lundi 30 août 2010
Depuis deux décennies, les sociétés libérales tentent d’annexer les sphères d’activités, jusqu’alors relativement épargnées par le monde de la marchandisation, du commerce et de la privatisation : le social, la santé, et l’éducation...
Les années 90 ont ainsi restauré les vertus de l’ entreprise et ouvert la boîte de pandore au management avec sa cohorte de modèles et d’outils fétichisés. Cette transformation en profondeur, contaminée par l’idéologie managériale néolibérale, tend ainsi à normaliser les comportements, et à formater les consciences. Aujourd’hui, un changement paradigmatique est à l’œuvre dans le champ social, il a la l’ambition d’opérer en douceur et avec la complicité d’un certain nombre de professionnels une mue lexicale sans précédent : nous passons du sujet à l’usager et de l’usager au client-roi. Ce travail au départ discret, se manifeste aujourd’hui sans retenu et prépare tout le secteur à accepter l’horizon indépassable, de ce que Michel Chauvière a appelé la « chalandisation », c’est à dire « une aire d’attraction commerciale et de déambulation des clients » qui traduit la banalisation plus ou moins marchande du social et la domination d’une logique financière .
Dans cette perspective, se sont imposés de façon insidieuse et euphémisée un discours technocratique et des pratiques favorisant la tyrannie de la mesure et du contrôle, cela au non de l’efficacité et du respect de l’usager. Ainsi, au discours prophétique du travail social des années 70, reposant notamment sur le recours fréquent aux formes de l’ineffable, de l’indéterminé et du spontané, à la transparence illusoire du bon sens et au sentiment d’évidence, succède aujourd’hui –et cela au nom du pragmatisme et de la rigueur – une sous culture managériale, importée du monde de l’entreprise, et se parant des plus nobles vertus « scientifiques » : la démarche qualité.
Ces habits neufs du travail social, inspirés par l’idéologie libérale, prône la neutralité technique au service des usagers. Quoi de plus séduisant ! A écouter certains de ces experts-bricoleurs-qualité, il suffit de dresser la liste exhaustive des perceptions et des sentiments des usagers, les traduire en « référentiels », « niveaux de conformité », « éléments de preuves » et « cotation », pour obtenir la maîtrise attendue « de l’excellence », afin « de tendre vers une qualité totale ».
En dehors de la démarche qualité : point de salut ! L’usager (patient, handicapé, jeune en difficulté…) dévoile ainsi tous ses secrets pour qui connaît le bon code d’interprétation et les consignes d’utilisation. Au fond, quoi de plus simple que cette machinerie humaine, malgré ses attitudes étranges, insondables et imprévisibles !.
Les administrations de tutelle et de contrôle s’en remettent totalement au culte de cette démarche, ne serait-ce qu’à travers la loi du 2 janvier 2002-2 , et l’on comprend aisément les raisons pour lesquelles ce nouvel ordre des « bonnes pratiques » , ces prescriptions normatives s’imposent dans l’ensemble de notre secteur.
La boite à outils de cette « incontournable » démarche par la qualité propose une panoplie d’instruments pour assurer la « traçabilité » des pratiques que l’on peut regrouper en quatre mesures principales: les référentiels, la bientraitance, la satisfaction de l’usager et l’évaluation.
Les référentiels ou l’illusion de posséder le réel
Il est précisé dans les textes qui soutiennent cette démarche, que la construction des référentiels est une des étapes décisives qui permet d’objectiver et de dépasser la phase incantatoire, de sortir de la subjectivité de tel ou tel professionnel. Comment alors choisir les référentiels ?
« En travaillant d’abord sur quelques domaines prioritaires : quels sont les dysfonctionnements les plus fréquents ? quelle est la gravité potentielle des dysfonctionnements pour l’usager ? Peut-être peut-on commencer par travailler sur ce qui est le plus parlant : la non qualité. Il convient certainement de commencer par les domaines les plus simples, les plus concrets qui seront à même d’apporter des résultats rapidement et donc de vaincre des résistances. »
Les référentiels permettraient de façon décomposée de reconstruire le cœur du métier, ce qui n’est pas sans poser une série de problèmes : comment éviter l’usage de procédures formelles qui obère singulièrement la portée d’une démarche humaniste ?. Comment s’opère le choix des indicateurs qui non seulement est déterminé arbitrairement mais surtout ne garantit pas en soi des bonnes conditions de l’accompagnement ou de la prestation rendue ?. Que veut dire travailler sur la non qualité ?
Sans doute y a t-il une « tare » sémantique dans la qualification globalisante d’une démarche portée au pinacle de la qualité. En effet, comment prétendre embrasser une réalité éminemment complexe et agglomérer à partir de référentiels, les métiers de la relation pour construire par exemple un projet institutionnel ou personnalisé ?
On ne saurait prétendre démontrer ce qui est complexe et vouloir le réduire à quelques objets de formalisation, eux mêmes constitués de quelques items parfois contestables et réducteurs.
A ce propos, Michel Chauvière n’a pas tort de préciser :
« Raisonner en termes de référentiels tend surtout à forclore toute référence à ce que la psychanalyse qualifie de transfert et contre-transfert, comme mécanisme commun dans toutes les pratiques relationnelles (…) la logique des références légitime donc des interdictions de penser et toutes sortes de préventions à l’égard des manifestations les plus intempestives de la réflexion. »
Les théories anthropologique et psychanalytique développent une compréhension du psychisme selon une logique aux antipodes de la mécanique adaptative que nous bricolent les consultants en qualité. Ils laissent ainsi dans l’ombre les phénomènes d’identification, de projection, de transfert qui sont à l’œuvre dans les relations humaines.
De surcroît, découpées et mises à plat en termes de compétences parcellisées, codifiées dans de multiples catégories, schémas et indicateurs, les activités du social sont réduites à une machinerie fonctionnelle qu’on prétend maîtriser et perfectionner en vue d’en améliorer les performances. D’autre part, le seul fait de prétendre à partir des référentiels à la globalité, en réduisant la recherche de qualité à une démarche modélisée, induit un confort attractif qui congédie tous les pépins de la réalité humaine et éducative : ses échecs, ses tâtonnements, ses incertitudes et ses doutes.
Au fond, la démarche qualité séduit, rassure et en même temps fait peur. A partir de sa vision totalisante, elle donne le sentiment d’une apparente rigueur scientifique, et d’une plus grande clarification des modes d’interventions des professionnels, elle rassure dans la mesure où le dispositif paraît limiter l’arbitraire et l’incertitude. En même temps, elle suscite des craintes puisqu’elle enferme ces derniers dans de nombreuses prescriptions.
« Les exigences sont formalisées à l’extrême et la preuve que le professionnel apporte son respect à ses exigences consiste le plus souvent à cocher des cases. Difficile d’ajouter un item, de nuancer une proposition déjà rédigée : on ne relativise pas une croix dans une case. »
Certes, ces prescriptions ne se présentent pas toujours sous la forme d’injonctions, imposées du dehors, mais plutôt comme une démarche dynamique et ouverte favorisant la mobilisation des personnels et la collaboration des acteurs entre eux. Les référentiels et toutes les procédures qui les accompagnent ne seraient pas pensés comme des instruments de contrôle, mais plutôt comme des aides à l’autonomie.
