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Mettre des mots sur nos maux

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Annick Villanueva

lundi 19 décembre 2005

Issue de 2 familles d’ouvriers, petite fille d’espagnols fuyant la misère des années trente, j’ai fait le choix d’entrer à l’école d’éducateurs en 74, pour acquérir une indépendance financière que ne me permettait pas la fac de psycho. Mais 1974 a marqué la fin de l’indemnité de formation malgré une importante mobilisation du secteur. Il aura fallu attendre le projet de prévention de la délinquance de M. Sarkozy pour retrouver en mars 2004, les travailleurs sociaux dans les rues et faire reculer l’actuel ministre de l’Intérieur.

Novembre 2005 suite, en-autre aux mots de la rue utilisés par ce ministre, les banlieues s’embrasent , le projet toiletté et politiquement correct de ce dernier est finalisé et doit être présenté au parlement très prochainement, chercher l’erreur !

Lien Social avait posé la question : le travail social doit- il être militant ?

Je constate que depuis trente ans, nous avons pris, collectivement, la parole et réussi une mobilisation, uniquement pour défendre notre éthique et déontologie professionnelles et par-là même, le sens de notre travail.

Ce constat m’amène à un questionnement sur 2 axes :

- quel est le sens de notre travail ?

- dans quelles conditions l’exerçons-nous ?

Notre silence à ces deux questions est assourdissant, nous continuons à nous taire. N’attendons pas que certains médias, à la recherche du sensationnel, nous donne la parole !

A propos du sens de notre travail, je renvoie à l’ouvrage de Jacques ION «le travail social au singulier 1998» où l’on peut lire «la crise identitaire du travail social ne peut que se généraliser si l’ensemble des intervenants ne voit leur rôle national légitimé, à la mesure de la gravité de la crise sociale dont ils doivent assumer, jour après jour, les effets. »

Avec le paradoxe que si le travail social est exposé, critiqué (car l’impuissance des professionnels ne fait que masquer l’absence du lieu de socialisation), il s’agit aussi de la revanche de l’éducation spécialisée qui n’a jamais eu grand chose à promettre d’autre que la relation elle-même qu’il s’agit d’assurer et d’assumer en toutes circonstances !

Pourquoi nous taire et ne pas exiger :

- de remplacer les termes : quartiers sensibles, zones de non droits par quartiers populaires, zones de grande pauvreté et de souffrance ;

- le mot usager par public ou bénéficiaire , nous ne travaillons avec des serpillières !

- le mot jeune par jeune adulte quand ce terme ne concerne pas des adolescents ;

- que l’emploi du mot éducateur fasse bien référence à un éducateur spécialisé pour ne pas être confondu avec un éducateur canin !

- que les élus de proximité cessent de faire du clientélisme en promettant un emploi, un logement et des subventions qu’ils ne pourront donner qu’à une infime minorité !

- que les médias s’intéressent aux quartiers en dehors des flambées de violence pour témoigner des solidarités de voisinage et de parcours individuels, de progressions sociales qui existent sans avoir recours à la discrimination positive !

La liste pourrait s’allonger car nous pourrions être force de proposition, mais là arrive

mon 2ème questionnement : dans quelles conditions exerçons-nous notre travail ?

- Précarisation

Nous n’échappons pas à la massification de la crise sociale : emplois non pérennes liés à des dispositifs sans cesse remaniés, perte du pouvoir d’achat….. Contrairement à d’autres corps professionnels, nous n’avons jamais revendiqué une quelconque augmentation de salaire. Côtoyant la misère d’un peu trop prés, cela nous semble-t-il indécent ? Reconnaissons là nos origines religieuses !

- Déqualification

Je reprendrai ici aussi l’analyse de J.ION dans «le travail social à l’épreuve du territoire » publié en 1990 :

Les années 80, parallèlement à la décentralisation, ont vu le développement des dispositifs liés à la Politique de la Ville et aux programmes d’Insertion. Dans le secteur du traitement de la question sociale, apparaît un glissement sémantique avec l’apparition des termes intervenants sociaux . La notion d’ intervenant marque une indétermination, la notion d’ intervention , une pratique à court terme. Ce glissement sémantique indique des transformations qui, pour Jacques Ion, fragilisent la logique de professionnalisation supposant diplômes et statuts.

