Textes > fiche texte

Peut-il y avoir une éthique "professionnelle" ?

Suggérer à un ami Version imprimable Réagir au texte

Bernard Pellegrini

vendredi 01 avril 2005

On trouvera également ce texte, ainsi que beaucoup d’autres sur ce sujet, sur le site de l’Association Lacanienne Internationale, rubrique Psychanalyse et travail social. www.freud-lacan.com

Préambule

Ce texte est maintenant très ancien puisque paru dans le n°1-1991 de la revue Informations sociales (CNAF) consacré à l'éthique.

Bien des choses ont changé depuis lors, en particulier pour tout ce qui décrivait, dans les termes et les conditions d'alors, un certain branle-bas dans le Landerneau intellectuel du travail social. Rares sont aujourd'hui les thuriféraires de l'érection de ce dernier en "science comme les autres sciences sociales", même s'il est devenu une discipline (d'enseignement) par la récente création de la première chaire de travail social au CNAM, comme une consécration de tous ces efforts du côté de la recherche, académique ou non. De nos jours, politiquement, le travail social paraît dispensé de prétendre faire science, mais est assigné à épouser ses rejetons technologisants : management et ingénierie du lien social.

Fallait-il donc réécrire - ou simplement supprimer - tout ou partie de cet article, notamment sur sa description phénoménologique ? Le parti inverse a prévalu pour l'acuité intacte de sa problématique centrale : ce que pourrait être une éthique de l'acte dans le champ social et éducatif. Quelle serait donc la spécificité de l'acte du travailleur social ? Appel à contributions…

***

La question posée était : que signifie le "retour en force" de l'éthique dans l'intervention sociale et éducative ? Chercher à y répondre oblige à clarifier ce point : - mais s'agit-il bien de cela et en quoi ce phénomène devrait-il, pour ce champ, prêter à particulière distinction ?

Puis vient la deuxième question, centrale : comment se pose, comment poser la question de l'éthique dans l'intervention sociale et éducative ? Réponse, par cette autre interrogation : est-elle seulement posée comme telle ?

D'où retour à la case départ, troisième question, nodale : mais qu'est-ce donc que la question éthique dans l'intervention ? Et l'on cernera alors le lieu où cette question, de fait évincée, close, voire forclose, pourrait s'ouvrir en droit, convoquée pour une cause réelle et sérieuse : ce lieu est celui de l'acte du praticien.

La montée en puissance

transparence du "social" au social

Autant l'avouer tout de go, je n'ai pas une croyance inconditionnelle dans les thèses de la consistance du "social" comme champ propre ou distinct, qui comporterait alors la spécificité des objets qu'on pourrait y prélever - pour les construire, dans la recherche par exemple (1) - et encore moins une quelconque extraterritorialité par rapport aux phénomènes sociaux généraux, qui traversent plutôt ce champ de part en part, en y prenant quelques reliefs du fait de la troublante redondance du social, ici, sur lui-même. Aussi, parler du retour en force de l'éthique, en fait de son invocation, dans le secteur, consiste seulement à y montrer comment ses traits apparemment particuliers sont de bonnes loupes grossissantes de ce qui paraît jouer de manière générale dans la cité.

l'éthique comme maître mot du social-consensualisme

Dans le social également, l'éthique est en promotion (2) selon la pertinente formule de Robert-W. Higgins, débutant son excellent article, "La bioéthique sans la mort et sans l'amour", dans le numéro de la revue du Riff d'octobre 1987, consacré à l'éthique (3). Dans ce texte, il examine comment la "bioéthique", en biologisant et médicalisant l'éthique, donne une traduction et une appropriation de ce questionnement dans les termes recevables et convenables pour le pouvoir et la raison technologiques. Pour Higgins, la bioéthique secrète une nouvelle morale : camoufler les enjeux d'une réflexion éthique. Refusant tout droit de cité à la question de la mort et (de la fonction) du Père au nom des sciences de la vie (réelle biologique), elle donne une version qui vient annuler l'écart, la division subjective, la confrontation avec l'altérité radicale, absolue, que le souci éthique a toujours signifié. Par sa visée technologisante, elle dit sa défiance de la parole, sa récusation du symbolique.