Toute la force de cette « chalandisation » tient dans ce principe : à chacune des étapes de cette démarche, les normes ne paraissent plus s’imposer de l’extérieur. Cette vision modélisée qui se veut étrangère à une obéissance aveugle est d’autant plus redoutable qu’elle permet d’intérioriser toutes les contraintes normatives, en confortant le sentiment que « le guide des bonnes pratiques » dépend avant tout de l’engagement de tous et de la responsabilité de chacun. En définitive, elle repose sur le principe de la servitude volontaire ou de la soumission librement consentie qui ne fait que renforcer le degré d’hétéronomie et de féchitisation à l’égard de la toute puissance de la technique.
L’apparente rigueur de ce modèle déposé, loin de « contenir le réel » ne fait que dessiner une représentation partiale et floue de ce réel, souvent étrangère à une démarche clinique qui interroge en permanence le sens des pratiques professionnelles, pratiques porteuses de significations multiples et contradictoires. Il y a manifestement un problème épistémologique, dans le sens où cette démarche n’est pas construite à partir d’hypothèses susceptibles d’être discutées, questionnées et retravaillées. Au fond, ces référentiels ne font que dissoudre la complexité dans l’apologie de l’évidence. Ce faisant, comme le note Vincent De Gaulejac,
« ce langage déstructure les significations et le sens commun. Il évite de se confronter au réel, comme il évite toute contestation ».
L’application standardisée des référentiels brouille les références habituelles inhérentes au travail social, références qui permettaient de tenter de donner du sens aux multiples situations visibles et invisibles, à ces gestes, postures, silences qui en disent long et qui fondent la substance et la singularité de ce métier de l’impossible. Pour le coup, le sens du travail est mis en souffrance, et l’application des procédures que sous-tendent les guides de « « bonne pratique » ne fait que diluer l’agir professionnel au profit d’un pragmatisme de surface. Il semble ainsi que la possibilité de jeu et de souplesse soit de plus en plus menacée, à la faveur d’un prêt-à-penser qui tend à enfermer les acteurs dans leur compétences individuelles, avec ceux qui réussissent et les autres qui échouent.
Ces outils laissent bien souvent dans l’ombre les comportements de repli, de retrait, voire de régression qui ne peuvent en aucune manière s’analyser sur une échelle de cotations reposant sur un continuum linéaire et progressif. A titre d’illustration, arrêtons nous sur l’exemple de référentiels destinés à des personnes polyhandicapées, vivant en institution spécialisée. Ces référentiels ont été élaborés à partir d’une batterie d’items affectant divers registres de leur vie quotidienne. Chaque référentiel : autonomie, modalités relationnelles, activités, niveau cognitif, pathologie, appréciations subjectives, comporte une série d’items relatifs à des indicateurs spécifiques directement adossés à chacun de ces référentiels.
Exemple :
AUTONOMIE
Habillage :9. doit être entièrement habillé |
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Toilette : 13 doit être entièrement lavé |
14 doit être aidé |
15 se lave seul, mais doit être surveillé |
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CAPACITES RELATIONNELLES
Adaptation |
au discours : 55 n’a pas accès au langage, ne prononce aucun son |
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L’ensemble des résultats que chaque professionnel aura pris le soin de remplir, se présente sous forme de diagramme, avec un système de cotations qui évolue selon une progression arithmétique dans les différents registres évoqués plus haut. Il y a, au total 188 items répartis sur 6 registres référentiels. Ce système de cotations s’inscrit également dans une perspective diachronique, puisqu’il s’agit dans une première phase d’appréhender l’évolution comportementale de chaque usager au cours de plusieurs mois. Cet inventaire doit permettre in fine de construire le projet individuel de l’usager. Naturellement, on pourrait démultiplier à l’envi les exemples de référentiels et de nombreux outils d’analyse, ayant l’ambition illusoire de dresser une sorte de radiographie des comportements des usagers, pour construire de façon magique le projet personnalisé.
Or, ce type de démarche repose sur des pré-requis idéologiques fort contestables : Que pouvons nous conclure d’une personne psychotique qui adopte un jour des modes de comportements inhabituels, diagnostiqués comme une régression et enregistrée comme telle par le système de cotation ?. Devons-nous postuler que toute forme de régression est par principe considérée comme négative ?
Cette obsession des cotations adossées aux référentiels relève d’une pure illusion. Ce mirage consiste à aller chercher dans les modèles industriels des patterns organisationnels qui ont tendance à réifier la personne en souffrance. Accueillir l’inattendu, se prêter à l’imprévu, voire à l’imprévisible, pour tenter d’en déceler le sens, voilà ce qui caractérise la démarche du travailleur social. Cet accompagnement, cette aide sont un composé extraordinaire de liens : l’aide soignante ne fait pas que border le lit ou retendre l’alèse du malade, l’infirmière ne fait pas que vérifier la posologie, elle s’adresse à une personne qui n’est pas un pilulier sur pattes, l’éducateur ne fait pas que faire respecter les règles de l’établissement. En dépit de ce que croient obstinément et aveuglément certains experts de la démarche qualité ( il s’agit bien d’un effet de croyance !), l’obsession du thermomètre n’a jamais fait tomber la température. L’usager, eût-il un bras ou une neurone est une personne qui pense, parle et imagine.
Tous ces gestes doivent être pris en considération dans leur singularité, c’est ce qui donne de l’épaisseur à la rencontre et au travail d’accompagnement. Comme le note Jacques Ladsous :
« les interventions qui mobilisent le regard, l’empathie ou le sourire d’une aide-soignante, d’un assistant social, ou d’un éducateur à l’égard de la personne qu’ils accompagnent peuvent être considérées comme contribuant à la qualité du service rendu. Il ne sera jamais possible de les normer, au risque de tomber dans le factice, le simulacre , l’artificialité, ce dont témoignent les formations un peu rapides. Le geste, la mimique ne peuvent jamais remplacer le ressenti de l’instant manifesté. Il en est de même de l’état d’esprit de celui qui reçoit. »
La bientraitance ou le cercle pervers de la morale vertueuse
Dans la panoplie langagière de la démarche qualité, la culture de la bientraitance occupe une place de choix. Elle est considérée comme le mode de prévention de la maltraitance, de facto, son contraire. La bientraitance serait-elle l’absence de maltraitance ? Y aurait-il bientraitance quand il n’y a pas maltraitance ? Faut-il définir la bientraitance par opposition à la maltraitance ? Dans la bientraitance, de quel bien parle t-on : du bien traiter, du bien faire ou du bien de l’usager ? Qui peut se dire bientraitant, bienfaisant, ou bien pensant ?
En fait, à y regarder de près, cette notion recèle nombre d’ambiguïtés et de problèmes qui, paradoxalement peuvent s’avérer dangereux. D’abord, la notion même de maltraitance doit être abordée avec circonspection : dans les champs sanitaire et social, on est le plus souvent maltraitant, davantage par la conjugaison de la bienveillance et de l’ignorance, que par la volonté intentionnelle de nuire. Il ne suffit donc pas de ne pas maltraiter un enfant ou un adulte handicapé pour que ces derniers soient bien traités. Ensuite, chaque professionnel ne peut se voir que bientraitant. Celui qui écrase l’usager d’un maternage et d’une assistance étouffante, celui qui use d’influence pour le faire participer ( pour son bien, naturellement ! ) à des animations ou des activités, celui qui exerce son emprise en supprimant involontairement toute possibilité d’initiatives, celui qui veut à tout prix le bien de l’autre à sa place, bref, toutes ces actions et ces comportements de bientraitance, pétris des plus belles intentions, ne constituent-ils pas des abus, des négligences, voire des violences ?. Vouloir le bien de l’autre, absolument, peut conduire à la tyrannie et produire ce que Todorov appelle : « le don dévastateur » .
