lundi 18 juillet 2011
Ce texte que je propose ici, devait paraître dans le journal de l’école. Avant de partir vivre cette étrange aventure de la relation éducative avec les enfants des rues de Casablanca, grâce à l’initiative de cinq étudiants (éducateurs spécialisés en formation par la voie de l’apprentissage), j’avais demandé à notre directrice de l’époque, l’engagement de l’institution à réserver un numéro spécial pour ce projet de l’Ailleurs. Photos, dessins, textes… toutes nos productions qui devaient témoigner de ce voyage et de cette belle rencontre avec des collègues marocains, précurseurs de l’éducation de ces enfants de la rue, n’ont pas pu être mises en valeur pour cause… de nouvelle gouvernance !
Alors pour rendre hommage aux collègues marocains et à mes collègues en formation (aujourd’hui diplômés !!!), je viens témoigner de ce que peut aussi être le métier de formateur… Se laisser accompagner par les étudiants…
Un matin de septembre 2010, un groupe d’étudiants m’a sollicitée pour que je les accompagne au Maroc, me prêtant une connaissance du pays dont je leur avais peint les contours politiques, historiques, sociologiques, lors d’une séquence pédagogique dédiée aux significations du foulard islamique… J’acceptais volontiers, ce nouvel espace pour apprendre avec eux une autre Histoire du Maroc, une autre réalité… La problématique des enfants des rues à Casablanca.
Cet article va vous conduire alors dans les rues de « Casa la blanche », assombrie de ces nombreux enfants, près de 9000 au Maroc, habitants des trottoirs, de la vieille médina, des pas de portes, des jardins publics…
Ce voyage de l’improbable, pour nous européens, est l’initiative de cinq étudiants de deuxième année en formation d’éducateurs spécialisés par la voie de l’apprentissage.
Laura, Maïlis, Juliette, Geoffrey et Julie se sont rencontrés autour de ce projet, « observer et échanger autour de la relation éducative auprès des enfants des rues au Maroc».
C’est dans le cadre des stages de techniques éducatives (DF2), que ces cinq étudiants ont inscrit ce projet, chacun avec des envies différentes mais le désir commun d’aller voir ailleurs…
Plusieurs mois de travail ont été nécessaires pour que ce projet devienne réalité. Un projet certes, mais quelle démarche pour lui donner forme et consistance ?
Les mois de travail qui nous ont réunis, ont consisté d’abord à ce que la démarche de projet soit acquise et emprunte de sens. Avec une collègue, nous les avons accompagnés de séances en séances à s’approprier leur projet et à lui donner forme.
Des mois aussi de relations avec l’association Bayti qui nous a accueillis et qui a généreusement partagé ses connaissances éducatives ancrées dans cette thématique de l’enfance marocaine.
Des mois aussi de collectes pour financer ce voyage afin de compléter l’apport financier alloué par le Conseil régional, sans lequel, ces projets ne sauraient avoir lieu. Et… grâce également au soutien et à la confiance de notre directrice, sans qui ce projet n’aurait pu avoir lieu.
Dans ce petit carnet de voyage, je vous invite au fil de ses pages à entreprendre ce voyage avec nous, il sera merveilleux de la générosité des casaouis, il sera douloureux, expression de cette rencontre émotionnellement difficile avec ces enfants de la rue, il sera étonnant de l’énergie déployée par ces éducateurs qui ne comptent pas leurs heures auprès de leur public…
Que ce voyage soit pour vous aussi étonnant et humain qu’il fût pour nous…
Samedi 11 juin 2010… Voilà nous y sommes, « Casa la blanche », les enfants dans la rue, les ânes et leurs carrioles débordantes de pastèques.
Karim qui nous guide, Abdelmajid qui nous enseigne, les cousins qui nous conduisent de l’aéroport Mohamed V à Sidi Bernoussi, quartier populaire de Casablanca. 25 kms, épique voyage en estafette dont les sièges non rivés au sol, nous balancent d’avant en arrière au gré des coups de freins de l’antique véhicule.
Juliette et Maïlis, à l’affût du moindre danger routier, hurlent par intermittence quand un face à face risqué tend à mettre nos vies en danger, dans ce merveilleux pays de couleur ocre où le code de la route n’existe pas et le klaxon remplace le frein !
Nous quittons l’autoroute… Nous y avons doublé et croisé des carrioles remplies de fruits ou d’enfants, des mobylettes à trois places (papa au guidon, maman derrière, le bébé entre-deux !!!). Nous entrons dans Sidi Bernoussi, l’Océan Atlantique en arrière-fond.
