mercredi 23 décembre 2015
“Conservez le vide, c’est important pour pouvoir jouer. Restez avec ce vide. C’est comme au foot, le terrain doit être vide, s’il est encombré, vous ne pouvez pas jouer.” François Tosquelles, “Les médiations”, Empan n°4, Février 1991. Propos recueillis par Alain Chapelain, Patrick Tite, Joseph Rouzel.
“ Décalé” m’a dit Patrick Faugeras. Un n° de la revue, décalé. “Je t’enverrai des questions”.
Mais j’ai construit avant, des réponses, mes réponses. Serions nous tout entier réponse à des questions que nous ne connaissons pas?
C’est vrai qu’il est grand temps de sortir des cals que la fréquentation des malades, des équipes, des lieux et des temps, nous marque aux mains; sortir des cales où les toujours même rengaines se “freudonnent”: ah! Ma brave dame, de mon temps… Où est passé le bateau de la PI? Coulé? Ça brasse dans les bouées de sauvetage? Les équipes de soignants à la dérive, des immigrés refoulés aux portes d’Esquirol et Pinel? Y’a encore du fric à s’faire, clament les fonds de pension. Saint Alban, Laborde, La Chesnaie, Saint Martin etc… ça cote combien en Bourse? La maladie mentale, ça rapporte?
Certes la nost-algie n’est plus ce qu’elle était, mais c’est quand même une sourde douleur qui prend au corps et au coeur. Une algie, une douleur du retour, du “c’était mieux avant”. Ça fait souffrir. Ça pince. Mais comment avancer à reculons? Douleur ou doux leurre? Ce qui en son temps marqua notre enfance de l’art de se faire compagnons de route de dits “psychotiques”, n’est plus que ruine de l’âme. Bien sûr les doux noms de Tosq’ comme on l’appelait gentiment, Oury, Gentis, Bonnafé, Torrubia… etc nous bercent, mais serait-ce d’illusions? L’au-delà freudien n’a rien de religieux, c’est la pulsion de mort et ses avatars. La nostalgie en est un des fers de lance. Revisiter le passé à pied sec ne peut que poser en ligne de mire de le dépasser, de s’en libérer. Pas de s’y ficeler.
Alors pour le décalé, je vais laisser venir au jour les empreintes, traces, traits, même d’esprit, qui, comme cette fresque estompée de Volterra, dévisagea Patrick Faugeras.
Premier tableau: C’était dans un petit bistrot à la Villette [2] . On y servait un couscous maison avec du vin en bouteilles d’un litre étoilées. On avait travaillé toute la matinée aux CEMEA pour le comité de rédaction de la revue VST. Lucien est arrivé, le chapeau de guingois. Je me suis pensé : voila Bogart qui débarque. Il a tombé le galurin, s’est assis, a tiré une clope d’un paquet écrasé, s’est versé un verre : il est comment le couscous ? Puis il s’est lancé dans une diatribe détonante contre l’ennemi juré, Alexis Carrel : des fascistes à la petite semaine voulaient donner son nom à une rue, ou un truc dans le genre. Pendant une plombe le père Lucien nous a fait l’article : tout y est passé. Son regard s’est assombri. La guerre, les thèses ignobles de Carrel, la PI, les rencontres avec Tosquelles, Oury, Le Guillant… Là son œil luisait. Je me suis dit : près de 80 berges et pas une ride. L’indignation du jeune homme est là à fleur de peau, toujours neuve : on n’en aura jamais fini avec la bagarre. Pour un peu plus d’humain, un peu plus de justice, un peu plus de camaraderie. Lucien c’est un type qui ne se laisse pas rétamer par la chienne de vie. Il vous l’empoigne à bras le corps et il monte à la barricade, quel que soit l’âge. L’âge n’est pas celui des artères, mais celui du cœur. On a évoqué son rôle dans le mouvement de désinstitutionnalisation; l’aventure du secteur. Lucien, il m’a tutoyé tout de suite. J’avais la moitié de son âge. La discussion a glissé sur le surréalisme à Toulouse au début du siècle, puis Joë Bousquet… Là on a échangé un clin d’œil. Mais Lucien était déjà ailleurs. Parlons-en du secteur. On a foutu les fous à la porte, oui ! Là où dans le temps on pratiquait sans vergogne l’internement abusif, c’est de l’externement abusif qu’on fait. Le secteur ça consiste pas à foutre les gens dehors, tous ces gens qui cherchent asile devant les vacheries de la vie ou de la société. Il faut qu’ils puissent se réfugier quelque part, qu’on les protège des méfaits de la société, cette société de plus en plus intolérante, normosée, fascisante… Il était lancé, le Lucien. Une belle première rencontre. On s’est écrit. On s’est perdu de vue. On s’est revu. Il m’a envoyé un rêve pour un premier de l’an. Quel cadeau ! Pensez donc, un vieil homme qui fait cadeau du récit d’un de ses rêves. Avec ces quelques mots : te laisse pas faire, ce n’est qu’un début, continuons…
Deuxième tableau: C'était en 1986 [3] . Des collègues éducateurs venaient de créer la revue hebdomadaire qu'ils avaient intitulée : Lien Social. L'idée de départ avec le n°0 était d'ouvrir une plateforme de petites annonces en direction des travailleurs sociaux. Je les ai rejoint dès le n° 1 pour faire valoir que se présentait là une véritable tribune d'expression et j'ai proposé d'approvisionner la revue avec des articles de circonstances. Un comité de rédaction s'est monté.