Le dispositif de bientraitance que met en place une telle démarche relève d’un certain pharisaïsme moderne qui légitime arbitrairement les conduites-qualité attendues et entendues, pour proscrire par conséquent celles qui ne rentreraient pas dans le canevas protocolaire.
Si la responsabilité de chaque professionnel est engagée, le travail en équipe est déterminant pour aborder dans leur complexité les difficultés relationnelles quotidiennes : on ne saurait être bientraitant seul. On mesure ici les points de butée qu’une telle démarche comporte : une rhétorique qui promeut l’individu au centre du système, peut être considérée comme une avancée majeure. Mais, replacée dans un contexte de restriction budgétaire, de dérégulation et de misère sociale, la place de l’ usager peut servir de faire valoir pour asseoir un contrôle accru sur les personnels et révoquer, sous prétexte d’obsolescence et d’archaïsme présumés, les valeurs de solidarité et de justice sociale.
Edicter des normes de bientraitance court le risque de laisser aux experts de cette démarche, la liberté de décider de façon unilatérale l’établissement des pré-requis formatés de la bientraitance, et ainsi, exercer une pression inavouée sur les praticiens, ceux qui précisément font souvent de leur mieux pour accompagner et prendre soin des personnes en situation de fragilité, mais qui demeurent souvent conscients de leurs limites au quotidien.
Dans certains établissements, notamment ceux qui accueillent des personnes très vulnérables et dépendantes, des protocoles de bientraitance ont été arrêtés. Ils suscitent parfois un grand désarroi chez les professionnels, et l’on voit se déployer des attitudes réactionnelles de toutes sortes : inquiétude, suspicion, rivalité, perte de confiance, perte du plaisir de travailler…
« La normalisation des pratiques éteint la réflexion sur les pratiques. La perte du plaisir de travailler est aussi une perte du plaisir de penser. Il y a deux conséquences à cette relégation de la réflexion et à la redistribution des pouvoirs au bénéfice des bureaucrates et des gestionnaires et cela au détriment des formateurs et des groupes de paroles et d’analyse des pratiques : le risque de sclérose des pratiques professionnelles et la perte d’un outil de travail au service des usagers : la réflexion des professionnels à propos de leur relation avec chaque résident , dans sa fonction de boussole pour évaluer l’évolution du résident et comprendre ses ressentis. »
Il est par ailleurs, tout à fait symptomatique de constater que ces protocoles de la bientraitance se réalisent bien souvent en dehors de tout contexte social et économique, comme si les problèmes de maltraitance ne pouvaient trouver de solution, qu’à la seule condition de congédier les facteurs liés à la nature des rapports sociaux, au système hiérarchique, aux relations de domination, aux conditions de travail, aux manques insignes de moyens en personnel … Rien d’étonnant que Michel Chauvière insiste sur le caractère de désocialisation des besoins sociaux qu’une telle démarche produit, ce qui ne fait que consacrer le primat de la responsabilité individuelle dans le domaine des « bonnes pratiques » de la bientraitance. Et Michel Chauvière d’ajouter que :
« la qualité couplée à la relation de service fait glisser la responsabilité sur l’intervenant, celui qui est en contact direct avec les personnes, celui qui peut être identifié et désigné par elles (…) A l’avenir, c’est la chasse à de tels manquements qui devrait refonder la légitimité de l’intervention et les corrections à y apporter. »
Par exemple, lors d’un séminaire portant notamment sur la bientraitance des personnes âgées, réunissant des membres éminents de la société de gérontologie et de gériatrie d’Ile de France, un des participants pose la question suivante :
« vous parlez de bientraitance, mais comment voulez-vous que dans une équipe où il y a une infirmière pour 100 personnes, on puisse être bientraitant ? »
La réponse est éloquente en la matière :
« Il y a dans certains cas un manque de personnel. Deux solutions s’offrent à nous. Soit on trouve des stratégies d’adaptation à cette réalité, soit on y renonce et on ne fait plus rien. Or, indépendamment du manque de personnel, il existe des domaines à travailler, comme la formation à la prévention de la maltraitance, la réflexion et le questionnement sur ses pratiques. Ce serait finalement trop simple d’attendre que les choses changent. Il me semble qu’on doit d’abord tenter de s’adapter le plus possible aux conditions dans lesquelles on travaille…. Le manque de personnel, les locaux inadaptés etc. sont très souvent aussi un alibi qui permet d’éviter une évaluation éthique de son propre comportement. »
Bref, faire plus et mieux avec moins de moyens, tel est le credo proféré par les manageurs de la qualité !
De fait, force est de constater que les professionnels de la relation travaillent de plus en plus :
« …en flux tendus psychiques…à moyens constants ou même…à moyens diminuants et sont amenés à comprendre les expériences de crise en terme de maintien de la sécurité aux différents niveaux sanitaires et sociaux, plutôt que de les entendre comme signifiants d’une subjectivité ».
Cette démarche nous offre aussi le modèle idéalisé d’une communauté d’hommes libres, mus par le seul souci du bien commun, unis par des liens de confiance et d’entraide. Les cadres, conscients de la mission de « l’entreprise » apportent leur contribution, sont toujours aptes à servir et à conseiller le personnel. Les rapports hiérarchiques sont ainsi transformés en dialogue fraternel. La transparence s’impose à tous, disparus les luttes de pouvoir et d’influence, les rapports inégalitaires, l’identification imbécile à la fonction statutaire. Désormais, tout un chacun partage les mêmes valeurs. Les rapports humains, enfin débarrassés de la domination et de la contrainte, sont fondés sur la confiance et le dialogue.
Lorsqu’on prend connaissance de certains protocoles de la bientraitance, on est assez frappé par la volonté d’une mise en forme et j’oserai dire d’une mise en règle d’un code de bonne conduite, flirtant avec les bonnes vieilles injonctions morales. Mise au service de l’organisation, l’éthique devient un nouvel outil du management par la qualité : les tenants de cette démarche veulent une « éthique exemplaire », c’est à dire une morale de la bientraitance institutionnellement utile, impliquant l’ensemble du personnel. Du coup, l’éthique est vidée de sa substance, dévoyée et instrumentalisée.
Naturellement, les fortes réserves que j’ai énoncées succinctement ne font pas l’économie d’une réflexion sur la nature et les modes relationnels des équipes à l’égard des personnes qu’elles accompagnent. Néanmoins ce travail qui est à réinterroger en permanence, n’a de sens que s’il prend appui sur les espaces d’analyse de la pratique, les réunions de régulation et les possibilités de formation : la connaissance de ses limites, la culture professionnelle de l’échange permettent d’éviter l’isolement et une trop forte culpabilité, elles ont pour objet d’exposer des situations éprouvantes et complexes dans lesquelles le praticien est impliqué, celles qui interrogent et contrarient l’ordre des évidences. Appréhender en équipe les questions qui agitent la quotidienneté des rapports avec les usagers, avec tout ce qu’elle peut comporter d’incompréhension, de retrait, voire de violence, exige en permanence de s’interroger sur le sens de l’aide et de l’accompagnement dans une démarche d’écoute, de respect et de mise en valeur de la personnalité des personnes prises en charge. Ce préalable concerne tous les membres d’une équipe et se décline par l’importance que revêt le travail d’élaboration clinique…
La satisfaction de l’usager-client ou le fast-food de la prestation de service
Dans les domaines les plus classiques des services, de la production industrielle ou de la restauration, la satisfaction de la clientèle peut être tout à fait comblée selon les normes standardisées de la qualité. Pourtant, le hamburger de la restauration rapide par exemple, parfait sous toutes les coutures ( hygiène, calorie, forme, couleur, odeur…), n’implique pas pour autant que l’on puisse se satisfaire de ces « qualités » et que l’on puisse s’affranchir d’une réflexion sur l’obésité et l’art de la restauration. Dans le champ très vaste des institutions humaines ( la culture, l’éducation…), cette démarche de satisfaction de la clientèle devient une opération affligeante et dramatique. Je pense par exemple, au site qui circulait sur la toile et qui proposait aux jeunes scolarisés de mesurer leur indice de satisfaction, en notant leurs professeurs. Dans le secteur qui nous préoccupe (le social, le médico-social et le sanitaire), le risque est réel de voir se développer des procédures où l’usager et le professionnel seront réduits à une performance idéalisée.