La petite ruelle qui sera notre adresse durant dix jours est remplie d’enfants, ils nous accueillent d’un bruyant et collectif « bonsoir ! »
Fatima, notre hôte, nous accueille avec le thé à la menthe, le tajine aux olives et le délicieux seffa (plat de vermicelle saupoudré de cannelle, de sucre glace et de cacahuètes), deux plats qui fêtent la venue des invités et l’honneur de les recevoir à la table des convives.
Les étudiants partent à la découverte du quartier et moi, j’écoute Fatima me raconter la misère de son pays.
Les bébés que les bonnes louent aux femmes des rues pour que leur mendicité soit plus fructueuse, les femmes qui portent le deuil 4 mois et 10 jours, blanches de la tête aux pieds et que l’on retrouve toujours endeuillées 6 mois, un an plus tard deux rues plus loin, perte des valeurs ancestrales pour de la valeur économique… la misère, mentir, ruser, inventer pour survivre.
Traqués par la police les mendiants s’inventent une infirmité. Pas d’obligation scolaire, les enfants de la rue sniffent la colle, les solvants et s’endorment pour certains dans les cimetières, lovés au fond de tombeaux éventrés, ils s’installent dans la paix des défunts, pour un vrai sommeil réparateur.
Voilà, le décor est planté, Fatima se désole pour son pays, et moi, j’attends d’aller à la rencontre de ce pays ocre dont les rues sont peuplées d’enfants…
La cours des miracles, Les misérables de Victor Hugo, vous ne souhaitez pas relire ce roman… venez à Casablanca, ses rues sont peuplées d’enfants en perdition. Le sniffing, la prostitution, le vol, la mendicité, les assassinats, le quotidien des chamkaras.
Les visages burinés, barrés de cicatrices, les bras scarifiés… les retards de croissance, les yeux vitreux de solvants… la colle.
Parfumés de la rue, de sa putréfaction, on les voit tôt le matin, chahuter dans une couverture à même le trottoir… Une portée de chatons abandonnée mais là, ce sont des enfants. Des enfants… mais des adultes en miniature, tels qu’ils sont considérés au Maroc, par une société à la fois très traditionnelle et en voie de développement occidentale avec tout son cortège de modernisation. Un contraste sociologique très étonnant pour celui qui arrive d’ailleurs, mais fort banal au pays.
Quel ne fût pas mon étonnement d’observer l’indifférence des casaouis quant à ces enfants, voire même le rejet de leur présence, on les chasse comme des moineaux, d’un geste de la main, on leur signifie d’aller voir plus loin. Et quand ces enfants tendent une main mendiante aux touristes, c’est avec véhémence qu’on les chasse, il s’agit de sauver les apparences. Ces enfants sont la honte du Maroc, mieux vaut ne pas les voir.
Alors, il y a ces éducateurs de rue, Hamid, Rachid, Youssef… eux ils sont à la recherche du premier lien possible avec ces petits « irréductibles-rue » comme les nomme le docteur Najat Maalia M’Jid, fondatrice de Bayti.
L’observation patiente à distance, sur le temps. Revenir la semaine prochaine, observer encore… puis continuer son chemin. Revenir, envisager d’être repéré, vu dans le paysage… envisager le premier « Salam »… Frapper aux portes invisibles de la rue, attendre que les enfants nous invitent à franchir le pas de leur territoire.
Entamer la relation, laisser l’éducatif s’installer, eux seuls en décident quelque chose. Ne jamais entrer sur le territoire derrière eux, mais se présenter face à eux, pour cela il faut à l’éducateur une parfaite connaissance de la configuration d’un quartier, d’une rue, de l’ancienne médina… Jamais on ne vient surprendre l’enfant, on se présente à lui.
Quelle ne fût pas mon hésitation après le premier contact à repartir et laisser l’enfant sur le trottoir, se recoller le chiffon sur le nez. Comme un cas de conscience qui m’a poursuivie des jours entiers. L’expérience du choc culturel, sans doute.
Pour Youssef, la mission de l’éducateur de rue, est de rappeler ces enfants à la communauté humaine, de raviver le désir de vivre. Un des moyens dont il fait souvent sa pratique, dans les entretiens, est de prendre appui sur leurs compétences à la survie et de les aider à les repérer pour qu’ils s’en servent pour un autre avenir que la prostitution et la mendicité. Son allié… LE TEMPS !
Un an, deux ans… pour un hypothétique retour en famille ou une entrée en foyer.
