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PASSAGES DU DESIR

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Joseph Rouzel

jeudi 25 décembre 2008

PASSAGES DU DESIR 1

« Il faut qu'un vienne et dise: Voici, ainsi sont ces choses. Pourvu que ceci soit montré, qu'importe celui qui peut dire: J'ai montré la lumière.

Et la lumière, aussi bien, n 'est à personne »

René Daumal, Clavicules d'un grand jeu poétique , 1929.

Il existe un petit passage à Paris, dans le 10 éme arrondissement, entre la rue du Faubourg Saint Martin et le Boulevard de Strasbourg, nommé « passage du désir ». Dans une vie humaine aussi, on entrevoit autant de passages, d'un lieu à un autre, d'une position à une autre. Ces passages opèrent à l'occasion d'une rencontre avec des passeurs. Dans ces passes les orientations vitales d'un sujet peuvent changer de cap et se soutenir d'autres amarrages.

Commençons par le commencement, là où ça commence et là où ça commande, comme dit Hannah Arendt. Les premiers passages sont inscrit dans un roman familial, des fictions d'enfance qui m'enveloppent, que je recouds régulièrement car ils se démaillent et s'effilochent. Mon grand-père maternel c'était le Père Noël. ça commence bien. Mais enfin le Père Noël n'existe pas, vous n'êtes donc pas au courant? Mais si, il s'appelait même de son petit nom: Emile. J'ai entendu bien plus tard résonner avec beaucoup de saveur, dans le Séminaire III de Lacan consacré aux psychoses cette évidence: « Nous sommes tous insérés dans ce signifiant majeur: le Père Noël ». Jamais revenu de la grande boucherie de 14-18, le grand-père louvoyait entre les vaches à traire et le bistrot du village. A la gnôle dès le matin. Quand ma mère était jeune, pour dégager le chemin de l'école, car ils habitaient au fond d'un bois, il tirait des coups de fusil contre les sangliers. Grand-mère - la mère Noël- était une sorcière, une vraie, comme on n'en voit plus. Elle portait une bosse dans le dos, comme toutes le vraies sorcières. Elle avait chuté d'un chêne où elle était grimpée pour cueillir du gui entrant dans la composition d'une décoction, et avait « rebouté » seule sa colonne vertébrale déboîtée. D'où la bosse. Tout jeune je passai plusieurs vacances chez la grand-mère. Le Père Noël avait cassé sa pipe depuis belle lurette. J'ai encore dans l'oreille la mélopée des chansons qu'elle lançait à longueur de journée, et les contes, les contes à dormir debout qu'elle récitait. Et l'odeur de la galette de sarrasin cuisant dans l'âtre sur la bilig. Du père de papa je n'en sais pas grand chose. Si ce n'est qu'avec sa femme il ont vendu la boucherie familiale pour venir faire la foire à la ville. Ils ont tout dilapidé. Il est mort a l'usine à gaz en poussant les wagonnets. La grand-mère a épousé plusieurs maris, tous épuisés pas son train d'enfer. Ensuite il y eut papa, un grand souffrant. Papa, ouvrier typographe avant la guerre, aristocrate de la lettre, avait dû renoncer après 5 ans de service militaire et 4 ans de camp en Pologne, à exercer son métier. Ce fut un souffrance sans nom, car on ne parlait pas à l'époque. Mais sans le savoir, c'est sans doute lui, dans ce creux opéré par les vacheries de la vie dans sa propre existence, dans sa passion dont il fut amputé, qui me transmit très tôt l'amour de la lettre et des lettres. Maman, elle, vaquait aux soins de la maison, partait travailler comme femme de ménage souvent, et me laissait en garde chez la mère Paugam, à la baraque 15, juste derrière chez nous qui habitions à la 16. Sa fille Angèle était folle et bavait. Je l'aimais beaucoup, car le délire permanent je le recevais comme un jeu génial, sans cesse surprenant. Malgré elle, elle m'a beaucoup appris à ne pas avoir peur de humains qu'on qualifie de « psychotiques ou autistes». Des baraques il y en avait une bonne centaine, laissées à l'abandon par l'armée anglaise. Camp des nomades. J'y ai appris aussi les rudiments de la lutte des classes. Le camp était précédé par la gendarmerie et au-delà nous hésitions à nous aventurer: là s'étendait les territoires de la bourgeoisie. J'ai ainsi capté très vite ce que le XX éme congrès du parti communiste à mis à bas: la lutte des classes. Il n'est plus aujourd'hui question que de luttes des places et chacun pour sa pomme!