Sans doute, le retour des explications mécanistes, des idéologies comportementalistes sécuritaires (les gènes de l’obésité ou ceux de la délinquance…) dédouanent les sociétés libérales d’un examen de réflexion et bénéficient ainsi de terrains favorables susceptibles d’assurer la pérennisation de ce type de démarche.
La loi du 2 janvier 2002-2 qui réaffirme les principes positifs de dignité, d’autonomie et de citoyenneté, va néanmoins dans le sens d’une relation prestataire-client, dans la mesure où l’usager : ce client-roi, cet isolat atomisé, figure centrale du dispositif, soumet l’ensemble de la démarche à l’aune de la satisfaction de ses besoins individuels. Georges Masclet, professeur de psychologie y va sans ambages :
« la démarche qualité porte un nouveau nom : l’approche client. Dans la démarche client, les entreprises doivent s’appuyer sur un outil efficace : la certification qualité. La nouvelle version de la norme ISO 9001 en fournit la logique. La dynamique de satisfaction y dépasse la seule recherche d’une conformité statique des prestations de l’entreprise. »
Aussi, si le terme client passe mal dans le secteur, les principes de la méthode et l’esprit de la démarche ne font que renforcer cette vision de la prestation de service. Le terme de client a une longue histoire sémantique, emprunté au latin cliens , il renvoie à « un terme politique qui désignait le plébéien se plaçant sous la protection d’un patricien appelé patronus (patron). » .
Par extension, c’est une personne qui confie ses intérêts et se met sous la protection d’un « grand », moyennant son aide. C’est dire, que le client devient un bon client dés lors que l’on satisfait ses besoins de protection les plus immédiats ! . Mais que signifie répondre aux satisfactions des besoins de l’usager ? Est-ce le gage de « bonnes pratiques » ?. On est en droit d’en douter lorsque cette satisfaction se borne à honorer des recettes comportementales et à obtenir l’acquiescement de la personne prise en charge. Pire, certains professionnels vivent une tension permanente entre la conception de leur travail et la perception des attentes ou des demandes de résidents, qu’ils ne peuvent satisfaire ou/et qu’ils estiment souhaitable de ne pas satisfaire.
En effet, comme le rappelle Catherine Grandjean :
« ce qui s’échange entre professionnels et usagers est régulièrement chargé d’insatisfaction, d’inconfort relationnel, souvent réciproque. Un malade à qui l’on refuse de quitter l’hôpital pour assister à une réunion de famille, n’est pas un client satisfait. Une personne souffrant de la maladie d’Alzheimer que l’on empêche de retourner sur les lieux de son enfance, n’est pas un client satisfait. Une personne à qui l’on fait remarquer son comportement blessant n’est pas un client satisfait. »
Considérer l’usager comme un simple consommateur, dont il faut satisfaire l’exigence immédiate, telle est la conception dominante qui anime déjà les grands groupes industriels qui investissent les secteurs des personnes âgées et du service à la personne. La dérive est bien réelle à se satisfaire uniquement d’objectifs rationnels de satisfaction, évacuant par là même la complexité, la richesse et tous les ratages des échanges entre professionnels et usagers.
En définitive, la notion de satisfaction des besoins est sujette à caution car elle ne prend pas en compte les désirs de la personne humaine, dans ses contradictions, ses ambivalences, ses confidences, ses mystères. Cette notion tout droit importée du monde de l’entreprise et du commerce suppose un homo economicus au comportement rationnel, capable d’adopter des choix en conscience et en utilité. Appliquée dans le monde industriel, la démarche qualité est soumise à l’arbitrage final du client. En règle générale, le producteur s’intéresse peu au client comme personne, encore moins comme sujet de désir. Dans le champ sanitaire et social, cette notion n’est pas exempte d’ambiguïtés, puisque la question de la satisfaction est essentiellement arc-boutée au besoin de l’usager et non au désir de la personne. Or, cette dimension est centrale, j’oserai dire constitutive de tout travail éducatif ou thérapeutique : la question du désir inscrit la personne prise en charge, dans une relation d’intersubjectivité, elle fait signe, elle lui signifie qu’elle est un être humain singulier, un sujet vivant, avec ses manques, ses débordements, ses peurs, son agressivité, sa souffrance... Aucune méthode, aucune mesure de satisfaction ne pourront rendre compte de la complexité des relations qui se nouent au quotidien d’une prise en charge en institution.
Dans un article publié dans la revue VST, Michel Brioul dresse un rapide examen sur les contenus de quelques outils d’évaluation, et, à partir de 679 items répertoriés, il constate en substance que les items relatifs à la souffrance psychique sont mentionnés seulement 5 fois, ce qui l’amène à conclure que :
« l’on voit bien quelle est la hiérarchie des préoccupations des rédacteurs de ces outils. On voit bien quelles sont les questions oubliées…Le patient est certes considéré du côté de l’expression de ses demandes et/ou plaintes, de son confort de vie et de sa sécurité, mais ses souffrances et son état psychologique sont délaissés ».
L’évaluation de la qualité ou le mythe absurde de la perfection
Loin de constituer une dimension annexe, la question de l’évaluation dans le champ social revêt une importance décisive. En effet, l’évaluation s’avère incontournable pour tout professionnel de l’action sociale ou médico-sociale. En permettant d’appréhender le degré d’adéquation des effets d’une action menée au regard d’objectifs qui la sous tendent, la mise en place d’une démarche évaluative constitue un facteur appréciable de la pertinence ou non des réponses institutionnelles. Mais de quoi parle-t-on, lorsque l’on aborde cette question complexe ? A ceux qui, de tous côtés nous pressent d’évaluer, cette question nous invite à demander : évaluer, certes, mais au nom de quoi ? de quel projet ? de quelles représentations du bon établissement ou des bonnes pratiques ?.
Avant de souligner les dérives actuelles de l’évaluation inhérentes à la démarche-qualité, il me paraît souhaitable dans un premier temps, de m’arrêter un instant, pour rappeler succinctement les enjeux de l’évaluation dans le secteur social, ceci afin de tenter de dissiper un certain nombre de malentendus, voire de confusions.
D’abord, l’évaluation ne peut s’affranchir de trois questions : Pourquoi évaluer, qu’est-ce que l’évaluation, qui évalue ?