Travail de longue haleine, observation fine et patiente, connaissance du réseau de la rue (les commerçants, notamment) pour que Youssef puisse approcher le plus grand nombre d’enfants des rues, dont on dit qu’ils sont 9000 au Maroc, mais combien sont-ils au juste ?
Rendez-vous au Café de France, 7h du matin, la ville est calme, apaisée… Le centre ville s’éveille, reposé de son tumulte quotidien, la foule, les voitures, les klaxons, les mobylettes aux moteurs rageurs…
Nous marchons, les trottoirs déserts… Là-bas à quelques pas devant nous, un adolescent est installé, les jambes en tailleur, une masse recouverte d’un manteau sur les genoux. Son petit frère. Il dort. Quand nous repasserons ce soir, nous les retrouverons dans la même posture. Mise en scène de la mendicité ordinaire (ejkir), ici, à Casablanca. Youssef nous explique, à Maïlis et moi-même, que ces deux enfants sont placés là sur le trottoir par les parents, ils ont pour obligation de ramener une certaine somme d’argent qui leur autorisera le possible retour à la maison ce soir. Ils vendent des paquets de kleenex.
Nos pas nous conduisent à travers différentes rues, elles sont toujours ensommeillées, des odeurs plus ou moins nauséabondes les parcourent. Nous traversons une grande artère. En face de nous, trois jeunes garçons chahutent dans une couverte, roulant les uns sur les autres sur un matelas de carton.
Confondus avec le décor urbain, je ne les avais pas vus… et la ville est déserte, ils appartiennent à la rue, ils ont pris sa couleur et ses odeurs. Je me souviens qu’au moment où mon regard les a rencontrés, l’image de chatons abandonnés m’est venue, mais là il s’agissait d’enfants !
Ils ont 13, 15 et 16 ans, on leur en donne à peine 10 !
Nous traversons. L’un des trois garçons aperçoit Youssef, il se dégage de l’échauffourée, et tend sa main à l’éducateur qu’il appelle « Si Youssef » (Monsieur Youssef). Un à un, les garçons suivent le mouvement et nous serrent la main.
Youssef échange quelques mots avec eux, l’effervescence retombe doucement. Pendant que l’un discute avec Youssef, les deux autres replient la couverture et la loge sur un pignon à trois mètres du sol.
Plus loin, des échoppes proposent des petits déjeuners à quinze dirhams, quelques hommes se restaurent là, les trois garçons suivent Youssef. Pains au fromage fondu, brioches, thé à la menthe, les enfants dévorent.
Nous poursuivons dans la ville, notre quête. Observer, attendre, observer. Connaître le territoire, essentiel pour le travail de rue. Nous longeons un grand mur. Trois encoches, Youssef gravit le mur, reste un long moment perché, les yeux fixés sur l’horizon, que regarde-t-il ainsi avec insistance ?
Là, juste derrière, sur la droite, des enfants dorment. Ceux-ci, depuis quelques temps, Youssef les observe, mais il faut attendre la possible invitation de ces enfants à les rejoindre. Attendre. Youssef reviendra ici souvent, jusqu’à ce qu’il trouve le premier lien qui le mènera peut-être à la relation.
On poursuit notre chemin.
Nous voici, arrivés dans une rue où la vie reprend ses droits, des gens déambulent sur les trottoirs, les terrasses de café s’emplissent d’hommes.
Assis sur une marche devant la porte d’une maison, un petit garçon a le nez enfoui dans un sac plastique (tchemkir), quand il aperçoit Youssef, il met son triste bout de cellophane dans la poche et nous salue, « salam ». Rachid a 13 ans, comme pour les autres, je voyais un enfant d’à peine 8 ans.
Il parle à l’écart avec Youssef, pleure à chaudes larmes. Fils d’une prostituée (chaloutia), il cherche le nom de son père.
Il fait quelques pas avec Youssef, puis poursuit seul son chemin sous des arcades. Au bout du trottoir, il se blottit contre un mur et reprend la posture du chemkar, la colle qui dilue la pensée, se sniffe goulûment pour ces enfants.
Ce fût là mon premier rapport à la rue… et ce n’était que le début d’une longue journée !
Les années de plomb sous Hassan II ont laissé des cicatrices dans Casa… Le centre social psychiatrique El Hank en est le témoignage le plus visible. Il enfermait les mendiants, les enfants des rues, les prostitué(e)s, les dissidents politiques. Casa la blanche a fait place nette, en ces temps plombés.