C'est vers mes 8 ans que se produisit une première rencontre qui allait changer radicalement le cours de ma vie. Etant issu d'une famille très catholique pratiquante, je me rendis à une neuvaine : pendant neuf jours, prières dans l'église paroissiale et prêche d'un missionnaire extérieur. Celui de mes 8 ans avait passé 25 ans en Chine. J'étais ébloui, il mêlait le sermon avec des bribes de morale chrétienne à des anecdotes tirées de son expérience. A la fin du premier prêche j'allais le trouver: je veux faire comme vous. Il me toisa de haut: vous êtes peut-être un peu jeune, non? Mais les jours suivants j'insistai tant qu'il vint trouver les parents. Et c'est ainsi qu'à 9 ans j'entrais au monastère de Chantepie dont ce prêtre était le Père supérieur. Je ne ne peux pas dire que l'enthousiasme religieux m'envahit. Ce qui me toucha ce fut les chants grégoriens s'élançant au petit jour dans la chapelle: Veni creator spiritus , viens souffle créateur! Qu'on traduise par: Saint Esprit, peu me chaut. J'entendais surtout les grandes orgues, souffle de la respiration et souffle de l'esprit. Les cours de grec à 4 ou 5 élèves sous les sapins du parc, avec un moine passionné par Platon ou Homère. En fait le passage chez les moines m'initia à ce qu'on a coutume de nommer culture. Il m'enseignèrent bien au-delà des savoirs disciplinaires, que l'on a le droit d'apprendre, que le trésor culturel de l'humanité est le bien de tous. Un beau jour le « Supin » comme on ne nommait, alias « muscadrome » (aérodrome à mouches pour cause de calvitie), alias « Père supérieur » me fit appeler. « Joseph, me dit-il, on a bien réfléchi, tu n'es pas fait pour la prêtrise, tu n'as pas la vocation. Il vaut mieux que tu fasses autre chose ». C'est un des plus beaux cadeaux que l'on m'ait offert. En effet à 14 ans je suis sorti du monastère avec cette question, l'envers de ce que le Supérieur m'avait dit : alors je suis fait pour quoi? Passage du désir.

Je n 'ai passé que quelques mois à l'Ecole Saint Martin de Rennes. Me retrouver à 30 élèves face à un prof qui dominait son monde du haut de son estrade et de son savoir, me décontenança complètement. Le coeur n'y était pas: ce n'est pas une façon vivante de partager ce que l'on sait. Sur ce point je n'ai jamais dérogé depuis. Mon idée de l'enseignement et de la formation se réfère aux Ecoles des anciens grecs, à l'Académie de Platon, aux cours péripatéticiens. Je m'envolai, je m'échappai. Je fuyais les savoirs sclérosés et aseptisés. Il y eut de longues années que certains osent désigner, parce qu'ils ne comprennent pas, comme « errance » (air rance bien connu!). Je fréquentais les bibliothèques, divers groupes anarchistes et situationnistes où j'ai peaufiné mon apprentissage de zoon politicon (animal politique) comme dit Aristote. Je découvrais les poètes beats, Kerouac, Ginsberg, Ferlingetti, les poètes vagabonds comme Blaise Cendrars et les chansons de Dylan. Un beau jour, j'avais à peine 15 ans je pris ma guitare sur le dos et partis pour Paris. Direction le Vert Galant où je logeais sur un banc de fortune et faisais la manche pour manger. Les flics me serrèrent à la sortie du métro: délit de vagabondage. Taule pour mineurs de Denfert-Rochereau. Il n'y a qu'une chose à faire quand on vous enferme, je l'ai toujours pensé, c'est s'enfuir. Evasion épique avec un copain belge. Course poursuite. Coups de sifflet. Nos jambes de 15 ans nous portaient plus vite que les cognes: enfin libres. Nous fonçons en stop vers la Belgique. Pas un sous. C'est l'hiver. En short. Nous cassons un appartement pour nous nourrir et nous habiller. J'aurai fait un mauvais truand: les habits volés donnaient d'emblée notre signalement. Arrêtés à la frontière allemande. Incarcéré à Huy. Je m'en souviens encore, j'y ai souvent pensé depuis, sur la porte de la taule était affiché un écriteau: « fermez la porte SVP ». Quel humour noir, ces belges. Dans ce moment difficile où je me soutenais de deux bouquins, les Poésies de Rimbaud et le Discours de la méthode de Descartes, j'écrivais beaucoup. Mon voisin de cellule m'avait à la bonne. Il avait découpé sa mère en petits morceaux et était d'une gentillesse peu commune. Il me fournissait en clopes. Et là autre rencontre. Le Procureur du Roi était chargé, comme j'étais mineur, de venir me rendre visite chaque semaine, pour vérifier que tout se passait bien. Première rencontre: « tu t 'intéresses à quoi? - La poésie! - Ah! ça tombe bien, moi aussi. » Pas un brin de morale, pas de férocité éducative pour ramener la brebis égarée sur le droit chemin. Rencontre avec un adulte qui ouvre les vannes du possible. Passage du désir. ça a duré deux mois. J'ai beaucoup appris sur la poésie, et accessoirement sur ce qui me servira plus tard, sur l'essence de l'accompagnement éducatif. A savoir se faire compagnon de route d'un plus jeune, d'un plus mal loti. Cheminer ensemble, faire un bout de route. Puis : lâcher les basquettes!

