jeudi 21 avril 2011
La bureaucratie staliniste made in France
Chers collègues, chers amis,
Je suis abasourdi suite à l'écoute de l'entretien de limogeage de Matthieu Tenenbaum, cadre chez Renault, par son supérieur Christian Husson qui emploie des méthodes d'intimidation et de pression psychologique digne des enquêteurs et juges sous le régime stalinien, et surtout celui qui va suivre en Union Soviétique. Cet entretien est structuré comme un procès soviétique même si son but n'est pas exactement le même. Allez écouter (jusqu'au bout s'il vous plaît) avant que cela ne disparaisse du site du journal Le Monde: "L'affaire Renault, l'enregistrement troublant de la mise à pied d'un cadre". Je trouve Tenenbaum vraiment costaud; au bout de 25 mins comme cela, dans une telle situation, plus d'un se serait effondré face à l'incompréhension de l'improbable, je crois:
J'ai déjà eu l'occasion de vous faire part de cette idée que je soutiens de plus en plus assurément que nous vivons, ici en France, dans une étrange "démocratie", en définitive dans une sorte de régime où la bureaucratie a dépassé le capitalisme, c'est-à-dire quoi? c'est-à-dire ce qui est arrivé après la chute de Staline en Union Soviétique: les agissements de la bureaucratie en viennent à transcender les lois logiques du marché et donc aller contre les intérêts mêmes du capitaliste (ce sont mes collègues belges qui m'ont aidé à pousser jusqu'à cette idée): on agit contre le capitalisme; on agit contre le profit aux seules fins de la jouissance de quelques canailles au discours souvent pervers, à tonalité dominante masochiste, d'ailleurs. Ceux-ci cultivent la haine du sujet car celui-ci parle... vraiment, contrairement à eux dont on ne s'étonnerait pas qu'ils affectionnent, en cachette, se faire tabasser... pour exister, enfin! (par exemple selon un scénario de type "Fight Club", film de David Fincher)! Oui, nous vivons dans une cage dorée dont nous ne voyons que le... doré, ébloui que nous sommes ce qui fait qu'il ne se passera jamais ici en France ce qui est arrivé à Gbagbo le jour de son arrestation. Celui-ci avait peur qu'on le liquide, ce qui aurait pu arriver s'il n'avait pas eu un peu de chance.
La différence entre un accusé d'un procès stalinien et le cadre de Renault ici visé est qu'on ne va pas enfermé celui-ci jusqu'à ce qu'il avoue; car rappelons qu'un bon procès soviétique se termine par le plein aveu (c'est-à-dire sincère) de l'accusé qui sait pourtant autant que ses juges qu'il est innocent! Les enjeux ne sont pas les mêmes mais la logique à l'oeuvre est-elle si différente dans les deux cas? A ce propos, je vous recommande la lecture de "le dossier de l'affaire Pasternak" publié en 1994 à partir des archives secrètes du Comité Central qu'a rendu accessibles Boris Eltsine si mes souvenirs sont bons: http://livre.fnac.com/a1019713/Collectif-Le-dossier-de-l-affaire-pasternak
Voici retranscrite ici un bout de l'intervention "La violence de la psychiatrie d'aujourd'hui" que j'avais faite à Pau, au séminaire de l'observatoire des violences, en 2002:
Tout signifiant maître exerce donc une violence sur le sujet, et ce fait n’est pas conjoncturel mais bel et bien structurel. La question est à présent celle-ci : quel serait le mode particulier à la psychiatrie dans l’exercice de cette violence qu’elle génère du fait même d’être institution ?
