’aucuns veulent et s’appliquent à baliser de formules programmées, d’une mathématique de l’ordre, d’une science technique de l’action, et où d’autres n’ont de cesse et assez souvent malgré eux, de déjouer le Plan, la vertu et la visée de l’Empire- dans un monde de réalité humaine, de discours dialectisés, ou si nous nous trouvons par devers nous, happés par le ridicule de l’uniforme de l’Empire, le jeu grotesque de ses sbires, et prisonniers de la farce de cette superproduction, complètement égarés sur la scène d’un imaginaire dévorateur et monstrueux.
La dénomination de l’ennemi dans cet Empire, loin de corrompre la dialectisation des discours et de la réalité, en nous heurtant à cet imaginaire du roman d’aventure et de fiction, en nous projetant dans la représentation de l’Empire, nous réajuste au contraire à l’écart où nous ne nous trouvons plus avec ce mauvais film.
Cette nomination de l’ennemi désigne, en se moquant d’elle-même et de l’ensemble des protagonistes de la scène que nous n’apercevons plus, que le Roi est nu, risible, piteux et triste, et que nous devons impérativement pour retrouver notre histoire, le laisser à ses délires et divagations.
Elle remplit la fonction du fou du roi, du clown acerbe mais combien judicieux venant botter le cul et « terroriser » la morale dévastatrice des bourgeois, des « biens pensants et bien nantis » du monde pour nous apprendre à nous en détourner et pour qu’on puisse en rire.
Au spectacle de ce cirque, jouons-là malin et malicieux, sans jamais baisser la garde, et préparons nos coups. Que la scène se dévoile, que l’horreur du cadavre réapparaisse à ces bouffeurs de chair humaine, que l’invisible redevienne visible, que l’anthropophage se révèle à lui-même.
Rien ne va plus ! La grande roue tourne, faîtes vos jeux ! 5
Dans le cirque général du « maintenant ça va mieux, on a enfin repris les choses en mains !»,
la prison de Nivelles, bourgade paisible de la province de Brabant, subit depuis quelques temps le passage à la moulinette d’une réorganisation, d’une redisciplinarisation appliquée à tous. Phénomène récurrent dans un certain nombre d’autres prisons, remise à l’heure du contexte social, du développement de l’utopie managérielle.
La vieilloterie d’antan, les marges floues des situations bricolées, les directions accommodantes, une circulation plus ou moins aisée dans la prison, les petites autorisations accordées au cas par cas, soit ce qui sous le mode organisationnel se déclinait sous celui de l’entretien d’un flou artistique 6 , tout cela est bien fini, terminé, pris dans l’avaloir de ce qui vient « sérieusement » cette fois, d’en haut, des nouvelles directives, de la pensée organisée et efficace, du ciel de la raison, de la source réelle du Bien sous garantie, à l’aune de ce pôle structurant, équilibrant et orienteur, de ce point de vue qui met enfin la science, la pédagogie et la technique au service du meilleur des fonctionnements.
Nouvel ordre à embrasser ou à mourir: discipline&sécurité&responsabilité.
2 Un exemple professionnel
Une équipe de choc -5 directeurs-managers + 1administratif-comptable) pour une prison de 220 places, a installé ses bases, « rénove » à tour de bras, accomplissant le grand nettoyage et le passage à l’ère du blanc.
L’esprit général de cette nouvelle philosophie de l’action, c’est « chacun à sa place, dans sa fonction revue et corrigée», « Un pour tous, tous pour le Plan ».
Mais on pourrait extrapoler et dire aussi « tous pour l’Entreprise », tous pour le Plan.
Il se fait que depuis la semaine dernière, deus activités liées à la parole, à l’écriture, à l’expression, à la réflexion, à la critique ne font plus partie de l’attirail organisationnel.
Les directeurs-managers, ont baissé pavillon et montré leur culotte à des surveillants aigris par une année de mesures d’ordre, disciplinaires, de réorganisation des buts et des fonctions de surveillance. Parmi les tâches nouvelles et encombrantes, des missions de communication, de remotivation, jusque là effectuées par des éducateurs, des formateurs, enseignants indépendants ont été attribuées à des personnes dont la sensibilité n’est pas formée à cela, et encore trop souvent hostiles même à l’idée de formation ou d’éducation en prison. Comme dernier avatar de l’échec de ces mesures, une distribution d’un journal à l’adresse des détenus.