Retour en France. Mon père vient me chercher. Je me suis dit: je vais prendre une branlée. Mais non. On a éclusé une bière et pris le train. Je crois qu'il était encore plus estomaqué que moi. ça m'est resté en dépôt: ce qu'un père peut faire pour soutenir son fils. Etre là, juste là, présence vivante, même s'il ne comprend pas.

Il y a eu quelque temps plus tard la grande révolution de mai. Le désir à nouveau était aux commandes. Je travaillais dans une imprimerie et passais le bac en candidat libre. Championnat du monde du lancement de pavés; quelques slogans vaches : CRS/SS. Et surtout des jours et des nuits de palabres. Les katangais, loubards sauvages en pleine discussion politique avec des mandarins de l'Université; des poètes et des musiciens; des repas pantagruéliques; les gaz lacrymo et le citron qu'on se refilait pour lutter contre... Malheureusement la défection des syndicats ouvriers fit tourner le mouvement du joli moi de mai au cauchemar. La droite dure était de retour. Fini la libre expression. Tout le monde à nouveau doit marcher au pas. Ce n'est pas ce que j'ai appris. Je marche toujours de travers, boiteux devant l'Eternel. Départ pour l'Inde. Plus rien à tirer de cette vielle Europe aux certitudes rancies. Traversées des continents à la vitesse d'une vielle Ford Anglia bricolée. Grèce, Turquie, Iran, Afghanistan, Pakistan et enfin: Goa. La plage paradisiaque. Farniente. Noix de coco et poisson grillé au menu. De bonne heure j'allais donner un coup de main aux pêcheurs pour tirer les filets sur le rivage. Ils payaient en poissons, plein un seau: king fish, roussette, maquereau... Un mois pour se remettre de la révolution avortée et en route, on the road again. Kerala, Madras. Pondichery où Mère, la compagne d'Aurobindo, voulait m'enrôler comme prof de français à l'ashram. Beaucoup trop de bondieuserie à mon goût. Départ en flèche pour Darjeeling, cap au nord. Teuf-teuf du petit train qui fait ses chicanes pour gravir l'Himalaya. Temples Mahayana (grand véhicule), moulins à prière, grande féerie, fresques et voix graves. L'humour des moines, épaules nues dans la neige. Momo et chocho, avec spaghetti et piment au menu: plat national. Puis redescente dans les plaines: birman vihar à Bodh Gaya, le lieu de l'illumination du Bouddha. Là, méditation vipassana, une des branches du Hinayana (Petit Véhicule). Maître Anagarika Munindra. Le vipassana se présente comme très épuré dans son essence: quand on marche on marche, quand on mange, on mange etc Travail d'attention permanente à ces mouvement subtils qui ne cessent d'irradier dans le corps. Au bout d'un mois de ce régime, les constructions coenestésiques se désarriment. Les points d'assemblages (expression curieusement commune à Carlos Castaneda et Jacques Lacan), se désagrègent. Naissent de nouvelles perceptions, parfois dérangeantes, jugées un peu folles. « Maître j'ai l'impression de respirer avec une bouche à 3 mètres au dessus de ma tête. » Le maître est plié de rire. « Maître je n'arrive plus à distinguer le vent dans les bananiers du souffle dans mes poumons. » Le maître se roule par terre de rire. Il n'est pas sérieux. Il joue avec la toque d'un moine tibétain venu le visiter. Il donne des coups de poing qui vous jettent à terre quand vous prétendez comprendre. Furieux et rigolard à la fois: « ici il n'y a qu'un seul maître! » Un jour au bout de plusieurs mois, il demande à me parler: « Tu vas faire le singe encore longtemps? » Je tombe de haut. Moi qui suis un si bon élève. « Tu veux singer une culture qui n'est pas la tienne. Retourne chez toi. » Et il ajoute: « vous avez beaucoup de maîtres bouddhistes en occident, mais vous ne le savez pas. » Moi curieux: « qui? Qui?- Lewis Caroll! » et il part de ce rire tonitruant qui déchire l'air et ce masque de certitude que l'on se forge pour se donner bonne figure. Passage du désir.