Et c’est bien le but recherché par les syndicats employeurs dans le cadre de la refonte des classifications de la CC66 (les termes éducateur et moniteur-éducateur ont disparu au profit du mot indéfini : intervenant éducatif !)

Et si le projet a été retiré le 6 décembre, c’est grâce à la mobilisation du secteur.

- Marchandisation

Parallèlement J.ION identifie dés 1990, l’apparition d’une logique gestionnaire, entrepreneuriale avec des spécialistes du management qui occupent les postes d’encadrement pour la gestion et le pilotage des dispositifs.

La loi 2002 de rénovation de l’action sociale a le mérite de mettre l’usager au centre du dispositif mais le client ne se profile-t-il pas ?

Ne soyons pas dupe cette loi correspond bien à une logique marchande et comptable d’économie de coûts !

D’autre part, la mise en concurrence, dans le cadre des appels d’offre à projets est un réel danger, un recul qui ne peut être que dommageable pour les citoyens concernés par l’action sociale.

La mise en concurrence évoque toujours, pour moi, l’enfant enjeux de conflit entre ses parents avec les conséquences que l’on connaît !

- Travail à flux tendu

La notion d’intervention renvoie bien à une pratique à court terme, antinomique avec les fondements et l’éthique du travail social. De plus, la généralisation de la crise a perturbé les repères, le travailleur social peut être confronté à son semblable, la relation au bénéficiaire se complexifie et se démultiplie. Parallèlement, non seulement soumis à une logique de résultats et de rentabilité, nous assistons à une diminution des moyens humains et techniques (combien d’équipes bénéficient encore d’analyse de la pratique ?).

A propos du manque de moyens humains, l’exemple de la remise en cause de l’ordonnance de 45 est édifiant ! Le législateur a préféré modifier la loi plutôt que de donner les moyens de la faire appliquer aux juges pour enfants !

Je viens d’écrire ce texte après la lecture du numéros de Lien social de novembre(rebonds n°775) .

Face aux donneurs de solutions, possibles réponses à des appels à projet (éduquons les parents, adaptons les méthodes pédagogiques), je préfère méditer sur l’article de J.Rouzel: « banlieues : les lieux de bannissement » car pour permettre aux adolescents des quartiers de relégation de mettre en mots leurs maux, nous devons démontrer notre capacité à faire de même, pour de victime se sentir opprimé comme nous y invite Augusto Boal et pouvoir enfin entrer en résistance !

Je voudrais conclure sur des illustrations de parcours de vie qui m’encourage à continuer mon engagement dans une démarche de pratique professionnelle citoyenne.

Permettre à un élève brillant en maths préparant son bac français de lire «les misérables » en intégralité alors que la consigne était de résumer un seul chapitre. Prêter à d’autres «les ritals » de Cavanna……

Croiser à l’Institut de formation de futurs éducateurs ou assistantes sociales, que j’ai connu en tant que jeunes ( c’ est à dire : adolescents français d’origine immigrée du Maghreb) , qui vivent dans les lieux de la relégation et ont réussi le concours sans une loi sur la discrimination positive !

Ils l’ont fait tout seuls, et le travailleur social à peut-être permis de soutenir ce désir là !

Un prof, lui aussi d’origine immigrée, lors d’une réunion, a dit fort justement réussir, c’est s’arracher à son milieu !

Nous avons une obligation de moyen et non de résultat (au sens de réussir).

Tout travailleur social doit s’engager à aider à trouver la bonne ou la moins mauvaise clef. Le bénéficiaire, en tant que sujet, peut refuser la clef, il peut la perdre, l’oublier, la jeter ou s’en saisir pour construire son projet de vie !

Travaillant depuis toujours en Prévention Spécialisée, je pense qu’il est fondamental de saisir les moindres signes de l’élaboration du «je » parce que malgré la précarité, la délinquance, la déstructuration familiale, la souffrance physique et morale, chacun a une marge de manœuvre, un espace de liberté. Et nous aussi, alors saisissons-en-nous pour mettre des mots sur nos maux, les nôtres et les leurs.

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