Quelque temps plus tard je suis allé rencontrer François Tosquelles que je voyais de loin en loin à l'époque. Tosquelles, que l'on appelait familièrement Tosq' m'accueillit amicalement comme d'habitude. J'étais assez fier de lui présenter la revue et à l'occasion de lui demander une interview.
Il eut un petit moment d'hésitation puis susurra, avec son accent à la Dali, d'une voix douce:
Tel était Tosq'. Plein de gouaille et d'esprit, mais ne manquant jamais de faire jouer l'équivoque du signifiant. Le lien social: double lien!
Troisième tableau: En 90 avec mes copains Alain Chapelain et Patrick Tite, deux éducs, on a été rencontrer Tosq’ à Granges. Je lui avais demandé un article pour le n° 4 de la revueEmpan, sur les médiations. “Je préfère que vous veniez. Je n’aime pas écrire. Quand on écrit, c’est une adresse délirante. J’ai besoin de la parole pour me faire comprendre”. On se pointe avec un magnétophone. Il est tombé en panne sans qu’on s’en aperçoive. Lorsque nous avons écouté la bande: nada. Il a fallu tout reconstituer de mémoire. Se réunir, discuter, s’engueuler. Aucun des trois n’avait capté la même chose. Ça a donné un article bizarre, fait de bric et de broc, des bribes, de bris et collages. En partant Tosq’ qui avait interdiction de fumer par son toubib, ferma les bords du cendrier de fortune en papier qu’il avait bricolé, me le tendit en disant: je te donne mes cendres.
Les paroles effacées; les cendres avant sa mort. On en fait quoi?
Quatrième tableau: Oury pour ce même n° d’Empan, m’a envoyé un bel article “ Lois d’agencement d’un collectif psychiatrique”…
Cinquième tableau: Oury au deuxième congrès de Psychasoc à Montpellier, “ Travail social et psychanalyse”, bordé par ses groupies… Stop. Stop. Stop…
Mais nom de Dieu, ça ne va donc jamais s’arrêter? J’m’en sors pas. Douleur/doux leurre. Parler de la PI serait-il toujours aliéné à ce mouvement de nachträglichkeit, comme dit Papy Freud, de salto arrière, d’après-coup, ou le coup est toujours le coup d’après, comme dans “demain on rase gratis”. Un coup raté. Un coup qui colle aux basques. Un mauvais coup. Faudrait ex-terrer les ossements de ces vieux totems; les broyer dans le mortier de nos chagrins, de nos regrets, de nos infidélités, de nos illusions; les mélanger au pain et les bouffer, avec une bonne rasade de Madiran pour faire passer. “Cérémonie totémique”, écrit Freud dans Totem et tabou. Totem et tas de boue! Les vieux sont morts, ou d’aucuns moribonds. Les bouffer. Les bouffer, les boulotter ces cadavres dont chacun trimbale les effigies. Et comment on fait? Pour sortir d’un lieu qui nous fut berceau, école, lieu de travail et de rencontres, bain de vie et de mots. Maudits mots dits. Aliénés, vous dis-je. Nous avions bien en tête la litanie: aliénation mentale et alienation sociale, sus aux réifications. Et voilà qu’empégués dans les glus de la douleur du retour, nous nous aliénons nous-mêmes. Ça ne se transmet plus le flambeau. Seule son ombre fait fantasmagorie sur les murs de la caverne. La PI a de beaux restes pourtant, chantent certains collègues. On les colle encore au fronton de quelques institutions, ça fait emblème et blason, armoiries et vitrine. Ça mange pas de pain. Article 1du projet d’établissement: “Nous nous référons à la PI”. C’est pas des blagues, j’ai lu ça. Mais quelles conséquences? On y travaille dans la plus grande régression: dérives managériales, lobbyisation des établissements dans des associations tentaculaires, systèmes de contrôles féroces, (dits "évaluation"), industrialisation des pratiques, retour à des méthodes éducatives et soignantes régressives (contention, dressage...).