Un autre article vient à l'esprit, dans une tout autre veine, paru dans les Actes de la Recherche sous la plume de la sociologue Dominique Memmi, intitulé "Savants et maîtres à penser". Celle-ci voit, dans les grandes cérémonies de médiatisation du thème de l'éthique (la bio, s'entend), des lieux de légitimation de nouveaux maîtres penseurs, appelés à créer de nouvelles normes dans un dialogue brillant à portée d'oreille attentive et désintéressée des pouvoirs publics organisateurs. On s'amusera à son analyse de toutes les contorsions rhétoriques et les subtilités des positions d'énonciation requises pour ce qui est, en fait, la mise en œuvre d'une logique d'expertise en matière de sagesse : où il s'agit de dire l'éthique dans la dénégation même de toute compétence normativante que donnerait le savoir détenu, le plus souvent scientifique, agrémenté du grain de sel de quelques penseurs et moralistes pour faire bonne mesure (4). Décidément, donc, là où bourgeonnerait le thème de l'éthique, fleuriraient les indices, les insignes du Maître !

Pourquoi cette place des savants et des sachants de tous poils ? C'est que l'éthique surgit forcément dans la queue de comète (la traînée de poussières) que laisse la science. La science ne va pas dans le sens de la morale mais elle assure toujours son retour en force. Curieuse victoire à la Pyrrhus pour l'éthique qui se voit convoquée d'autant plus à grand frais dans des comités officiels garde-fous (au sens strict du terme), qu'elle a été démise de toute voix au Chapitre par le discours de la science (pour lequel tout ce qui est possible doit être réalisé). Déchaîné en scientisme usurpant sa fonction de régulateur social, ce discours fournit ses arc-boutants à la souveraineté aveuglante de la raison technicienne et productiviste qui accomplit la religion industrielle telle que l'étudie opiniâtrement Pierre Legendre (5).

Bon, mais alors le social ? Puisque l'éthique y est aussi en promotion, pourquoi ne pas adopter pour le champ social un nouveau concept (au sens marketing et non épistémique de terme) : la "socioéthique", comme il y a, aux cieux du nec plus ultra de la science, la "bioéthique" ? Sous le firmament de la "socioéthique", et bien que la technologie sociale à la mode ne soit pas un aussi bon support en tant que pointe avancée de la raison technologique que ne l'est la médecine, le social pourrait alors prétendre participer de ce que décrit Higgins : "… Nouvelle figure de l'Autre, miroir où apparaît peu à peu l'image d'un “homme nouveau” qui serait (enfin ?) sans illusions, sans religion et dont les corps et les désirs (donc pris comme sujet) enfin objectivés, mesurés, évalués, ne seraient plus que l'objet d'une bonne gestion sociale…"

Mais en fait, ne nous a-t-on pas inventé la "socioéthique" qui garantira l'Un consensuel ? N'est-ce pas "l'éthique communicationnelle" de ce bon Habermas, qui vient, avec force épais traités philosophiques, habiller du sceau de la pensée les oripeaux de l'idéologie social-démocrate et les valeurs de l'économie de marché - enfin lavées de tout soupçon par les gauches démocratiques au pouvoir et élevées au rang de Souverain Bien par l'heureuse chute des totalitarisme socialistes réels ? Doit-on considérer que la question éthique se règle à coup d'autocélébration triomphante du relativisme consensualiste et du "pousse au jouir" du service des biens, où la seule culture qui vaille dorénavant doit être "d'entreprise", qui a mis au point en effet les techniques les plus efficaces de la manipulation des sujets que sont le management, le marketing et la communication ? (6).

Le regain de l'éthique dans le social est d'abord un retour en force tout court de l'éthique qui n'a rien de propre, au contraire, au "social" puisqu'il marque notre société comme les sociétés occidentales et bientôt les pays de l'Est. Correspondant à la fin des idéologies "dures" (7), il est en effet en fonction de maître mot. Les valeurs traditionnelles du travail social, idéaux sur la place desquels il faudra revenir plus loin, épanouissement individuel, autonomie, etc., sont actuellement malmenées au profit du local, de la proximité, de l'insertion-dans-le-droit-à-la-différence, de l'éthique du dialogue, de la communication, du respect de l'autre et ainsi de suite (8). Toutes valeurs infiniment sympathiques, il va de soi. Et l'ingénierie sociale de nous fournir les technologies de cette démocratie managériale.