Les exemplaires ont été retrouvés par moi-même et par hazard, 4 jours après les avoir remis, sur une armoire du centre de commande des grilles et des mouvements, malgré la promesse d’un adjudant de les distribuer dans les ailes. Refus manifeste que nous connaissions depuis 20 ans que nous travaillons en prison. Raison pour laquelle, nous nous chargions nous-mêmes de ce genre de travail.
La langue de bois des directeurs-managers nie l’évidence : cela ne marche pas comme ça. Le passage en force de la discipline pour modifier les habitus et les mentalités des agents de surveillance ne génère que frustration, résistance chez eux, une confusion des rôles qui désoriente un grand nombre parmi eux. Les voilà maintenant obligés de servir les détenus, presque de les « aimer ». Pour certains, cela, de manière compréhensible, est impossible.
Le résultat d’un ensemble de mesures dont nous ne pouvons rendre le détail ici, mais orientées à la fois par un souci de meilleur ordre et aussi de meilleure pensée, a débouché sur une menace majeure de grève. Un préavis a été déposé vers le 15 octobre.
Parmi les revendications des agents, la limitation drastique des mouvements de détenus, la suppression d’activités jugées inutiles, dérangeantes, une réorganisation des horaires d’accès aux formations et services sociaux…
La réponse presque immédiate des managers-directeurs a été de supprimer une série d’activités, jugées les moins sérieuses, les moins utiles, mais plus encombrantes, voire dérangeantes : Rap, Yoga, atelier Journal.
La réorganisation de la prison suit son cours, de coups de forces syndicaux en coups de forces directoriaux. Une raison pratique se négocie ainsi entre gens sérieux, mais sans le troisième larron : les organismes de formation. Ceux-ci doivent comprendre. Ils sont informés des objectifs du Plan et de ses ajustements progressifs.
J’ai probablement perdu pour fort longtemps mon job dans cette prison.
3 L’organisation intégriste
Pour Foucault 7 , le pouvoir disciplinaire doit mobiliser le corps dans son entièreté : temps, comportements, pensées, gestes et, ce corps doit être sous contrôle permanent, ce qui implique et va de pair avec l’idéologie de la transparence, de la visibilité, de la lisibilité.
Si vous avez des actes à fournir, non seulement ils sont attendus, mais prescrits dans une forme qu’on pourrait dire pédagogique : « les bonnes pratiques ».
Les bonnes pratiques ne se réfèrent plus au statut de la fonction mais à des contenus déterminés, aux gestes posés, à des procédures. Ce n'est plus un statut de fonction qui (s') autorise des contenus, mais des contenus qui s'appliquent et déterminent une fonctionnalité.
Les contenus doivent être observables, lisibles afin notamment de satisfaire à l’exigence de leur vérification, de leur adéquation au modèle qui les supporte, celui de « bonne pratique ».
L’argument de l’efficacité va de manière évidente et logique déterminer que ce que vous ferez, ce que vous direz sera bien déchiffrable afin de pouvoir être rapportés à l’offre d’action ou d’intervention qui a été planifiée, attendue et certifiée « bonne pratique ».
Il ne s’agit plus de faire valoir seulement une fonction, dans un statut autorisé : directeur, psychologue, pédagogue, assistant social, allocataire social, usager d’un service d’aide… mais de correspondre dans des actes et des comportements précisés, lisibles, transparents, à ce qui a été rapporté à cette fonction. En l’occurrence, cette fonction est rabotée de son auteur, de la qualité d’acte qu’y apportait un sujet s'autorisant.
Cette fonction devient celle d'un secrétaire, d'un corps administré par une décision et une technicité venue d'en haut, d'ailleurs, à laquelle, par ruse méthodologique, on tentera de vous associer. On parlera de fonction pédagogisée, présentée comme formation continue, groupe de travail, d’échange, de remotivation.
La pédagogisation de l’intervention, c'est le troisième élément du pouvoir disciplinaire, sa force auto-reproductrice et permanente. En effet, le pouvoir disciplinaire se définit par son négatif, c'est-à-dire par le rebut de la discipline, ce qui lui échappe, c’est l’indiscipliné. Ce pouvoir requiert dès lors, et c’est inhérent à son essence, l’invention de nouvelles disciplines, de nouvelles « sériations, contrôles, ajustements » pour lire, déchiffrer,prescrire et remédier, soit discipliner ce qui ne l’était pas encore et qui surgit toujours. En quoi consiste actuellement le pédagogique.