Depuis l’avènement de Mohamed VI, Le centre a été ouvert, liberté retrouvée pour les rebuts d’Hassan II, mais triste liberté, les bidonvilles ont poussé à travers tout Casablanca et El Hank est devenu lui-même un vaste bidonville. Le Roi, qui a construit toute sa politique sur le développement humain avec pour préoccupation première l’humanisme au centre du projet de la cité, n’a pas mesuré l’ampleur du problème, et doit aujourd’hui mener une politique de l’habitat d’envergure pour loger convenablement les casaouis nécessiteux. Et, c’est sans compter avec l’opposition des habitants à quitter leurs abris de tôles.
Ces habitants, nous sommes allés à leur rencontre avec Youssef, après la maraude en centre ville.
Dédale de ruelles, mobylettes désossées, enfants en bas-âge nous tendant les bras, hommes qui fument adossés aux murs de planches… « Salam ! ». Youssef est connu ici, un mot pour chacun.
Nous allons rendre visite à une mère seule. A son domicile de fortune, vivent sa fille, son gendre, sa petite fille… et Fouad, son dernier, un grand adolescent qui lui cause bien du souci, comme elle dit. Elle confie à Youssef un morceau de cannabis qu’elle a retrouvé dans les affaires de son fils. Depuis le départ du père, elle a travaillé dur pour que ses enfants aient une situation et une éducation. Sa fille est en formation professionnelle dans le secteur de la restauration, ainsi que le beau-fils. Mais, lui Fouad, elle n’est pas parvenue à le préserver de la contagion du bidonville, il est pris par le cannabis et la marijuana. Outre la substance, c’est le système qui le prend, la délinquance. Les bidonvilles, au Maroc, enregistrent le plus fort taux de criminalité du pays. Vols, assassinats, viols…
Alors cette maman raconte à Youssef, les derniers larcins de son fils, la loi qu’il impose au foyer… Puis elle se penche, prend sa tête entre les mains, de longues minutes s’écoulent avant qu’elle ne se relève en pleurs.
Youssef s’entretient avec Fouad, il valorise les certificats qu’il a obtenu quelques mois auparavant, maître nageur, notamment. Fouad sourit avec lassitude.
L’heure est passée, Youssef reviendra.
Maïlis et moi sortons les premières du domicile et attendons dans la ruelle blanchie par le soleil de midi. Un bébé se réfugie entre les bras de Maïlis, la maman sourit, complice. Puis sans crier gare, nous nous retrouvons toutes les deux enlacées et embrassées par des femmes qui nous invitent à entrer prendre une boisson, un homme m’offre une cigarette, l’hôte sert le « kawa ».Situation improbable, barrière de la langue qui s’efface pour la musique de nos langues dissonantes, le café est bon, il est celui de la joie de recevoir l’étranger chez soi.
Youssef vient nous chercher… il nous a retrouvées, je serais bien restée encore un peu.
Voilà Nous sortons du bidonville. Devant nous, irréelle dans un voile de brume légère, la mosquée Hassan II, elle s’avance dans l’océan. Je n’ai pas pris mon appareil photo, je regrette… Puis, je me reprends… cette vue, je ne pourrais l’oublier.
Je me retourne, El Hank… oui, je ne pourrais oublier, la Mosquée contemplant l’œuvre d’Hassan II.
Youssef, Maïlis et moi poursuivons notre journée, nous laissons El Hank, derrière nous. Nous marchons le long de l’océan, histoire de souffler un peu. Nos pas nous reconduisent vers la ville, il sera bientôt 14h00 (il sera bientôt 15h00, en France), et Alâa a du subir une énième greffe de peau.
15 ans, la rue depuis 6 ans. Fils d’une femme prostituée, Alâa appartient à la rue et la rue lui appartient. Sauf quand la police l’investie cette rue et qu’elle en fait son territoire de chasse aux enfants et aux mendiants. Youssef la connaît par cœur cette rue, il sait les heures où il faut être là, les enfants y sont ! Mais, comme on l’a vécu un soir avec Geoffrey, la rue était désertée par les enfants… Youssef me demande si je remarque quelque chose. Je lui dis « oui, il y a du monde dans la rue »… Il est d’accord avec moi, mais il ajoute, « il y a aussi la police… donc il n’y a pas d’enfants, alors on va faire comme eux, on va prendre une autre direction ! »
Alâa lui, il n’a pas eu le temps cette nuit là de fuir, cette nuit où il a été battu par les forces de l’ordre. Rien de plus anéantissant (au sens du néant) pour les enfants marocains que d’être battus (une des causes les plus fréquentes de fuite du milieu familial), être battu c’est être considéré comme un animal.