On en serait réduits à l’entre-soi ? Bercés par des signifiants-maîtres bienveillants alors que la bagarre fait rage à l’extérieur, que la tempête nous prend de court, que les bruits et la fureur se donnent en scène sur le parvis de la cathédrale, que les chiens de l’enfer hurlent aux portes ? Et nous serrions là bien au chaud, à psalmodier les mantras qui nous furent en d’autres temps viatiques et complies de pèlerins: les noms, les concepts, les dispositifs… Répétés jusqu’à plus soif, célébrés dans d’obscurs chapiteaux sanctalbanesques. Avec les toujours mêmes chevaliers à la triste figure, le toujours même Sancho qui pensa, mais ne pense plus guère, les toujours mêmes moulins à vents et à paroles…
« En ce temps-là j’étais en mon adolescence… », c’est ce qu’écrit en 1913, dans le style flamboyant qui fut le sien, Blaise Cendrars, en entamant sa Prose du Transsibérien. « Et j’étais déjà si mauvais poète que je ne sais pas aller jusqu’au bout… », poursuit-il. Le poète revient en arrière, mais le train roule à vive allure. Peut-être faudrait-il bricoler dans l’après-coup l’asile poétique, pour déchirer l’étoffe du souvenir ? S’accepter, à l’instar de Cendrars, mauvais poète, au point de laisser tomber l’illusion d’une quelconque complétude. Viser ce « rien n’aura eu lieu que le lieu », que nous refile Mallarmé sur un coup de dés qui jamais n’abolira le hasard. Bouffer jusqu’à la moelle les images, les visages, les paroles, les textes déposés à même nos corps, nos sensations, nos émotions. Nous sommes malades du retour. Retour de flamme et retour d’âge. « Tous les matins du monde sont sans retour », nous avertit Pascal Quignard.
Il existe en forêt de Brocéliande en Bretagne un vallon, le Val sans retour, où je me suis souvent baladé étant jeune.
« Chieus vaus, ce dist li contes tout avant, estoit apielés li Vaus sans Retour et li Vaus as Faus Amans. Li Vaus sans Retor avoit il non pour chou ke nus cevaliers n’en retournoit, et si avoit non li Vaus as Faus Amans pour chou ke tout li chevalier i remanoient ki avoient faussé viers leur amies de quel mesfait ke che fust, neïs de penssé. » (Anonyme)
« Ce val, dit tout d’abord le conte, était appelé à la fois le Val sans Retour et le Val aux Faux Amants : le Val sans Retour parce qu’aucun chevalier n’en revenait, et aussi le Val aux Faux Amants parce qu’y étaient retenus tous les chevaliers qui avaient été infidèles à leurs amies, cette faute n’eût-elle été commise qu’en pensée. »
C’est un épisode du cycle du Roi Arthur. Une légende y est attachée, racontée dans leLancelot-Graal qui date du début du XIII ème siècle, mais elle circulait oralement avant la fin du XII ème. La fée Morgane, demi-sœur d’Arthur, vit une déception amoureuse avec le chevalier Guyomard qui la repousse sur la suggestion de la reine Guenièvre. Comme Morgane étudie la magie avec Merlin, en représailles, elle crée ce Val sans retour dans la forêt de Brocéliande pour y enfermer les « faux amants », des chevaliers infidèles en amour. Après dix-sept ans, Morgane est déjouée par Lancelot du Lac, resté fidèle à Guenièvre, qui libère 253 chevaliers.
Serions nous, tels ces 253 chevaliers, victimes (consentantes!) d’un maléfice? Amours déçus, faux amants, chevalier infidèles. Voilà l’épopée de la PI. Faute d’accepter le sans-retour nous serions envoûtés dans un Val sans Retour, pétrifiés dans les répétitions, mortifiés de tant d’espoirs déçus, sidérés par l’objet d’un désir qui ne cesse de se dérober. Paradoxalement, la douleur du retour nous plombe vers un passé qui ne serait pas dépassé, alors qu’il nous faut le penser tiré par la flèche de l’a-venir du present, le sans cesse présenté? En dresser l’inventaire, en écrire l’épopée. Les mots nus mentent. Il ne s’agit nullement de débouloner les statues que nous avons érigées, nullement du passé faire table rase, mais de considérer que l’essence même de la PI ne jaillit qu’en acte. Un acte qui ne peut que nous mettre hors de nous, nous déloger de ces fins de Moi, si difficiles. La PI ou le Point d’Insertion du sujet dans le collectif. Car “le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel”. [4] Chacun en porte en soi le potentiel et la poussée vive. Alors la PI se dirait désir. Elle ne tient que sur l’aile fragile du désir. La psycho, terre- à- pies, institue si on aile… Loin des pies voleuses et jacassantes, éblouies par les miroitements des bijoux de famille. Loin des dogmes et des singeries où de trop nombreux zélotes continuent à l’embaumer. Mais comment en serait-il autrement? Tout mouvement d’ouverture dans le monde est tragiquement suivi des verrouillages des corps et des esprits par les armadas des bureaucrates gardiens du temple.
On ne peut pas faire le vide; mais le vide nous fait et nous refait. Il s’agit bien, comme l’énonce un juriste du moyen-âge d’”instituere vitam” [5] . La PI est morte, vive la PI…
Joseph Rouzel, Montpellier, 24 septembre 2015
[1] Texte paru dans la revue Nord-Sud de décembre 2015 consacré à la psychothérapie institutionnelle.
[2] Voir Joseph Rouzel, La parole éducative, 2ème éditions, Dunod, 2015
[3] Reprise d’un texte, « Le lien social, y’a qu’ça », paru, traduit en allemand, dans la revue Riss (Vienne/Berlin) en 2011,
[4] Jacques Lacan, Ecrits, Seuil, 1966.
[5] Voir Alain Supiot, Tisser le lien social, Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme, 2004.