Toute évaluation doit répondre à une nécessité interne à toute institution ou service, de pouvoir relire, réexaminer son travail pour en apprécier les effets. Est-il utile de rappeler qu’aucune équipe éducative ou soignante ne peut travailler auprès des populations marginalisées, ou handicapées sans interroger le sens du travail entrepris, et ce questionnement, s’il veut éviter désarroi ou routine, doit s’étayer sur une évaluation la plus rigoureuse possible. Cette nécessité se double aujourd’hui d’une obligation externe. Il est en effet important de pouvoir transmettre dans un langage compréhensible aux différents interlocuteurs (juges pour enfant, tutelles, décideurs…) des rapports écrits, fruit d’une évaluation concertée.
Encore faut-il être clair sur ce que évaluer veut dire.
Evitons d’emblée toute confusion entre les notions d’évaluation et de contrôle. Le contrôle est la vérification a posteriori de l’application d’un projet par rapport aux missions de l’établissement, aux résultats attendus par les autorités de tutelle et/ou par la sphère administrative. Ce contrôle s’effectue par rapport à des référentiels qui sont à la fois extérieurs et antérieurs à l’action. En aucun cas, l’évaluation doit être un contrôle pour les raisons suivantes :
3) Qui évalue ?
L’évaluation relève grossièrement de trois types de démarche :
la première est synonyme d’expertise, celle qui s’effectue en externe. La boite à outils de l’expert est composée essentiellement d’épreuves normatives, destinées à situer et à mesurer « objectivement » les performances, des référentiels d’objectifs, accompagnés d’une batterie d’indicateurs de compétence, selon une logique taxinomique et des cibles opérationnalisées. Cette démarche est dominante actuellement dans les secteurs du social, du médico-social et du sanitaire ( la démarche qualité en est l’une des dignes représentantes !). Aussi, le lien de l’évaluateur-expert-consultant avec le prescripteur (et souvent ce dernier attend de son intervention, qu’elle confirme les idées qui ont présidé à la naissance de cette commande) et le risque de rétention d’informations par l’équipe de professionnels, traduisent bien souvent une position de méfiance à l’égard d’une telle démarche évaluative.
La seconde est essentiellement organisée par les professionnels eux-mêmes. Cette démarche auto-évaluative a toujours cours dans le champ social. Elle peut produire des résultats tout à fait crédibles et stimulants, dés lors que l’observation directe des situations par les praticiens eux-mêmes, permet de se dégager d’un trop fort subjectivisme et autorise l’invention d’outils de lecture et de compréhension plus décalée des pratiques et des projets.
La troisième relève de l’action-recherche dans le cadre de laquelle l’évaluation est alors pilotée par une cellule regroupant les acteurs de terrain avec la présence d’un intervenant extérieur. Dans ce cadre, la démarche est co-construite par les équipes et l’intervenant, ce dernier étant quant à lui garant du processus méthodologique engagé. Dans cette perspective, les acteurs ( certes, à des places différentes) ne sont pas objet d’une quelconque procédure, ils participent à la construction des outils de compréhension, ils y sont associés, s’y investissent pour en retirer, ou tout au moins tenter d’en retirer du sens et infléchir par conséquent certains projets d’action. L’action-recherche est une combinaison dialectique d’une logique d’action et d’une logique de recherche, elle suppose d’abord la formulation d’objectifs d’action, ensuite la construction d’hypothèses de recherche et enfin l’analyse des enjeux, cette dernière constituant le cœur de l’action-recherche.
Appliquée dans le champ social et médico-social, une telle démarche n’a de sens que si elle accompagne ses résultats de l’analyse du déroulement d’une action ou d’un projet, à partir notamment de la consignation rigoureuse d’un matériau empirique, adossé pour une part aux situations vécues par les acteurs… Dès lors, la question qui se pose est celle de l’existence et de l’élaboration d’une action-recherche, couplée ou nourrie par l’observation clinique. Cette double dimension prend pour unité le sujet. Centrer l’analyse sur le sujet, c’est tenter de rendre à la personne sa subjectivité dans toute sa complexité, dans une approche contextuelle. Cette approche introduit déjà du sens en tant qu’elle rend compte de l’inscription de la personne accompagnée, dans un univers familial, social, culturel qui ne doit pas se soustraire au travail de compréhension. Il s’agit alors d’être attentif aux histoires de vie au cours desquelles se structure la personnalité du sujet, comme éléments de compréhension des expériences sociales et institutionnelles vécues dans un contexte particulier, que représente un établissement ou un service spécialisé.
Cette anthropologie de la clinique tente à travers la mise en place d’outils variés et, selon l’objet et le contexte dans lesquels les acteurs se trouvent, d’évaluer les actions, projets et pratiques destinés à une population spécifique.
Cette approche inscrite dans une perspective phénoménologique, prend en considération le monde de saisie subjectif des professionnels et des usagers, la conscience qu’ils ont des situations, leurs perceptions, leur compréhension et leur interprétation. Les études de situations, les entretiens, l’immersion auprès des publics pris en charge, constituent autant de méthodes appréciables à une pratique réflexive, et fournissent à l’intervenant et aux professionnels, un matériau non négligeable au dévoilement du sens implicite et tacite du vécu de chacun. Dans le mouvement de cette démarche, les pratiques évaluatives déconstruisent le mode de saisie de l’action par les professionnels eux-mêmes, et, par une narration visant une description de l’action, les professionnels peuvent construire une signification plus explicite des pratiques en jeu, afin d’identifier les composantes constitutives du vécu institutionnel.
Dans cette perspective, cette « démarche compréhensive » consiste à mobiliser les praticiens au processus de recherche et d’évaluation. La discussion collective, la confrontation des points de vue et des interprétations, le travail sur les représentations permettent non seulement de redonner du sens aux pratiques, d’en évaluer la pertinence et les limites, mais aussi de les transformer. Ce mode de connaissance praxéologique, cette « praxis de l’évaluation », pour reprendre l’expression de Joseph Rouzel, rendent certainement l’esprit de la méthode sur les êtres et les institutions, contingent, incertain et beaucoup plus complexe.
Edgar Morin rappelait que la méthode de la complexité consiste essentiellement à éviter :
« la disjonction qui isole les objets non seulement les uns des autres, mais aussi de leur environnement et de leur observateur ».
Au fond, un des objectifs assignés à l’évaluation est de mettre en forme l’intelligence pratique, la communication des savoir-faire et les effets en retour sur les personnes en souffrance. Il y a toujours des bricolages évaluatifs à réaliser sans complexe qui s’inventent de la pratique et qui ne doivent pas échapper aux praticiens. Comme le souligne fort justement Michel Autès :
« le travail social est une logique de coups. Ils ne sont ni programmables, ni transférables, ni institutionnalisables. … Sans rejeter les tentatives de rendre compte du travail social, à travers des cadres méthodologiques, on a simplement voulu dire qu’ils laisseront toujours échapper l’essentiel, c’est à dire l’inscription du travail social dans la pâte humaine, là où seul le récit –historique et de fiction- est en capacité de donner le sens de l’action ».
Or, que nous propose l’arsenal de la démarche qualité, dans ses procédures évaluatives ? Ainsi, nous dit-on par exemple que :
« L’évaluation permet de dégager des objectifs d’amélioration continue de la qualité, afin de consolider les point forts et de remédier aux points faibles de l’organisation, à partir de 10 axes de progrès, pour atteindre ces objectifs » .