Alors, Alâa s’est immolé, brûlé au second degré sur les trois quarts du corps. Depuis deux mois il est au service des grands brûlés, à l’hôpital public de Casablanca. Depuis deux mois son lien avec l’humanité, c’est Youssef. Quotidiennement il vient le soigner et le nourrir.
L’hôpital… une grande entrée où s’amasse une foule de gens, les entrées sont filtrées par un agent en uniforme. Youssef se présente et indique que nous sommes avec lui, l’agent nous souhaite la bien venue. Les allées sont propres, de l’extérieur le bâtiment ressemble à un établissement hospitalier français. Je ne suis pas très à l’aise, je ne me sens pas dans la capacité de rencontrer l’horreur d’un corps brûlé. Je ne suis pas bien certaine de vouloir continuer. Puis, je me reprends, je prends sur moi, j’entre dans le service. Prise par le mouvement, j’évite de penser.
J’attends d’être envahie par l’odeur de l’éther, cette odeur caractéristique de nos hôpitaux qui agresse l’odorat et vous nettoie les narines, rien qu’en respirant. Il n’en est rien. C’est une autre odeur celle-ci, celle de la pauvreté, de l’humain putréfié, ça me prend le cœur. J’évite de penser que cette odeur m’insupporte, j’avance dans un long couloir. Le sol, les murs sont souillés.
Puis nous tournons sur notre gauche, une grande salle s’ouvre à nous, une dizaine de lits l’occupent. Des adultes, des hommes, des femmes, des enfants sont étendus, les plaies saignantes sous des pansements qui ne les couvrent que partiellement. Des râles, la télé qui hurle… C’est le chaos dans ma tête.
Un lit est vide, celui de Alâa. La dame qui soigne son enfant à côté, nous indique que Alâa est encore en salle d’opération, il ne devrait pas tarder à revenir. Puis gentiment cette dame me propose sa chaise, je lui dis « la, la » (non, non), je l’invite à se rassoir mais il n’en est rien, elle m’assoit sur la chaise et elle s’installe à même le sol, elle est heureuse de notre visite faite à Alâa.
Retour de Alâa, il traîne les pieds, encore sous les effets de l’anesthésie, il a des difficultés à coordonner ses mouvements, l’infirmier qui le soutient le secoue et lui dit de cesser sa comédie, Youssef intervient et le prend en charge, on l’installe délicatement dans son lit. Il ne réagit que peu… Nous convenons de sortir une heure et nous reviendrons. La greffe n’a pas pris, l’opération est reportée à plus tard.
Dehors, je prends à plein poumons une bouffée d’air chaude, terrible moment… Les plaies à ciel ouvert, le bloc opératoire où l’on entre et on sort comme on veut, les toilettes débordantes de vomi, les poubelles dégoulinantes de détritus nauséabonds, Juste derrière le lit d’Alâa… Alâa bousculé par l’infirmier… Et puis tous ces visiteurs généreux, attentifs à leurs blessés.
Depuis 7 heures ce matin, j’ai déjà vécu dix vies, je ne sais plus si je suis dans le réel.
Pendant une heure, Youssef, Maïlis, et deux stagiaires qui nous ont rejoints dans la journée, parlent. Je ne sais pas ce qui se dit, je suis en « stand by »… Je me demande si je vais de nouveau pouvoir franchir la porte du service.
L’heure est venue d’y retourner, je me défile. Je dis à Youssef que ce n’est plus possible pour moi, il me tape sur l’épaule et me dit « je comprends ». Je me rassois sur le muret, j’attends. J’observe des scènes improbables… Une famille qui porte sur une civière une dame corpulente, un monsieur qui conduit une mobylette, amputé d’une jambe, sa béquille sous le bras…
Puis un quart d’heure plus tard, Alâa qui sort avec Youssef, Maïlis et les stagiaires.
J Youssef nous présente, je le sers contre moi. Je suis bouleversée par la présence de ce garçon, par cet élan qui nous fait nous rencontrer malgré la barrière de la langue. Il sourit, il rit. Youssef improvise une course dans l’allée, c’est Alâa qui gagne, nous l’applaudissons, les rires sont bruyants, ils viennent du fond du cœur… Alâa est un enfant.