Retour au pays natal. Je suis un peu débranché. J'ai loupé les derniers disques des Stones et des Beatles. Dylan ne va pas trop bien. Surveillant dans un lycée à Saint Paul-de-Léon. J'étouffe. L'éducation dite nationale, très peu pour moi. Garde-chiourme encore moins. Années 70: les communautés, le retour à la terre. On s'y met en bande. J'ai bricolé des références qui croisent la mystique et l'écologie. On ne sait rien faire de nos dix doigts. Si on veut survivre il faut se faire la main à des métiers. Loïc apprend la menuiserie, Domi, ma première femme, l'apiculture. Avec mon copain Jean on fait l'Ecole de Rambouillet où la rencontre d'un maître-berger m'éblouit et me met la puce à l'oreille sur les tours de main nécessaires dans tout métier. Je rencontre Alexandre Grothendiek, mathématicien de génie, prof au collège de France, médaille Fields 1966, un des père de la topologie, qui débranche le jour où il s'aperçoit que ses recherches vont servir à l'armée. Je participe à la revue Survivre et vivre qu'il a créée. Alexandre vit les math comme la musique: il capte des mouvements qui le parcourent et tente de les jeter sur papier. ça donne des équations, ça pourrait tout aussi produire une symphonie. Alexandre quelque temps après s'isolera complètement. La revue Sciences et Vie annonce sa disparition dans les années 90. J'ai retrouvé sa trace en Ariège. Après un énorme travail sur soi, des années de méditation dont il rend compte dans un livre-fleuve, La clé des songes , jamais édité. Il s'est retiré des voitures: il ne veut pas qu'on l'embête.