Ainsi, la vertu disciplinaire est un vecteur auto-propulseur, auto-énergétique, synonyme de « mouvement perpétuel ». Une fois lancé comme référentiel de l’action, le processus s’auto-alimente et se développe de manière infernale.
Responsabilité, couplée avec le pur binôme: discipline et sécurité.
La « pédagogie » requiert la mobilisation de l'individu, son embrigadement, sa participation, sans laquelle,aucune discipline n'atteindrait son objectif, ne peut rejoindre l'horizon de son essence.
Il faut saisir et mobiliser l'individu, le confondre à « son pouvoir » et c’est la pédagogie qui doit le mener à ce résultat. Il doit être draîner, par l’efficience pédagogique, convaincu de sa filière, conduit à la responsabilité.
Le social, toute action n'est plus envisagé que sous cet aspect organisationnel d'un esprit d'Entreprise, de fabrication du résultat attendu mais sous l l'exigence de la sommation des responsabilités individuelles, présentée comme consentie par chaque un.
Le Plan est global. La contrainte est générale distribuée équitablement sur tous selon les fonctions, contractualisée...selon les pratiques prévues à chaque poste de la fabrication.
La responsabilité individuelle est requise comme obéissance et soumission, comme application ordonnée des bons comportements, ceux qui vont permettre à assurer une bonne place dans la chaîne de fabrication.
Elle est strictement exigée et justifiée par le modèle du bien commun de l'entreprise, du projet.
En prison, on parlera de plan de réinsertion, de reclassement... à partir de l'outil déployé avec le détenu- son plan de détention- avec la mobilisation et la participation de tous dont lui-même est le premier : droits et devoirs des détenus, des surveillants, des cadres…
Ainsi, le concept de discipline recouvre d’ailleurs plus la notion généralisée d’auto-discipline.
Si nécessaire le bâton hiérarchique, mais pour le mieux, la régulation autonome et « responsable » des individus, dans une discipline bien consentie.
Les tâches de chacun sont classifiées, répertoriées, délimitées en un matériel objectivable, chiffrable, évaluées en terme d’adéquation avec le plan global –disicipline-sécurité, réinjectées en termes d’objectifs individuels, contrôlées-à quoi se résume l’évaluation- en regards de ces objectifs, réorientées en fonction de ce même plan.
Le modèle est pur. La modélisation disciplinaire n’est pas seulement d’application pour les détenus. Elle va de la plus haute « fonction » à la plus basse.
Il faut conquérir et faire adhérer les corps par les esprits.
Pour cette admirable administration des corps, l’application, c’est le modèle, l’exemplarité dans sa stricte et rigoureuse démonstration.
Là, nous retrouvons le trio maléfique: discipline-sécurité-responsabilité, car toujours la valeur discipline doit en même temps « sécuriser » et prolonger la pratique. Elle s’applique au plan, à l’organisation qu'il faut nécessairement apprendre, à quoi sert la pédagogie. Les corps sont requis de « manger » le programme, afin qu'ils deviennent leur propre substance, qu'il leur devienne aussi naturel que leur propre organisme. La responsabilité, dans cet organigramme joue le rôle de ciment moral, de véritable surmoi dont l’organisation abusera pour réfréner toute déviation de son ordre d’airain. Le paternalisme y retrouve de la voix.
C’est pour le Bien.
Daniel DEMEY
de Gilles Dostaler (Auteur), Bernard Maris (Auteur) chez Albin Michel 2009
In Circonstances, 5 ed Lignes 2009
comité invisible ed La fabrique 2007
Voir un précédent article « Témoignage sur un terrain miné »
Comme cette notion dit bien ce qu’elle dit : qu’il n’y a d’art que dans le flou, que dans la restriction volontaire visant à maintenir des zones où le regard de l’omnipotence, du panoptique, de ce monstrueux « oeil de Dieu vivant » n’est pas.
Foucault, « cours du 21 novembre 1973 » Le pouvoir Psychiatrique Pg 50 Gallimard, le Seuil 2003