Le moment de se quitter arrive, je sers la main à Alâa et porte ma main droite au coeur, je demande à Youssef de lui traduire, « prends soin de toi, Alâa ». Je le regarde entrer dans le service, il y a comme une envie de pleurer qui me prend, un plein d’humanité qui m’envahit.
Nous quittons l’hôpital, il est 16h. Il est temps de la pause, nous allons déjeuner.
A deux pas de ce chaos humain, nous nous trouvons dans un quartier huppé de Casablanca, je suis en Europe, quelque part dans un quartier parisien !
Une pause… avant la rencontre avec les enfants des rues de la vieille médina…
17 heures, il est temps de reprendre un taxi et de retourner vers l’ancienne médina, proche du centre ville. Le soleil est brûlant, les trottoirs aux sols de poussières, soufflent de la poudre terreuse sur les pieds, des souks improvisés étalent des articles multicolores.
Nous traversons une grande artère envahie de véhicules, à deux, trois ou quatre roues, les klaxons en bruit de fond. Nous courrons pour rejoindre le trottoir d’en face, c’est toujours un combat de traverser une rue, il faut choisir le bon moment pour s’élancer. Les trottoirs sont envahis par la foule des marchands et des acheteurs. Nous franchissons les remparts de la médina et retrouvons le calme touristique des rues et ruelles débordantes du commerce des souvenirs kitchs marocains.
Mais derrière ce décor pour touristes, juste derrière, il ya des rues où les enfants sniffent la colle.
Nous sortons du décor carte postale. Mes narines s’emplissent de l’odeur âcre de l’essence, cinq enfants m’entourent, tendent la main, ils veulent des dirhams, Youssef intervient et leur demande de se calmer. Les yeux voilés et rieurs des enfants nous saluent, nous filles de l’occident riche, leur rêve… Nous poursuivons notre chemin escortés par la petite bande chahuteuse pour retrouver derrière l’ancienne médina d’autres jeunes gens, un peu plus âgés. Ils sont assis sur un petit muret en démolition, les uns à côté des autres. Les rires explosent. Je me demanderai longtemps ce qu’il y avait derrière ces rires, derrière ces jeunes visages souillés de larmes d’essence, grimaçant et hilares. Le plus vieux d’entre eux, a le bras gauche amputé, il balance de droite et de gauche sa jeune tête ébouriffée, il regarde le sol et rit machinalement…
Le soir les enfants de l’ancienne médina, traînent au milieu des touristes à l’affût d’un sac nonchalamment retenu, distraitement, par des touristes en quête d’orientalisme. Ils tendent la main pour quelques dirhams. Youssef, l’éducateur des rues, connaît son terrain, il le parcoure de long en large, discrètement mais reste visible au regard des enfants qui l’appelle « Si Youssef ». Youssef me dit, « viens Laurence, je vais te faire traverser cette allée, suis-moi … ». Je le suis, nous entrons dans un espace à demi couvert, à demi à ciel ouvert, des groupes d’hommes et de jeunes s’affairent autour des thés à la menthe et des jeux vidéos… Nous traversons, moi… je regarde où je pose les pieds, le sol est jonché de détritus, des odeurs nauséabondes remontent telles des effluves sorties des égouts. Casa la blanche est grise et elle sent mauvais. Nous sortons de l’espace. Youssef me questionne, « qu’est-ce que tu as vu Laurence ? », Je lui réponds, « des hommes qui jouaient… - Mais encore ? – des jeunes qui jouaient aussi… Que fallait-il voir Youssef ? ». Là, dans cette salle sombre où des hommes jouaient, il y avait au fond un escalier. Celui-ci conduit sur les toits où des dizaines d’enfants se prostituent.
Casa la nuit, Casa le jour, jamais ses enfants ne quittent ses rues. Certains dorment dans les cimetières, dans des niches improvisées au creux de bâtiments en démolition. Les plus petits s’infiltrent dans les statues art design… les autres eux, arpentent les veines de Casablanca à l’affût de quoi se faire un dernier « snif » de colle ou d’essence… Puis terriblement d’autres se font assassiner dans les entrailles de Casablanca, juste sous nos pieds, dans le vacarme des klaxons, au milieu des rires estivaux… Jamais Casa ne dort !
Médecin psychiatre, elle fonde en 1995 l’association Bayti (ma maison) et est l’auteur de l’ouvrage, Bayti : un ovni dans la planète rue, 2000. L’association nous a fait don de l’ouvrage en plusieurs exemplaires, dont un est consultable au centre de documentation de l’IRFFE
Les enfants de Casa
Laurence Lutton
vendredi 22 juillet 2011