Naturellement, ces 10 axes de progrès, comme les 10 commandements ( politique et stratégie, application des droits et prestation, supports et outils, management et participation, ressources humaines, compétence et formation, environnement et partenariat, locaux et équipements, ressources financières, engagement-qualité …), avec leurs référentiels et leur système de cotation ne nous disent rien sur la façon dont les contenus sont discutés. On est en fait confrontés, non seulement à des « intentions » prescriptives, ou à des prescriptions incitatives, dont les thèmes de référence (que l’on retrouve quasi à l’identique et ce, quels que soient les publics) sont largement déterminés par les préoccupations des financeurs et des commanditaires, mais également à une sorte de logomachie redondante. Dans cette logomachie de la qualité, tout est qualité et tout passe par la qualité : la démarche, le projet, les missions, les pratiques, l’engagement, les normes, l’évaluation, le management…Combien de textes ai-je lu où le mot qualité apparaît de façon envahissante à tous les paragraphes !. La construction sémantique de ces ouvrages et de ces articles pourraient prêter à sourire, mais les enjeux sont tels aujourd’hui, qu’il n’est pas vain de mettre au jour les effets délétères de cette arborescence langagière. Finalement, le discours tourne en rond et brouille les pistes. Comme le rappelle Michel Chauvière :
« On est frappé par la circularité des arguments : les bonnes pratiques impliquent l’évaluation, qui elle même implique les référentiels, qui préparent les bonnes pratiques, etc. Chaque terme justifie l’autre et réciproquement ». .
Dans un document publié par les cahiers de l’Actif, reprenant une citation de Jean-Pierre Loubat, il est indiqué avec l’autorité qui sied bien aux experts de la qualité, que :
« La qualité, ce n’est que l’adéquation entre le service que l’on s’engage à rendre et les prestations que l’on assure… la non-qualité correspondant aux écarts constatés entre le service déclaré et le service rendu ou attendu, entre le fonctionnement proposé et la réalité au quotidien ». .
Autrement dit, règne le postulat selon lequel - au principe de la logique entrepreuneuriale – tout écart constaté entre l’offre d’un produit et le service attendu par la clientèle, est par essence considéré comme un défaut, une disqualification qui sera évalué et coté négativement dans l’arbre des axes du progrès. L’idéologie sécuritaire promeut la tolérance zéro, la « qualité totale » pousse au zéro défaut ! Au fond, il n’y a rien de plus mortifère et de plus fou pour une institution, que de lui délivrer un message renvoyant les pratiques à un écart constant à une mesure idéalisée, qui par analogie, correspond aux objectifs de croissance et de rentabilité du secteur marchand !
L’objet de l’évaluation appliqué au champ social ou médico-social n’est pas de mesurer, de faire passer sous la toise, mais de faire un pas de côté pour examiner et apprécier ses intentions et ses projets en construisant des outils adaptés. Il y a toujours l’idée de mouvement, de tension, de retour, de déséquilibre.
L’évaluation « de la qualité » tombe dans la logique de l’objectivisme qui met l’accent de façon insidieuse sur l’usager, en tant que ressource centrale et fait oublier que l’évaluation est toujours une lecture orientée. L’évaluation n’est et ne sera jamais la simple saisie instrumentale d’un projet, mesurable selon des critères objectifs. Les grilles d’évaluation qu’elle prescrit sont d’autant plus déconcertantes qu’elles se veulent neutres, produites par les experts en qualité. Elles mettent hors champ les expériences pratiques et glissent vers une logique technocratique
Cette démarche succombe aux sirènes du fétichisme de la technique, qui cultive cette croyance que toute difficulté sera résolue par la mise en œuvre de solutions techniques et qu’il suffit d’acquérir des compétences instrumentales estampillées qualité, pour devenir un bon évaluateur. En dépit des apparences, elle verse dans l’ivresse interprétative, celle qui guette celui qui croit en la possibilité de savoir tout sur tout et qui propose des résultats dont l’interprétation ne va nullement de soi. Observer son travail, le partager, l’inscrire dans certains processus évaluables, certes, mais à la condition de ne pas succomber à l’illusion totalitaire que chaque partie du tout sera contrôlable et marquée du sceau de la preuve ( les fameux éléments de preuve ! ). L’avalanche de l’arsenal judiciaire avec ses codes civil et pénal n’a jamais anéanti ni le désir de transgression, ni l’erreur judiciaire !
Tout en se présentant sous des habits neufs, le type de découpage, l’obsession du classement et de la cotation, le formalisme méthodologique de ces outils ne contrarient en rien la démarche taylorienne qui décompose le travail humain en une série de gestes et de mouvements élémentaires. D’autre part, dans un certain nombre d’établissements spécialisés, ces outils tant vantés par les directions qui auraient la vertu majeure de conjurer les interprétations « à la tête du client » supposent des modes d’emploi et des procédures pour leurs mises en application très lourdes et souvent inapplicables. Les professionnels sont parfois assujettis à remplir soigneusement des grilles « d’évaluation qualité » sans qu’il y ait eu aucune véritable consultation.
Par exemple, je fus amené à intervenir auprès d’une petite équipe éducative composée de six professionnels pour mettre en place des outils d’évaluation destinés à mieux rendre compte et formaliser les pratiques d’accueil, d’accompagnement et de préparation vers la sortie d’un dispositif d’hébergement destiné à un public en grande difficulté. La complexité de ce travail tenait au profil des populations accueillies, à leurs problématiques très diverses ( jeunes femmes en rupture familiale se retrouvant enceinte, familles rapatriées, femmes victimes de violences conjugales, familles expulsées de leur logement pour des raisons de précarité, personnes adultes présentant des troubles psychiques, personnes vivant dans un état insalubre, pères en attente d’un regroupement familial…) et au caractère urgent d’une réponse provisoire en matière d’hébergement ( ALT, Baux glissants…)
Le projet de formation avait pour objet de mener un travail de réflexion, afin de dégager et de co-construire des indicateurs permettant de clarifier les problématiques de l’accueil, de l’accompagnement et de la préparation vers la sortie de ce dispositif, de mettre en place des outils d’évaluation relatifs à l’opérationnalité des projet individuels, à partir d’un registre de recueil et d’exploitation des données sur le public lui même. Travail devant comporter par ailleurs une phase d’entretiens de terrain, exploités par la suite avec l’équipe éducative.
Au cours d’une réunion, le directeur annonce quelque peu gêné, qu’il faut, en dépit du travail déjà engagé, absolument s’inscrire dans un référentiel régional élaboré par 3 associations médico-sociales… On peut imaginer le désappointement des professionnels et ma profonde perplexité !. Cette gêne de circonstance se mue rapidement en injonction faite à l’équipe !. Avant de mettre un terme à mes interventions, je m’accordais cependant le soin d’examiner ce document qui devait servir d’instrument d’évaluation : document de 186 pages agrémenté de plus d’une centaine de grilles d’évaluation, intitulé : « grilles d’évaluation du référentiel d’évaluation médico-social » , comportant 10 référentiels, somme toute très classique dans la novlangue de la démarche qualité ( Projet individualisé de l’usager, organisation et coordination de parcours, management de l’établissement ou des services, management de la qualité, gestion économique et financière, dossier unique de l’usage etc…). Chaque référentiel étant découpé en une multitude d’indicateurs, il incombait à notre petite équipe de remplir soigneusement une partie de ces grilles, à partir des constats et niveaux de conformité: faits observés et éléments de preuves recensés et « d’administrer » ensuite une cotation de 1 à 4 avec les critères suivants :
1) absence de pratique conforme au critère 2) pratique conforme au critère 3) pratique conforme et formalisée et mesurée 4) non applicable à l’établissement ».