Cependant se référer à des valeurs ne suffit pas à leur donner consistance, ni à ce que ce soient elles qui guident effectivement une praxis (9). Ici, comme pour tout discours, tout dépend de qui le tient et pour quel usage, et dans quelles conditions. Ce qui, dans certaines circonstances d'oppression par exemple, peut faire effet de vérité, prendre valeur de résistance ou délivrance (pensons au discours religieux en Pologne) peut, d'un autre côté, asservir aux maîtres les plus sévères (qui ne sont pas forcément des maîtres en chair et en os). Une très incisive analyse de ces glissements discursifs nous est fournie par le coup de gueule d'Alain Finkielkraut dans La Défaite de la pensée (Gallimard, 1987) où il dénonce la pernicieuse perversion du discours des Droits de l'Homme et des "Lumières" dans la communauté internationale (ONU) y compris chez nos hommes d'État si attachés à nos principes révolutionnaires. Un seul exemple : le thème du droit à la différence dont une modalité revient à assigner l'autre, l'étranger, l'immigré à résidence dans sa culture d'origine, sa Volksgeist (10), à un devoir de fidélité à sa condition, soit à une forme sophistiquée de racisme.

Si un discours est ce qui fait lien social, il faut bien qu'il opère le refoulement d'une vérité, d'une parole singulière, pour faire sens commun. Or, peut-il y avoir encore place pour une telle parole, un tel effet de vérité si, au nom du respect d'autrui, elle ne peut plus diverger et ne rencontrera que son exténuation dans la tiédeur relativiste d'une compréhension molle qui ne comprend rien du tout ? Dans une telle relation, il n'y a plus d'acte de parole, de symbolisation qui tienne pour un sujet. Il ne reste plus à ce dernier que la ressource du passage à l'acte. Conduites déviantes, délinquance, toxicomanies, les problèmes sociaux devraient encore donner de beaux jours au travail social dans le contexte d'une société de communication, du consensus mou et des sciences du sourire. Sans compter que l'inquiétude de l'absolu ne trouve plus à se dire que sous les formes abjectes du lepénisme ou de l'intégrisme religieux.

L'impensé du travail social

L'éthique dans le champ du travail social est présente/absente :

- elle est présente comme thème et comme pétition de principe, sous la forme traditionnelle de valeurs et d'idéaux humanistes/altruistes, qu'ils soient historiquement d'origine confessionnelle ou laïque républicaine (11), idéaux dont nous verrons plus loin comment circonscrire la portée dans la problématisation de la question éthique ;

- elle est présente quand elle est convoquée comme emblème, ressort d'un lien social entre acteurs du champ, de légitimité et d'autonomie :

- elle est explicitement revendiquée et promue dans la conquête de la professionnalisation du travail social, sous la forme des dérivés déontologiques censés réguler les pratiques. C'est le code déontologique du Service social adopté par l'Anas (texte de 1949, actualisé en 1981) ;

- ces derniers temps, vu le contexte sociétal décrit plus haut et les suites de la décentralisation, l'éthique est à nouveau remise sur le métier dans une tentative de relative autonomisation des acteurs, notamment des métiers du "social" face aux décideurs politiques qui tendent à les assigner au seul rôle de techniciens exécutants zélés de leurs politiques.

Cependant, si ces recours quelque peu stratégiques au thème de l'éthique ont leur raison d'être et leur fonction sociopolitique réelle, ils n'épuisent pas, de loin, notre sujet (12).

Le rappel des acteurs à l'importance de leur responsabilité éthique est également opéré depuis d'autres horizons, notamment par des chercheurs qui s'intéressent de près à l'intervention sociale et qui n'ont pas trop de mal à pointer cette question comme le grand oublié, le grand impensé du travail social.

De fait, l'éthique comme question est absente du champ de l'intervention sociale et éducative puisque posée comme réponse, comme point de certitude quant aux finalités du "social", point d'appui pour garantir les pratiques. Question évacuée, nous dit Daniel Cerezuelle, pour cause de course folle à la technicisation (13). Question "occupant une place structurante pour le travail social parce que place vide, occupée par une référence largement négative à la morale d'un côté et par un effort pour construire des codes déontologiques de l'autre", selon Michel Autes qui me semble avoir écrit, pour les Cahiers du C.r.t.s., un des meilleurs articles de revues sur ce sujet intitulé "La déontologie ou l'éthique perdue du travail social" (14).