Ensuite, le Larzac: plus de 1000 brebis. Puis Saint Hilaire, près de Carcassonne où un chirurgien un peu fêlé a acquis une vallée entière qu'il veut consacrer à la recherche de nouvelles formes de socialité. Pas de loi, pas de règle! C'est très joli sur le papier et bien moins sur le terrain. En fait chacun fait ce qu'il veut: le foutoir! Mais à ne vouloir aucune règle commune c'est la loi du plus fort qui prévaut. Ainsi nous avions travaillé aux vendanges et troqué une partie de ce travail contre le labour d'un champ pour y planter du blé. Une bande de blaireaux débarquent de Paris et décident de planter du cannabis. Comme je ne suis pas pour la bagarre, surtout quand le rapport de force n'y est pas, nouveau départ. C'est vers cette époque que j'ai rencontré Carlo Suarès, étrangement. J'avais lu sa pièce La passion selon Judas . Je m'étais toqué de la monter. Je lui écris. Il répond, étonné: quand j'ai vu le cachet de la poste de Carcassonne, j'ai cru que c'était Joë Bousquet qui revenait. Je ne connaissais pas le poète à l'époque. Ce poète magnifique frappé d'une balle à la colonne vertébrale lors de la guerre de 14, paralysé toute sa vie, « transformé en lui-même » pour avoir frôlé la mort, comme il l'écrit à Carlo en 1922, qui marchait dans sa tête bien plus vite que d'autres avec leurs jambes. Rencontre avec Carlo à Paris. C'est un cabaliste et un peintre. Il a été compagnon de route de Krishnamurti et a signé ses premières traductions en français. Carlo m'initie au travail de la lettre hébraïque. L'alphabet des 22 autioths qui sont aussi des nombres. On peut remplacer toutes les lettres de la Bible par des chiffres, qui autorisent alors des traductions autres, ouvertes, sans fin. Comprendre que la Bible commence par la deuxième lettre, beith, qui est aussi le chiffre 2, et qui a un sens: la maison, donne du grain à moudre pour penser ce qu'est une institution, une activité éducative, un cadre etc. Nous avons beaucoup échangé par lettre avec Carlo. A la fin il m'a écrit: tu dois prendre la suite. Puis il est mort. J'étais bien embêté : la suite de quoi? Moi, la cabale et tous ces trucs ésotériques, c'est pas vraiment ma voie. Mais je pense qu'en laissant ouverte la définition de « la suite », il m'a laissé libre d'ouvrir un nouveau passage du désir. Il y eut aussi une autre rencontre vers cette époque. Celle d'un groupe de parisiens, Saros, animé par Daniel Verney et Paul Cissou. Ils croisaient l'astrologie et la psychanalyse. Drôle de mélange, mais efficace pour parler de soi. Daniel était polytechnicien, créateur du groupe, et Paul enseignant. Presque 10 ans de fréquentation de cette association, à travers les séminaires dits de « psychogénèse », dans lesquels je me suis engagé, m'ont soutenu dans la découverte du travail éducatif et son éthique. Ils m'ont mis la puce à l'oreille sur l' enseignement de Lacan. J'ai quitté quand j'ai senti que le groupe se refermait un peu trop sur lui-même. L'entre-soi a toujours produit la pourriture de tout groupe. Comment inventer un groupe, une institution , une association qui ne se referment pas?

Je passe quelques mois chez Aurélien, qui vit avec Gisèle, la femme de Claude Marti, un chanteur occitan, instit de son métier. Aurélien, un anarchiste triste et amère, avec un caractère de cochon. Il faut fuir à nouveau. Belle rencontre avec la propriétaire d'une campagne en Espagne. 500 ha, deux corps de ferme. On fait affaire. Et nous voilà partis avec les chèvres, Chiquita et Sissi en tête, dans un camion emprunté à la secte Hare Krishna. Evidement quand ils ont appris que c'était pour transférer des chèvres, ils ont tiré la tronche, ça ne collait pas avec leurs représentations.

Catalogne espagnole, sous le Roc de France. 900 mètres d'altitude. On voit par beau temps la baie de Rosas. Je pense à Dali à Port-Lligat. Il n'y a ni eau, ni électricité. Il faut se bagarrer avec les sangliers (encore eux!) qui croquent dans le tuyau branché à une source 1 km en amont. Travail avec le mulet, Sambano. 1 ha de maraîchage. Plus de 20 personnes à nourrir. Et la guerre qui n'en finit pas, car ça ne s'est pas arrêté en 36 avec Guernica. Guerre civile larvée jusqu'à la mort du Caudillo. Assassinat de Carrero Blanco, premier ministre. C'est la panique. Nous sommes connus comme « terroristes ». N'avons-nous pas fait passer par la montagne une imprimerie entière en pièces détachées, réassemblées à Barcelone pour l'impression de tracs anti-fascistes? Menaces de mort: trois balle dans la peau, me jette à la figure le chef de la Guardia Civile. Fuir, encore. Domi, ma première femme, qui a partagé tout jusque là, de l'Inde aux communautés, reste. La montagne est en feu. Bernard Blangenois, bûcheron et écrivain, en a tiré un beau roman: Une saison espagnole . C'est dans cette communauté anarcho-mystique (mélange détonnant) que nous avons fait l'acceuil de deux enfants venus de la banlieue de Paris. Ils ont mis le feu à la grange et rendu maboul le pauvre mulet.