Situation ubuesque ! Aucun item du module : « projet individualisé de l’usager » n’avait de lien direct avec les caractéristiques de la population accueillie, mis à part des généralités passe-partout. L’exercice de style fut très vite concluant. Les professionnels n’ont pu remplir aucune de ces cases, ou annoter aucune observation précise, si ce n’est une kyrielle de : « non applicables à l’établissement. »…. Ce qui les conduira par la suite à envoyer un courrier à leur Direction, demandant instamment la reprise du travail préalablement engagé, et formulant le souhait, en regard d’une absence cruelle d’espaces de paroles, de mettre en place des réunions d’analyse de la pratique.
La démarche qualité, les normes ISO et le mode managérial qui l’accompagnent sont autant de caractéristiques d’un nouveau mode de domination, d’encadrement et de normalisation qui fait suite à la crise des anciens repères traditionnels de l’autorité. Elle envahit l’ensemble des secteurs de la culture, de l’éducation, de la santé et du social. Elle pénètre toutes les sphères de la société et colonise de nombreux esprits.
L’expérience professionnelle tend ainsi à se laisser enfermer dans la gestion pragmatique d’énoncés et de procédures que les spécialistes s’empressent de formaliser. Ce n’est pas en soi une relative rationalité du travail qui pose question, mais la déshumanisation qu’elle provoque quand cette rationalisation prétend dissoudre les expériences communes et singulières dans une labellisation de normes standardisées, gouvernée par un monde dans lequel l’expert en devient la figure de proue.
En définitive, le fond idéologique sur lequel prend appui ces approches pragmatiques, repose sur la conception d’un monde sans sujet. L’homme procédural, entièrement modélisé constitue aujourd’hui la clef de voûte d’un système clos sur lui même, qui porte en lui les germes de sa propre tyrannie.
A force de se regarder marcher, on risque de tomber : c’est certainement la réalité de cette triste et affligeante démarche que de ne pouvoir saisir que c’est le mouvement qui définit l’homme qui marche de Giacometti.
D’aucuns déplorent aujourd’hui cette situation et sont enclins à trouver des compromis « puisqu’il est difficile de refuser la qualité. » D’autres déploient des trésors d’astuces et d’invention pour détourner l’objet premier de ces outils, ils s’inscrivent alors dans ce que Jean Brichaux a appelé l’éloge du bricolage, du braconnage et de la ruse. D’autres encore, parfois les mêmes, refusent « d’être condamnés à s’y soumettre par la force de l’inéluctable » et exhortent à créer des « contre-feux » multiples.
Il importe de déjouer les ruses idéologiques d’une telle démarche. Elle constitue une nouvelle expression d’homogénéisation du corps social, dont on aurait tort de penser que les totalitarismes anciens en dessinent la figure définitive.
Aussi, l’examen sans concession de cette démarche n’aura de sens et de portée générale, que si l’on recueille et rend lisible et visible, le maximum d’informations issues des terrains, sur les effets qu’un tel arsenal produit sur les usagers et les équipes de professionnels.
Olivier FILHOL
Sociologue ERASME ( Etude Recherche Action Sur le Milieu Educatif)
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Ce texte vient de paraître dans le cadre d’un ouvrage coordonné par Xavier Gallut et Abdelhak Qribi : « la démarche qualité dans le champ médico-social, analyses critiques, perspectives éthiques et pratiques » éditions érès 2010.
Ces dernières années un certain nombre de chercheurs en sciences humaines ont commencé à dégager les conditions d’apparition de cette idéologie, ses fonctions et ses effets dans le secteur social et médico-social.
( M.Chauvière, V.De Gaulejac, J.Ladssous, J.P Legoff…). Cette véritable archéologie du savoir, au sens où l’entendait Michel Foucault, doit être poursuivie afin d’en dévoiler tous ses aspects.
Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation , Paris, la Découverte, 2007. Michel Chauvière insiste dans cet ouvrage sur le degré avancé de cette chalandisation dans le secteur social : elle instille - dit-il en substance – « un habitus commercial banalisé et acceptable par le plus grand nombre, là où dominait le non-commercial, ce qu’on appelait jusqu’ici sans conviction, le non lucratif. Elle entraîne aussi une dévalorisation parfois invisible des mobilisations collectives, au bénéfice d’une approche dépersonnalisée, ouverte et même offerte au marketing des raisons d’agir ».
Selon le titre de l’édito d’André Jonis, incontournable démarche-qualité ! , Lien Social n° 719 du 2 septembre 2004.
L’évaluation : une méthode, les cahiers de l’Actif, n° 330/331, 2003.
Il ne s’agit pas d’opposer de façon irréductible et stérile l’humain et la tekhnê sur l’humain. Je reviendrai sur cette question, lorsque j’aborderai l’épineux problème de l’évaluation dans le champ social, qui constitue une dimension centrale du dispositif de la démarche qualité.
Michel Chauvière, Les référentiels, vague, vogue et galère , Vie Sociale n° 2/2006
C’est ainsi que les chantres de cette démarche n’hésitent pas à stigmatiser toutes formes de critiques ou de résistance : « Penser la qualité, c’est repenser l’organisation, mettre à bas les organisations informelles, les territoires corporatistes et les pré carré. N’est-ce d’ailleurs pas cela qui peut effrayer un certain nombre d’organismes ou de professionnels peu soucieux de transparence et d’adaptation ? ».
Jean-René Loubat, Réflexion autour d’un concept vertueux : L’évaluation de la qualité dans les établissements sociaux et médico-sociaux , Lien Social, Labège 2004
Catherine Grandjean ajoute en substance : « Or, c’est sur le respect des prescriptions de la démarche qualité que le professionnel est, à titre personnel, lui-même évalué, voire contrôlé. Autant dire que la démarche qualité joue comme une menace »
Catherine Grandjean, Une approche critique de la démarche qualité dans les institutions sanitaires, sociales et médico-sociales , Psychasoc, 2008
Vincent De Gaulejac évoque même à ce propos la promotion d’un véritable discours de l’insignifiance : « Lorsqu’on dit tout et son contraire, la discussion n’est plus possible. D’autant que l’apparente neutralité, le pragmatisme et l’objectivité présentent une démarche qui semble incontestable. Elle est faite pour susciter l’adhésion. Mais cette adhésion risque d’être tout aussi insignifiante que le discours qui la provoque . »
Vincent De Gaulejac, La société malade de la gestion, Paris, La Découverte, 2005
Certains outils d’analyse reposent sur le recueil des attentes des usagers (« sélection positive ») pour construire le « diagramme des affinités » , afin de faire ressortir les attentes essentielles à améliorer prioritairement.. Ils reposent sur le mythe, selon lequel le découpage et le rapprochement des propos tenus par les usagers, en évacuant tout élément de contexte, permettraient d’objectiver et de construire les projets personnalisés et institutionnels. Ce type de démarche - qui semble se soucier de la parole des personnes prises en charge – tombe dans le piège d’une trop grande standardisation. Se reporter notamment à l’article : L’évaluation de la satisfaction dans le secteur social et médico-social , Sylvie Faugeras, Les cahiers de l’Actif, n° 372/375, 2007
Jacques Ladsous, Oui à l’évaluation, non à la démarche qualité …VST n° 92, 2006.
Tzetan Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien , R. Laffont, Paris 2000
Catherine Grandjean, art. cité, 2008.
Michel Chauvière, op.cit., 2007.
Pierre Delion , Complexité d’Œdipe et crise des institutions : conséquences pratiques sur les dispositifs traditionnels, Revue de Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, Paris, 2002.