Là, il faut bien dire que les exemples ne manquent pas : le plus criant, révoltant, scandaleux, est peut-être la collaboration de la psychiatrie avec le politique, et notamment dans les régimes totalitaires, dictatoriaux. A ce sujet, les pratiques des régimes de l’ex-U.R.S.S constituent certainement une référence : déjà, sous Staline, les dissidents politiques sont envoyés dans les hôpitaux psychiatriques, après un passage pour nombre d’entre eux en prison. Il s’agit de soigner le dissident politique d’une maladie mentale. V. Boukovski, internée à trois reprises entre 1963 et 1973, publiera un livre à ce sujet intitulé : « une nouvelle maladie mentale en U.R.S.S. : l’opposition » Seuil, 1971. Notons tout de même un tournant au cours des années 1960, tournant qui aura toute son importance pour la suite de mon exposé : jusqu’à la mort de Staline, le camp et l’hôpital sont animés par un « principe humanitaire » pour reprendre Jean Aymé dans son texte « Violence et psychiatrie » (in La violence, Actes du colloque de Milan, 1977. Généalogie de la politique, n°2, Coll 10/18, Inédit) ; c’est-à-dire qu’on enferme les dissidents plus pour les mettre à l’écart, hors de vue, c’est-à-dire hors de nuire, en y faisant objection, au projet politique de constitution de l’homme nouveau soviétique, projet dont il faut bien reconnaître qu’il est paradigmatique comme tentative de résorption du sujet dans le collectif : pour tous, le même désir ! Dans ces lieux, les dissidents pourront même se réunir en organisations politiques ; et les psychiatres pourront jouer un rôle crucial de protection, et parfois même pour leur survie, en attendant des jours meilleurs. On s’organise pour atténuer, amortir, les effets de cette folie politique. C’est donc une collaboration de la psychiatrie avec le politique où la controverse trouve à se déployer : la psychiatrie, outil du régime totalitaire, peut paradoxalement venir à fonctionner pour certains comme asile politique. Après Staline et de plus en plus après les années 60, les choses se corsent : les sujets sont isolés et fortement traités médicamenteusement. Il ne s’agit plus de les isoler mais bel et bien leur extraire l’aveu de leur « maladie ». Le pouvoir des maîtres, tel Staline, est en perte de vitesse au profit de celui du discours bureaucratique. Celui-ci, d’être progressivement déconnecté du maître du fait d’en être orphelin, commence à fonctionner tout seul : on ne sait plus trop pourquoi on fait les choses mais la règle le veut ainsi et donc on le fait! C’est bien ça le discours de la bureaucratie quand elle tend à se faire persécutrice. Le cas de Natalia Gorbanevskaja, dissidente politique, est sur ce point très enseignant.
Je cite Jean Aymé : «A la faveur d’un changement de section, elle se plaint de ses troubles liés aux médicaments et obtient finalement une réduction des doses, ce d’autant plus facilement et paradoxalement qu’elle décide un changement de tactique et fait aveu de sa « maladie ».
La commission s’interroge sur la nécessité de cet aveu. Peut-être est-ce de la simulation ? Certes, mais même s’il en est ainsi, c’est la preuve d’une capacité adaptative . Cette discussion qui a lieu devant elle s’achève par un éclat de rire qui signe la sinistre mascarade. L’important est de pouvoir remplir le questionnaire réclamé par les autorités policières et judiciaires. »
Notons ici en quoi les membres de la commission, par leur éclat de rire, montre que ce qui n’est qu’une mascarade peut pourtant venir au commande du pouvoir : la mascarade au pouvoir ! Ils ne sont pas tant agent du discours qu’ils véhiculent qu’objet de ce discours. Ils font les choses sans savoir pourquoi. Le plus terrifiant est que cette mascarade, ce semblant, loin de faire office de plaisanterie, ce semblant en se faisant réel, va décider du sort de vies humaines.
Je rajouterais aujourd'hui: après le maître, avant une éventuelle "libération", vient la perpétuation de son discours dans sa plus sinistre désincarnation.
Tant que j'y suis, je vous donne le lien pour un autre article que vous pourrez lire en résonnance avec le premier (cela prend plus de relief!). Il s'agit des citoyens volontaires (ce qui constitue par la formule, en un tour de mains, des "involontaires". Citoyens, à vous de vous situer dans votre camp!): http://www.ladepeche.fr/article/2011/04/06/1052333-Citoyens-volontaires-delateurs-ou-mediateurs.html On peut lire ensuite les commentaires des internautes plus rassurants que ceux qu'on trouve à la suite de l'article du monde (à leur lecture, on se dit que c'est pas gagné en 2012)...
Après tout ceci, vous pourrez "reprendre une activité normale" comme dit l'autre et bien dormir sur vos deux oreilles.
Citoyens volontaires ou involontaires, A bon entendeur salut!
Wilfried GONTRAN