Serdinya, dans les P.O. Troupeau de moutons. Amélie les bains, Montalba, au service d'un prince belge idiot qui a importé de Corse 300 chèvres et ne sait pas s'en occuper. Passage en Ariège où je retape une vieille maison avec Geneviève, ma nouvelle compagne. Réseaux communautaires. Rencontre du chanteur Maurice Bénin: on se lie d'amitié et j'écris quelques chansons pour lui. On fait le pain ensemble, au fournil, à l'ancienne. Foire de Saint Girons, tous les samedis; vente de confitures de myrtilles. Echanges, palabres, fêtes.

Dans le Gers. Près de Madiran. Foie gras, canards et oies. Travail de la vigne avec un vieux Massey-Fergusson 30. Imprimerie. Revue et éditions Cosmose , faite maison, 500 ex vendus, poésie, révolution intérieure, politique etc Lieu d'accueil. Des enfants, des adolescents, des adultes. Jean-Louis martyrisé par ses parents gitans; Violaine, enfermée à l'HP qui se soigne en dansant. Bruno, toxico depuis l'âge de 12 ans, devenu charpentier, compagnon, du Tour de France. Sans en avoir l' air, j'apprend l'éducation spéciale sur le tas. 5 ans de travail. 5 ans de rencontres avec des déglingués de la vie qui m'enseignent le métier, les tours de main, le fond de sauce. L'acte éducatif fonctionne d'abord à la relation; ensuite à ce qu'on partage et fait ensemble. Résultats surprenants. Mais au bout de 5 années de ce rythme d'enfer, tous le monde en a marre, Geneviève et les enfants. Moi j'ai découvert un métier qui me va bien, qui me réconcilie avec ces gardes-chiourmes rencontrés dans ma jeunesse que je qualifiais d'« éducastreurs ». Ecole d'éduc à Saint Simon. Première école créé en 1942 par l'Abbé Plaquevent pour former les jeunes issus du scoutisme qui encadrent, à l'Institut Pédotechnique, les enfants en exode sur les routes de France. Grande école, grande tradition: depuis tout s'est effiloché, on manage! Rencontre avec les grands totems, de visu ou dans les livres: Tosquelles, Capul, Oury, Dolto, Lacan... J'écris. Beaucoup. Comme un fou. Je trace les linéaments de ces 5 ans d'expériences éducatives, pendant lesquelles, le nez dans le guidon, je n'ai pas pu souffler. J'invente l'idée d'un travail dont le vécu ne se soutient qu'à partir d'espaces de construction du sens, de fabriques de fictions, soit dans la parole, soit dans l'écriture. L'acte éducatif ne prend son sens que dans l'après-coup, dans la fabrication d'une fiction. Je détourne le titre de Maud Mannoni, La théorie comme fiction sous la forme de : « la fiction comme théorie ». Maurice Capul, directeur et formateur de Saint Simon, ancien éducateur, historien de l'Institution ( Internat et internement sous l'ancien régime ) m'a beaucoup appris sur l'écriture dite professionnelle. Un jour en bibliothèque, il me glisse: tu écris bien, tu ne veux pas faire participer à la revue du CREAI? J'étais touché qu'un bonhomme de cette trempe fasse confiance à un bleu, tel que je l'étais, pas encore diplômé. Ce fut une aventure mémorable. La revue du CREAI, avec un beau n° sur l'adolescence, que j'ai organisé avec Legendre, directeur de la PJJ. Une liberté de ton, un espace ouvert, un laboratoire des métiers du social. Rémy Puyuelo, médecin directeur du Centre Psychothérapique, psychanalyste de renommée, qui m'embauchera un peu plus tard, est aux commandes. Jean-Pierre Barokas qui dirige le CREAI nous casse un peu les pieds. Il trouve que nous ne sommes pas assez sérieux. On s'en va, tout le comité de rédaction, pour créer une autre revue accueillie et financée par l'ARSEAA, à laquelle je donne son nom de baptême: Empan , pour prendre la mesure de l'humain. L'empan est une mesure ancienne comprise entre le bout du pouce et le petit doigt. Peu de temps après j'apprends la naissance de Lien Social . Je me précipite pour rencontrer André Jonis et Jean-Luc Martinet, les créateurs qui viennent de lancer le n° 0. Leur idée est de concurrencer les ASH dans la diffusion publicitaire. Je leur fait valoir que surgit là un espace d'expression sans précédent, une véritable plate-forme pour les travailleurs sociaux. Je vais trouver Tosquelles, Tosq', comme nous l'appelions, pour lui présenter Lien Social . Remarque du vieux: avec le lien on peut se rassembler, on peu aussi s'étrangler! Il y a aura beaucoup d'autres rencontres avec Tosq'. Soit dans des journées de travail, soit lorsque j'allais le voir à Granges. Je me souviens d'une interview pour Empan . Le magnétophone a déconné et la bande est restée muette. ça l'a fait beaucoup rire. J'étais avec mon copain Alain Chaplain. Nous avons passé des heures à reconstituer de mémoire ce que Tosq' nous avait confié sur la notion de « médiation ». ça a fait un beau n° d' Empan , le 4, je crois. Une fois il me dit en partant: tu diras à un tel que je ne pourrai pas aller à telle réunion. Je me dis en mon for intérieur: il ne peut pas faire ses commissions lui-même. Mais ensuite j'ai compris: en me chargeant de cette mission, il provoquait un peu le hasard, qui me fit rencontrer d'autres personnes et puis encore d'autres, dans le fil et l'aiguille qui se tissent à l'ombre de ce dire: va donc voir untel de ma part. Et le branchement opère. Du grand art, du lien social en acte! La dernière fois que je l'ai rencontré, Tosq' avait interdiction par son médecin de fumer. Il était bien malade, à bout de souffle. Evidemment il s'enfermait pendant des heures dans son cabinet, où s'étalait dans un coin son divan d'analyste; une montagne de livres jonchait le sol et le bureau. Tosq' fumait comme un pompier. Il avait bricolé un petit cendrier avec une feuille de papier et en partant, à quelques jours de mourir, il me tend cette feuille froissée en me susurrant, l'air complice: tiens, je te confie mes cendres! On peut comprendre alors que même après sa mort il était encore en vie puisqu'il demanda qu'à la sortie du cimetière on danse la sardane. Quel magicien! Il faut marcher sur deux pieds, disait Tosq': Marx et Freud. Non seulement il faut marcher, mais il faut... danser. Même dans les circonstances le plus tragiques, tel Alexis Zorba, lorsque tout s'écroule autour de lui, tel le poète mystique, Dalal al-din Roumi, l'inventeur des derviches tourneurs, qui écrit: ils dansent le monde.

Il y eut aussi quelques belles rencontres avec Dolto qui de temps à autre venait travailler à Toulouse en supervision. Je me souviens entre autres d'une de ses remarques un jour où nous parlions des enfants handicapés. Après nous avoir écouté, elle tapa du poing sur la table pour dire d'une voix qui vibre encore dans mon oreille: le sujet n'est pas handicapé. Ne pas confondre l'énigme du sujet et les signifiants qui le représentent, avec lesquels il est parlé. Tout le travail éducatif consiste alors à soutenir et accompagner un sujet pour qu'il se fraye un chemin dans ses propres signifiants qui ont pour charge de le représenter. J'ai beaucoup appris de Dolto sur la clinique du transfert et l'éthique qui la soutient.

Il y aurait encore tant à dire, à raconter, la fameuse « racontouze » de Georges Pérec. Tant de visages, de noms, de lieux, d'inventions, de trouvailles... La découverte de l'anthropologie avec Daniel Fabre, un chercheur comme on n'en fait plus, capable de nous embarquer dans ses recherches sur l'écriture ordinaire: 2 ans de travail acharné sur l'écriture que pratiquent les bergers sur le corps des brebis : entailles, peintures de lettres et de chiffres etc Daniel m'a enseigné la science du détail, des petits riens du quotidien. Il m'a transmis aussi les rudiments de la recherche de terrain. Mais je n 'étais pas très bon. Trop de digressions, trop d'envolées. J'ai rendu compte pourtant de ce travail dans Ethnologie du feu .

Il y eut aussi pendant ces années le travail d'analyse, la rencontre avec un analyste, mais surtout rencontre avec soi-même, un soi-même fondamentalement autre, insu, inconnu, inouï, inconscient. Une analyse qui se termina sur un grand éclat de rire. Un jour en sortant d'une séance, j'ai eu une illumination: tous ces emmerdements dont tu ne cesses de te plaindre en en attribuant la responsabilité à autrui, c'est toi qui les produits. Et j'ai éclaté de rire. Ou plutôt ça m'a éclaté de rire. J'ai compris ce jour-là le rire énorme d'Anagarika Munindra et la phrase de Lacan « de notre position de sujet nous sommes toujours responsables ». Décidément je vois que le rire survient comme fil rouge de ce récit. On lutte pendant des années, et parfois toute une vie pour ne pas se confronter à cette évidence. « Por ce que rire est le propre de l'homme ». Divin Rabelais. Substantifique moelle.

Puis j'ai fait le formateur et le psychanalyste. Aux CEMEA de Toulouse où des collègues m'ont enseigné les rudiments du métier. Ensuite à l'IRTS de Montpellier, que j'ai quitté quand je n'ai plus supporté l'usine à gaz, ni le dévoiement d'une transmission en fonction de modèles singés de l'Université. J'ai créé PSYCHASOC, l'Institut Européen Travail Social et Psychanalyse. Entre mes patients et les interventions de formation, au centre ou dans les établissements, ce sont alors au jour le jour depuis 2000, des centaines de rencontres à chaque fois uniques et surprenantes.

Puis vient un temps où les rencontres, comme autant de chocs auxquels préside la déesse Tuchè , comme autant de passage du désir, il faut savoir s'en débrouiller seul. Car se pose alors la question de se faire soi-même le passeur pour d'autres. D'assumer ce ruban de transmission tissé longtemps avant soi par d'autres, au fil des générations. Vient le temps de sentir passer ce que transmettre, enseigner, former, autant de métiers de l'impossible, veulent dire. Que nous ne sommes que des voies de passage. Pour quoi? Pour une énigme vivante, pour que se poursuive l'aventure humaine, ce mystère d'un être parlant apparu sur terre il y a 3 millions d'année et dont chacun d'entre nous porte sur ses épaules la responsabilité. Se pose alors la question de se soutenir dans le vide. J'ai fait la rencontre récemment d'une peinture du grand Léonard, La Vierge, l'Enfant Jésus et Sainte Anne . On y découvre Jésus enfant tenant dans ses mains un agneau, le regard tourné vers sa mère, qui le regarde affectueusement tout en se tenant sur les genoux de sa propre mère, Sainte Anne, laquelle enveloppe de son regard l'ensemble de la scène. C'est comme une cascade de regards s'écoulant les uns dans les autres, un déclinaison du soutien. Nous avons bien là une mise en perspective, voire en abîme de ce que Winnicott nommait : le holding du holding. Chacun soutient l'autre. Reste une question en suspens : de quoi se soutient Sainte Anne? Je dirais : le ciel vide. L'horizon s'ouvre et se creuse comme dans tous les tableaux du maître italien. Sainte Anne se soutient dans le vide du ciel. J'ai été étonné de trouver à Londres, à l'entrée du dernier cabinet de Freud, à Marensfiels Garden, une reproduction de ce même tableau, dont il existe deux versions. Vient un temps où il faut savoir se guider, seul, comme Dante, une fois traversée « la forêt de sa vie », ayant été soi-même accompagné par divers grands personnages dans les passages du désir.

Joseph ROUZEL, psychanalyste, formateur, directeur de PSYCHASOC.

Montpellier, 27 décembre 2007.

Deux derniers ouvrages parus:

1 Ce texte est extrait d'un ouvrage collectif Passeurs d'humanité , coordonné par Loïc Andrien et paru chez érès en novembre 2008. Le pari pris était de demander à des « vieux de la vielle » de témoigner de leur parcours, de leurs rencontres, des événements qui le sont marqués et fait ce qu'ils sont.

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