Jean-Pierre Le Goff en conclut que cette vision répond à un double objectif : « développer le sentiment d’appartenance et établir dans le même temps une autorité d’autant plus incontestable qu’elle se présente sous les traits d’une éthique commune. La culture d’entreprise se veut ainsi tout à la fois facteur d’adhésion et autorité morale ». Jean-Pierre Le Goff, Le mythe de l’entreprise, la Découverte, Paris, 1995.
Georges Masclet, Stress ou satisfaction au travail selon les styles de management , Le journal des psychologues, mai 2002.
Dictionnaire historique de la langue française, sous la dir. d’Alain Rey, Paris, 1994.
Catherine Grandjean, art. Cite.
Voir notamment l’article de Jean-René Loubat, qui évoque les deux incontournables que sont : capter les besoins et satisfaire les usagers, Pour une éthique et pragmatique de la consultation , dans les Cahiers de l’Actif n° 372/ 375, La Grande Motte, 2007
Gaston Bachelard rappelait que «l’homme est une création du désir, non pas une création du besoin »
dans « Psychanalyse du feu », Gallimard, Paris, 1985.
Michel Brioul, Evaluation, le défi clinique, dans la revue VST N°92, éres, Paris, 2006
L’évaluation dans le social a toujours était un problème épineux qui s’est manifesté notamment par de fortes résistances de la part des professionnels qui ont pratiqué pendant de nombreuses années la rétention de l’information. Cette dimension pourrait faire l’objet d’une étude spécifique. On peut cependant se rapporter à l’article de Daniel Cérézuelle , La perte de l’écrit en institution éducative , les cahiers du CTNERHI n° 22, 1983
Mon propos n’est pas de faire un tour d’horizon de l’évaluation dans le champ social, cette question, dont le spectre est large et complexe, et qui soulève de nombreuses interrogations techniques, praxéologiques et philosophiques, a été notamment appréhendé par J.P.Boutinet , P. Viveret F.Simon et A.M Favard, pour ne citer que ces auteurs. Ce n’est d’ailleurs pas l’objet de ma réflexion qui porte essentiellement sur les enjeux que la frénésie évaluative provoque, et ses effets, quand elle s’empare des esprits, fige les pratiques, paralyse l’imagination et décourage tout expérimentation et tâtonnement.
Joseph Rouzel rappelait que le terme évaluation était de la même famille que valeur. J.Rouzel, le travail d’éducateur spécialisé, Dunod, Paris, 1997. Autrement dit, l’évaluation doit essentiellement conduire à la construction « d’un jugement de valeur partagé sur différents faits soumis à l’examen et beaucoup moins, à mettre les résultats constatés en regard des objectifs définis (efficacité) ou des moyens engagés (efficience), comme la vulgate gestionnaire nous l’impose. »
On peut notamment se référer aux ouvrages de Jacques Ardoino et Georges Berger, l’évaluation comme interprétation, POUR, Paris, 1988 et Charles Hadji, L’évaluation, règle du jeu , ESF, Paris, 1993
Problème majeur : aujourd’hui, les dispositifs d’évaluation sont confondus avec les procédures de contrôle, et avec elles, obligation est faite de réaliser une évaluation de la « qualité » dans les secteurs sanitaire et médico-social. Du coup, les praticiens qui résistent à cette démarche voient leur marge de manœuvre réduite. Il reste donc à inventer des stratégies collectives, pour subvertir le tout qualité.
A titre d’illustration, je serai amené à évoquer une situation à laquelle j’ai été directement confronté en tant qu’intervenant en formation professionnelle continue auprès d’une association accueillant des personnes en demande urgente d’ hébergement.
Rappelons qu’un enjeu au sens de G.Wright-Mills ( L’imagination sociologique) est toute situation qui pèse sur le devenir des acteurs, sur les épreuves personnelles et/ou professionnelles qu’ils traversent, également sur le devenir d’un groupe social (une équipe éducative par ex.) ou sur une institution. Les différents outils utilisés en fonction des objectifs sont toujours élaborés dans l’après-coup : analyse des documents de l’institution, comptes- rendus écrits des professionnels, grilles d’entretiens semi directifs ….
Joseph Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé , Dunod, Paris, 1997
Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe , ESF, Paris, 1990
Michel Autès, Les paradoxes du travail social , Dunod, Paris, 1999
Cahiers de l’Actif, n° 374/375, La Grande Motte, 2007
Jean-Louis Deshaies et Dominique Laize, Le management des projets, des compétences et des relations . Plaidoyer pour une « démarche-projet-qualité », Les cahiers de l’Actif, n° 372 /375 ,La Grande Motte, 2007 et Jean-René Loubat, Instaurer une relation de service en action sociale et médico-sociale, Dunod, 2 ème édition, 2006.
« L’être se trouve évalué, c’est à dire étalonné, marqué, estampillé. On peut songer à ce qui se présente souvent dans les westerns, au bétail qui porte la marque du propriétaire, et des voleurs raptent les animaux et trafiquent l’estampille. L’accrédité, l’évalué, est en même temps lavé de ses fautes, nettoyé, et propre comme un sou neuf. C’est le baptême de la bureaucratie ».
Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ?, Grasset, Paris, 2004
Ce que souligne François Simon : « S’est imposé, insidieusement, un surinvestissement dans la technicité, favorisant la tyrannie de la mesure, du contrôle, de la quantification. Une tyrannie parmi tant d’autres, certes, où la technocratie participe d’un totalitarisme social prononcé, portant à son paroxysme le culte obsédant de la performance, de la transparence, de la perfection, avec des critères démultipliés à outrance, des indicateurs chiffrés à n’en plus finir, dont le but est de justifier les pratiques par la rentabilité et l’efficacité » .
François Simon, Evaluation, entre réalité et illusion. Quelle place pour une pratique sociale humaine ? , gestions hospitalière, 2007
Les extraits du rapport du CSTS parus dans la revue VST évoquent en effet un compromis à trouver, puisque dans certains secteurs, il y a obligation de la mettre en place. Il est écrit notamment : « il ne faut pas poser le débat en terme de choix ou de non choix de la démarche qualité. Il faut peut être regarder et connaître les outils de la démarche qualité et les utiliser pour construire nos outils d’évaluation et d’auto évaluation . »
Je crains fort que cette position défensive risque, à terme, de produire les effets inverses escomptés, c’est à dire d’ asseoir et de renforcer la légitimité de cette démarche, la rendre incontournable, dés lors qu’elle n’est plus contestée, et donc contestable.
Jean Brichaux se réfère notamment à l’ouvrage de Detienne et Vernant, Les ruses de l’intelligence. La Mètis des Grecs , Flammarion, PARIS, 1974 . Cet ouvrage, pourtant ancien, semble connaître un certain succès de librairie, et l’on ne peut que s’en réjouir par ces temps difficiles, où règnent incertitudes et désarroi. A consulter également le chapitre 4 : « Les métiers du social « , Michel Autes, op. cité
« Face aux incendies invasifs et dévastateurs, les contre-feux sont parfois efficaces : à chacun de nous à s’investir dans ce devoir de subversion pour les embraser puis de les attiser…A chacun de se saisir d’une allumette : elles sont toutes dans la boite à outil de la clinique et se nomment observation, débat de cohérence, élaboration, compétences issues de l’expérience, repères théoriques pluriels… » Michel Brioul, VST n°92, art.cité.,2006
les conseillers clientèle s'immiscent dans le champ du social
pierre
dimanche 22 juillet 2012