Il faudra revenir ci-dessous sur l'analyse des mécanismes d'éviction d'une problématique de l'acte, registre strict de la question éthique tel que l'a, semble-t-il, pour la première fois posé (15), la Fédération nationale des comités d'entente et de liaison des centres de formation, aux journées d'étude de mars 1988, objet d'une publication qui servira de base à la suite de cette réflexion : "La Théorie et le savoir dans l'acte du praticien, ou la question éthique dans le champ social et éducatif"16.

La question de l'éthique dans l'acte du praticien

actualité et acuité de cette question pour l'intervention socio-éducative

Très rapidement, faute de place :

- aujourd'hui où l'on réclame de toutes parts des comptes au travail social, où l'on l'exhorte à virer ce qu'il escompte à la comptabilité ; où l'on exige qu'il réponde à une obligation de résultats du type de celles du réparateur-mécanicien grâce aux technologies sociales avancées ; là où l'idéal de maîtrise se fait injonction absolue, impératif catégorique assigné avec d'autant plus de sévérité qu'il fait défaut au politique - en cela même que ce défaut est constitutif du rapport social - , il y a lieu de ne pas céder sur le questionnement éthique ;

- au-delà des aspects de leitmotiv un peu agaçants, ou des maniements parfois stratégiques de cette invocation ; au-delà du sempiternel "malaise" dans la profession qui, au plan collectif, s'explique par le peu de reconnaissance sociale et politique des métiers et des acteurs du "social", il y a chez les praticiens au plan individuel une préoccupation qui touche à une inquiétude pour le sens de leur action, non seulement quant au rôle que leur assigne leur place dans la réalisation de la commande sociale, mais plus fondamentalement exigence personnelle : pouvoir compter qu'on est "dans le vrai", qu'on a vu juste, fait le bon choix ;

- la logique de professionnalité, de professionnalisme, qui commande l'affirmation et la preuve de savoir-faire, de technicités et de compétences dont on revendique la reconnaissance dans des qualifications, "piège" le professionnel dans la quête d'une maîtrise dans les effets de l'action sur l'autre (qu'on éduque ou qu'on réinsère) au nom de l'Autre ;

- inquiétude intime qui sourd de la division subjective de tout un chacun (qui plus est, ayant à faire avec les malheurs de son semblable) et impératif sévère de maîtrise lié à la position professionnelle qu'on a choisi d'exercer, ne font pas bon ménage (17), sauf à suturer la brèche par le providentiel bouchon d'une certitude possible, d'une garantie, d'un fondement à l'action.

- au bord du trou dans les savoirs et les savoir-faire

Quête de la vérité, d'un Autre qui ne trompe pas. Quand la religion paraît hors jeu, on voit bien que la science demeure celle qui maintient une exigence du vrai. Et l'on voit le "social" hypersensible aux sirènes du scientisme ambiant, ce dont on ne peut lui faire reproche en particulier puisqu'il est général ; entretenir un rapport au savoir, très communément partagé avec l'extérieur du "social", qui, méconnaissant la différence entre savoir et vérité (18), repose sur une croyance consistante, sur la persistance du présupposé platonicien selon lequel le savoir pourrait fonder l'acte.

Un petit aperçu de la fébrilité étonnante qui fournit une part des imbroglios de la "vie intellectuelle" du champ social pourrait en montrer les effets : d'un côté, on attend des sciences humaines et sociales qu'elles fassent savoir ce qu'il faut faire, qu'elles garantissent les décisions, donnent un fondement certain à l'action ; de l'autre, on leur oppose comme seul vrai - bon savoir celui de l'homme de terrain. La très appréciée "recherche-action" présente un avantage mirifique en ce qu'elle présente à la fois les bénéfices de la science et ceux de la démocratie (19). Les sciences sociales refusent-elles, honnêtes, leur juridiction sur ce qui doit être, qu'on se rabat sur les savoirs directement susceptibles d'une utilisation instrumentaliste car déjà pragmatico-technologiques (20). Pour leur part, nos chercheurs en rajoutent dans la hiérarchisation des savoirs. Après avoir prétendu dire aux praticiens ce qu'ils font sans le savoir (par exemple du contrôle social) (21), certains ne dédaignent pas, d'accusateurs, se muer en souteneurs et prétendre apprendre au travailleur social ce qu'il doit faire. Enfin, les réfractaires à la "colonisation" par les savoirs étrangers tentent d'ériger le travail social en discipline "comme les autres sciences sociales" en prônant la recherche EN travail social22. Un nouveau fleuron de la science du travail social serait en train de voir le jour avec l'invention de l'"aideologie" (23).

Or, tout ceci ne décrit qu'une chose : la forclusion de l'éthique du champ professionnel.

L'éthique et la valeur de l'acte

Car "une éthique est ce qui détermine un certain nombre de jugements sur l'acte où un sujet se détermine, où il a à s'éprouver comme certain de ce qu'il advient de lui. Nous avons à distinguer l'éthique et la morale. La morale est un savoir, un système de règles variable, contingent lié à l'état du socius ; elle permet d'évaluer non pas l'acte mais les conduites et nous avons à distinguer l'acte de l'activité" (Leguil). Un acte est ce qui change le statut d'un sujet, ce qui le change symboliquement, fait effet de vérité, trou dans le savoir que ce savoir ne maîtrise pas. L'acte est en dehors de ce que tout savoir prescrit, c'est toujours un engagement, un pari (Leguil). Nul savoir-faire, nul vade-mecum, nul "outil technique" au niveau de l'acte. L'acte où se détermine un sujet, notre praticien en l'occurrence, en face d'un autre sujet, n'adviendra que s'il s'expose en dépit de ses savoir-faire, prend le risque de se tenir au bord des savoirs qui l'assurent. Il ne faut pas opposer éthique et savoirs car ils sont indispensables pour délimiter le lieu de l'acte, cerner ce lieu du réel d'où peut surgir une vérité ( 24).

Bref, l'acte est création, rupture. Ce qui fait acte pour Pierre n'est pas ce qui fait acte pour Paul. L'acte est toujours singulier (Wahl). Il advient non pas contre le savoir ou contre la loi mais malgré la loi et en dépit du savoir. On ne peut juger qu'aux actes, pris un par un, si, croyant tenir la position d'Antigone, un travailleur social joue en douce le jeu de Créon (Autes) (25). Leguil donne une indication : pour faire travail-social, c'est-à-dire laisser dans l'action la place possible à ce que l'autre sujet fasse un travail sur ce qui, de l'Autre du socius précisément, le travaille, il convient que notre praticien fasse silence sur ses propres idéaux (mais pour cela, il doit les connaître). L'éthique est silencieuse, la morale bavarde (Autes). Le silence est du côté de l'acte.

L'acte et les idéaux

Quand le recours des savoirs est débouté, poser l'éthique comme enjeu de l'acte comporte également de renoncer aux commodités des belles pétitions de principes, des discours lénifiants par lesquels on s'assurerait de la qualité des finalités atteintes parce que poursuivies et suppose de ne pas s'en remettre à l'invocation de valeurs - autonomie, épanouissement, développement, bien-être - traditionnellement censées orienter sans reste possible l'action et lui donner sens certain. Ces valeurs ont pour portée réelle principale, dans le discours qui s'énonce depuis cette place de l'idéal, de dire, par un retour du message sur l'émetteur, combien valeureux sont ceux qui les tiennent et s'en font emblème, voire en font métier. Non pas que des idéaux de ce type ne soient pas préférables à leur contraire, ou bien que tout se vaille. Qui oserait cyniquement prétendre vouloir aliéner, asservir ceux auprès de qui il s'est mis en position "d'intervenir" ? Et quel pouvoir social, renonçant à la force physique, pourrait-il tenir, c'est-à-dire se faire aimer (Legendre), à prétendre fonder ses actions et de telles missions autrement que sur ces politiques du bonheur ? Mais deux sortes d'invalidation de ces réponses, en tant que raison suffisante rendue à l'éthique, doivent nous conduire à plus de circonspection :

- la première tient, comme on l'a abordé plus haut, à ce qu'il serait vain de chercher un discours qui serait le garant de l'acte. La référence à un discours ne permet pas de déduire la nature et la valeur de l'acte car - et l'histoire pourrait nous en fournir trop d'exemples - tous les discours, n'excluant pas les meilleurs, peuvent s'investir du pire. Les pires, malgré ce que je prétendais du cynisme, peuvent faire lien social au point d'une rencontre avec l'horreur et la barbarie ;

- surtout, la dimension de l'éthique, pour être cernée à son bord le plus vif contre ce qui en tient souvent lieu dans notre champ comme morale de l'action, ne saurait être rabattue sur la banalité de quelques valeurs bien pensantes. La question du sens de l'acte pour un sujet ne trouve guère son issue dans le maniement confiant des bons sentiments, ainsi que l'atteste, comme clinique et comme théorie, l'expérience psychanalytique qui découvre la férocité et l'obscénité du surmoi, le caractère tuant de l'idéal (26). Prétendre savoir quel est le bien de l'autre, c'est vouloir le tenir à merci. La conscience morale dévoilée comme volonté de jouissance. Voilà un paradoxe inadmissible. Mais le point est que l'éthique ne trouvera pas son compte à ce que le jeune marginal ait à intérioriser les idéaux de l'autre, du travailleur social, travaillé qu'il est déjà par les idéaux et les savoirs de l'Autre, du socius, au nom de ce qui est bon pour lui.

Bien que nul agir ne puisse se passer d'être orienté, bien qu'un sujet ne puisse recevoir les obstacles comme les voies facilitantes de son agir que d'un discours qui fasse sens pour lui, bien que la question des finalités, critère de la réussite ou de l'échec de l'acte, structure de part en part toute évaluation de sa valeur, aucune garantie donc, pour l'acte, dans le discours des idéaux. Quitter le mirage de la maîtrise comme la plainte de l'impuissance nécessite, plutôt que le "durcissement" des technologies, d'accepter le verdict de la catégorie de l'impossible. L'échappée ne saurait se produire par les voies d'un discours fait pour ne rien savoir de l'irréductibilité de tout acte aux savoirs dont il se fait rempart. Il n'y a d'échappée possible qu'en commençant par renoncer à la croyance en un savoir - donc en une maîtrise - de ce qui convient à chacun. Lors du Forum des "Nouvelles Solidarités", tenu à la Sorbonne en présence de F. Miterrand pour lancer le R.m.i. (1988), Glucksman, convoqué à la grande cérémonie, avait tenu ferme là-dessus. En substance : maintenant, l'on sait quelles abominations peut emporter le vœu de faire le bien de l'autre. Les solidarités seront nouvelles si, et seulement si, on agit en considération du mal et non au nom du bien.

Peut-il y avoir une éthique professionnelle ?

Une conclusion s'impose pour ce qui relève de la dimension éthique de l'acte : en quelque domaine que ce soit, il n'y a pas, il ne peut y avoir d'éthique "professionnelle", c'est-à-dire instituable, contrairement à la déontologie, au code. Le code, fixant quelques grandes barrières de principes généraux comme le Primum non nocere de la déontologie médicale, peut faire office de garde-fous, certainement emblème faisant lien social entre ceux qui s'y reconnaissent et internalisation, donc relative autonomisation de la régulation sociale entre les membres du "corps" professionnel (27).

Quant à la formation ? J'emprunterai pour les faire miens quelques propos à Marcel Groche (28). Trois modes de lecture possible du travail social :

- le mode subjectiviste : la seule vérité est le vécu, l'expérientiel subjectiviste et l'ineffable supposé de la relation ;

- le mode opérationnaliste : vision instrumentaliste et techniciste ; tout n'est qu'une question de méthode (d'ingénierie) et la relation passe par un rapport de maîtrise (c'est une tendance forte de nos jours qui se ressent dans les réformes de programmes officiels) (29).

- le mode éthique : la catégorie essentielle c'est l'acte, qui est posé malgré la loi, en dépit du savoir.

Et de poursuivre, non sans malice : la formation ? Faire que les sujets en formation accomplissent un vrai travail "malgré les programmes et les projets, en dépit des méthodes et des contenus".

Notes

1. Cf. sur ce point la contribution de D. Legall, "Pour une approche du social comme champ", in Cahiers d'E.C.A.R.T.S. n° 6 : "Pratiques symboliques, pratiques discursives et lien social. L'intervention sociale prise au mot", Afsea, 1990.

2. L'engouement renouvelé dans l'opinion pour ce joli mot désuet a pris naissance dans le domaine de la médecine de pointe et des manipulations biologiques que rendent possibles les avancées des technologies du vivant, au point que les premiers succès médiatiques de l'éthique sont liés à ceux d'un nouveau syntagme : la "bioéthique".

3. Actions et Recherches sociales, revue du Riff (Réseau interuniversitaire de formation de formateurs, Créteil), n° 3, octobre 1987, intitulé "L'éthique, de la morale des comités aux questions de survie" éd. Éres.

4. Actes de la Recherche en sciences sociales, n° 76/77, mai 1989. Cette partie de l'article de Memmi, plus alerte, compense largement le côté un peu fastidieux d'une sociologie positivo-descriptive d'entomologiste, qui calcule les moindres gradients taxonomiques du "Who's who" des personnae gratae…

5. On peut voir, notamment, Leçons II : L'Empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels, Fayard, 1983.

6. Qui pénètrent à fond les fonctionnements des "entreprises du social". Il serait stupide et bien trop "belle âme" de prétendre écarter de ces organisations le recours aux moyens fournis par les "sciences de l'action" pour la conduite de leurs missions et la poursuite de leurs objectifs organisationnels. Elles doivent même apprendre à le faire sous peine de se condamner dans le contexte actuel. Mais à la condition qu'on s'assure que ce n'est pas comme ça qu'avec un sujet, dans l'intervention sociale et éducative, on agit.

7. Eugène Enriquez, "Le fanatisme religieux et politique", in Connexions, n° 55/1990 : "La crise des identifications".

8. Jean Lavoué a réussi une jolie tentative de dépassement dialectique dans son travail "Les cultures professionnelles du secteur social face à l'impératif du changement" : M. Autes y répond indirectement et d'un pas de côté par "L'identité de l'éducateur spécialisé, ou les incertitudes du pouvoir de nommer", communications faites au réseau E.C.A.R.T.S. et publiées dans le même Cahier, n° 6 : "Pratiques symboliques, discursives et lien social" op. cit. On y voit très clairement les différentes acceptions de ce qu'est l'éthique, dans le travail social.

9. Je dois à mon ami Jean-Claude Hauvuy d'avoir attiré mon attention sur l'essentiel de cet aspect de la problématique au cours d'une récente conversation. Je renvoie à un article de lui qui, dans un autre domaine, introduit différemment à la question éthique des rapports entre discours, savoir et action : "Pour une pensée de la modalité. A propos de certains problèmes liés à la communication en urbanisme et en management" in Colloque de Cerisy. Les métamorphoses de la ville - Crise de l'urbain, futur de la ville, Economica, 1987.

10. Volksgeit : expression employée par Herder en 1774 (cité par Finkielkraut), pour désigner l'esprit du peuple, le génie national, l'âme unique du peuple qui prendra toute sa portée politique avec le romantisme allemand du XIXe siècle, terreau doctrinal des despotismes que l'on sait comme le démontre Blandine Barret-Kriegel dans L'État et les esclaves, Petite Bibliothèque Payot, éd. 1988.

11. Cf. "L'origine confessionnelle et républicaine du travail social à travers l'exemple de trois écoles de services social, 1900-1914", in Cahiers d'E.C.A.R.T.S., n° 7, Afsea, 1990.

12. On peut même entendre des travailleurs sociaux arguer de l'éthique pour se plaindre de leurs conditions de travail, ou prétendre que l'éthique dépend de ces conditions. On voit bien l'idée : l'excès du nombre de cas à suivre par praticien peut, cadences et rentabilité obligent, nuire à la relation, réduire le temps pour comprendre et la disponibilité. Mais l'éthique est surtout une question de position à tenir face au sujet que nos actes engagent et non de conditions objectives de comportement : le temps peut ne rien assurer de ce côté. En tout cas, s'il s'agissait de placer des considérations de type quasi syndical sous la bannière étoilée de l'éthique, ce serait un coup de force un peu fort de café.

13. Cf. "Éthique, technique et action sociale", in Cahier du C.r.t.s., n° 12/1987 : "Éthique et social", Université de Caen.

14. Idem. Comme il le dit, "la déontologie, c'est l'absence de l'éthique". Évidemment, "éthique" c'est mieux, surtout que le travail social professionnel cherche, à juste titre, à rompre avec son passé moralisateur.

15. Il serait cependant injuste de ne pas mentionner l'essai de Francis Imbert qui, bien que de facture un peu laborieusement didactique et, me semble-t-il, idéalisant dans son souci de convaincre, développe pour la praxis éducative et d'enseignement une problématique tout à fait analogue bien que ne mettant pas l'accent aussi concrètement sur ce qu'est l'acte dans l'éducation. