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Petite ethnographie d’un éducateur en prévention spécialisée

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Edith JAILLET

mardi 16 novembre 2010

Petite ethnographie d’un éducateur en prévention spécialisée

 

Un quartier de l’agglomération lyonnaise, 9h en ce mardi matin. C’est une heure de flottement, de transition, de redistribution des places : les actifs ont quitté le quartier, il y a quelques heures déjà, pour rejoindre leur lieu de travail sur l’agglomération. D’autres investissent cette ville. Ils sont  salariés des entreprises, des bailleurs sociaux,  des centres sociaux, des structures associatives, des employés de la Mairie, du Grand Lyon, du Conseil Général, enseignants des collèges ou des lycées… Comme eux, j’arrive à peine et je viens prendre mon travail. Je suis éducatrice en Prévention Spécialisée. Quel drôle de métier ! Prévention Spécialisée… « Spécialisée en quoi ? », nous rétorque-t-on souvent. Question légitime. Réponse bien souvent décevante pourtant. En rien. Justement ! Mon travail consiste à intégrer un quartier, à me familiariser avec son environnement, d’en donner une lecture possible pour, in fine, proposer une offre relationnelle à ses habitants  et  créer des liens avec les jeunes, ces jeunes en voie de marginalisation. « Vous savez, ceux qui sont là, juste en bas de l’immeuble, qui errent dans le quartier, dans l’attente de jours meilleurs…. ». Souvent, on nous répond : « Ah, ceux-là ! Ceux qui fument toute la journée et qui foutent le bordel le soir !!! Mais il n’y a rien à faire avec eux ?»

A l’évidence, la tâche n’est pas aisée. Les incompréhensions sont nombreuses même si elles ne sont pas généralisées.  Les représentations encore trop souvent figées, témoins de cette crispation,  laissent apparaître l’ampleur de l’enfermement. Cet enfermement des esprits, ce cloisonnement moral, cette assignation  parfois comparée à celle des ghettos par quelques spécialistes qui tentent d’alerter sur la question… Soit ! Pour autant, c’est là que je travaille, que je dois affirmer ma présence qui témoigne avant tout d’un investissement institutionnel, d’une préoccupation sociale et, dans ce contexte, ma tâche principale consiste à favoriser la mise en œuvre du lien social  ; ce sacro-saint lien social cher aux sociologues depuis quelques décennies et qui semble faire tant défaut à ces quartiers. Pas si sûr pourtant. Les solidarités existent. Les réseaux aussi. Quant à elle, la Politique de la Ville et son chapelet de dispositifs s’enchaînant depuis plus de trente ans au gré des plans successifs, préfère désormais parler de dynamiques sociales des quartiers dits « sensibles ». Nous glissons ainsi vers une vision opérante, effective, pour ne pas dire efficace de la vie sociale, pensée pour ces habitants et ces quartiers en difficulté. C’est un contexte de travail bien atypique ma foi, que celui des éducateurs en Prévention Spécialisée !

Assise devant un café, dans ce petit bar aux alentours du quartier où rien ne semble avoir bougé depuis les années 80, je viens respirer quelques  instants l’ambiance, comme pour donner le « la » à cette journée qui commence. Il y a les habitués, ces hommes du quartier qui viennent lire le journal ou s’épancher sur les dernières rumeurs, le temps, les faits divers…. Un cantonnier qui fait sa pause. A une autre table, quelques ouvriers qui travaillent sur le chantier, juste à côté ; un de ces nombreux chantiers dans cette ville en constante mutation depuis le lancement des grands projets de réhabilitation. C’est le temps des palabres, de l’échange, du lien. Si ma présence surprenait ou inquiétait à mon arrivée, désormais ce sont plutôt mes absences qui se font remarquer : « On t’a pas vu cette semaine ! Tu fais la gueule ? ». Non, je ne boudais pas leur présence. Mais ces dernières matinées étaient bien occupées : les accompagnements éducatifs requièrent de plus en plus de temps. Les jeunes que nous rencontrons semblent être dorénavant enlisés dans des situations toujours plus  complexes, où les points de rupture avec la famille, l’environnement et les institutions apparaissent plus radicalement. Ces jeunes qui, tout juste sortis de l’enfance, semblent si éloignés du monde, si marginalisés pourrait-on presque penser. Ont-ils toutefois, un jour seulement, eu le sentiment d’avoir été pleinement présents à ce monde ? C’est souvent la question qui s’impose à nous, éducateurs, quand nous rencontrons ces jeunes et qu’au détour d’une conversation, bien souvent sur le ton de la confidence, nous mesurons combien la plupart semble souffrir, parfois en pleine conscience, de ce qui les tient à distance de cette société et de ses exigences. Untel voudrait bien avoir un diplôme, ne serait-ce qu’un CAP, mais il n’a jamais pu rester à l’école. Il voudrait bien avoir un travail, un métier, une fonction, « une vie tranquille, quoi ! » comme on l’entend souvent, mais les codes du monde salarial, même dans les emplois sans qualification, lui sont si illisibles. Il voudrait bien que ses parents soient fiers de lui, que les conflits ne se soient jamais enkystés. Mais là encore, les incompréhensions se sont cristallisées et les relations sont devenues trop souvent impossibles. L’éducateur en Prévention Spécialisée est alors, bien souvent, le dernier interlocuteur présent, témoin de cette violence quotidienne que subissent ces jeunes et qu’ils rendent bien d’ailleurs  ; ces jeunes trop souvent résignés mais parfois encore, fort heureusement, en quête de sens.

C’est comme ça qu’au cours d’une matinée très ordinaire, je me retrouve à négocier, comme un commercial vanterait les bénéfices d’un produit, un délai supplémentaire auprès d’un foyer d’hébergement pour qu’un jeune n’en soit pas exclu, aujourd’hui au moins. Ou qu’un centre de formation accepte, une fois encore, qu’une jeune puisse réintégrer le dispositif malgré ses nombreuses absences, ses retards et ses problèmes de comportements. Qu’un service social fournisse une aide alimentaire. Que la Mission Locale veuille bien tenter encore une fois, une inscription dans une démarche d’insertion, que le Service Enfance de l’Unité Territoriale du Département accepte, pour cette fois encore au regard de leur budget restant, de prolonger un Contrat Jeune Majeur -ce dernier outil mobilisable pour les 18-25 ans- le temps que le jeune homme ait réuni les conditions d’une admission en Foyer de Jeune Travailleur… Encore, accepter, convaincre, discuter, négocier, défendre… encore et encore essayer de laisser quelques portes entrouvertes pour ces jeunes. Comme pour les convaincre, eux aussi, que notre société veut bien d’eux !

J’arrive enfin sur le quartier. Les gardiens d’immeuble ont terminé leur travail. Poubelles et allées ont belle allure. Je les croise. Nous échangeons. Tantôt sur les dernières activités des jeunes qui ont animé la nuit, tantôt sur une nouvelle famille qui vient d’arriver dans l’immeuble. Les mères de famille partent ou rentrent de leurs courses. On se dit bonjour. On prend des nouvelles d’un fils qui n’a toujours pas de travail et qui dort encore à 11h du matin ou d’une fille qui va bientôt se marier mais qui aimerait bien faire une formation. Certaines mères, plus inquiètes que d’autres, ou plutôt moins résignées sans doute, vous lancent : « Tu peux passer quand à la maison ? Faut que tu voies mon fils». On saisi l’ampleur de la difficulté : du désarroi des parents à l’isolement des jeunes. Peut-être me téléphonera-t-il ? Plus certainement, je le verrai en fin de journée sur le quartier.

Fin de matinée. Retour au service : messages, notes, informations. Des démarches administratives, des partenaires à solliciter. Ça et là, un coup de fil à la Maison de la Veille Sociale pour s’informer de l’avancée du dossier d’un jeune, à un avocat, au service social d’une Maison d’arrêt pour un autre, à un collège, à l’U.T…. Quelques dossiers à finaliser, un courrier, un projet collectif…

15h dans le quartier. Je suis assise sur un banc. J’attends un jeune. Nous avions rendez-vous. Il ne semble pas venir. Je l’appelle. Répondeur. Je laisse un message, lui dit que j’attends encore un petit quart d’heure et que je partirai. Un quart d’heure, là, au bord du quartier à observer les allers et venues des habitants. Quelques jeunes commencent à arriver. La plupart se réveille seulement. On suppose aisément quelles furent leurs occupations nocturnes. On commence à discuter, à plaisanter, à échanger sur les derniers jours. L’un d’eux me demande si on peut se voir. Alors, on part s’installer au snack d’à côté. Assis à une table, devant un café ou une canette de soda, la conversation s’engage plus sérieusement qu’avachi  sur un banc sous le regard des autres ! De notre échange naîtra quelques pistes de travail. Sans doute, faudra-t-il les réitérer maintes fois avant qu’il ne soit réellement en mesure d’entamer des démarches vers la formation ou l’emploi, le temps de cheminer. Peu importe, notre constance sur le quartier viendra signifier à ce jeune, comme aux autres, que nous sommes là, maintenant pour étayer un quotidien nébuleux, plus tard pour commencer des démarches et tenter une confrontation avec l’extérieur, cette extériorité si difficilement appréhendable.

Il est presque 17h. Les rues du quartier s’agitent à nouveau : des enfants jouent sur les aires de jeux, seuls en sortant de l’école. Quelques collégiens  tardent à rentrer chez eux, traînant le pas ou se chahutant. D’autres traversent le quartier à vive allure, sous le regard de leurs mères qui, du 10 ème étage, veillent à ce qu’ils rentrent rapidement à la maison. Quelques hommes reviennent du travail. On se presse dans les allées. On s’agite sur les parkings. On se parle aux fenêtres. On entre, on sort. Un bonjour par là, un signe de la tête par ici. Quelques conversations engagées devant l’allée. On évoque ensemble les soucis des uns et des autres, les projets, les empêchements, les enfants,  l’avenir….

Progressivement, à l’heure du repas bien souvent, les espaces publics retrouvent un calme apparent. Restent alors les jeunes. Et l’éducatrice. Témoin en ce début de soirée, là plus qu’à tout autre moment de la journée, du malaise de ces jeunes qui squattent les allées, occupent l’espace public, pris dans les méandres de l’économie parallèle, s’enivrant alors de l’illusion de puissance ainsi procurée. L’éducateur en Prévention Spécialisée est donc là avec ces jeunes, pour quelques temps encore, avant que la nuit ne reprenne ses droits, juste pour signifier ce lien, entre l’adulte qu’il représente et cette jeunesse en mal de vivre . Celle qui se cherche et qui, avec le temps, la constance et la confiance sollicite une relation éducative, brièvement, parfois plus longuement,  pour parvenir à se prendre en charge et mener son bonhomme de chemin…

C’est dans cette banalité du quotidien que s’inscrit l’intervention de l’éducateur en Prévention Spécialisée ; de cet ordinaire que naît puis se pense notre travail. Notre simple présence dans ces quartiers et  auprès de ces jeunes vient déjà affirmer une posture, signifier un rôle, témoigner d’une volonté institutionnelle : d’un projet social inscrit dans la Loi à sa mise en œuvre par les associations ; lesquelles, par délégation, garantissent le cadre des missions et  l’obligation de moyens.

Puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, des missions et des moyens ! Quelques poignées d’éducateurs égrenés sur des territoires repérés et définis par des logiques politiques tentent de mener à bien les missions qui leurs sont confiées. Se gardant bien de prétendre se suppléer aux parents, à l’école ou à toutes autres formes d’éducation dans le traitement des carences ou des souffrances individuelles et collectives, la Prévention Spécialisée trouve sa place dans l’espace laissé vacant, dans l’informel de ces quartiers. Est-il  indispensable de rappeler que nos pratiques inscrites dans ces territoires de la marge, nécessitent souplesse, adaptabilité et réactivité pour être efficientes ? La marge et l’informel sont deux conceptions qui s’accommodent mal des logiques comptables !

Sans doute, c’est là que le bât blesse….Là que la question des frais professionnels attribués  suivant le principe du forfait -correspondant à la nature même du travail éducatif en Prévention Spécialisée- vient signifier cet espace laissé à l’informel.

Est-il alors si impensable que ce mince filet de liberté, cette petite marge de manœuvre laissée à la seule appréciation du professionnel, celui qui est impliqué au quotidien dans la relation, puisse échapper à une volonté de contrôle empreinte du fantasme de maîtrise si présent aujourd’hui ? Les contradictions semblent nombreuses entre volonté politique et mise en œuvre de ces mêmes politiques. Si ces dissensions sont sans doute inhérentes au système, essayons tout de même de préserver un peu de cohérence…dans l’intérêt, justement, du respect de nos missions.

Edith Jaillet

Educatrice spécialisée.

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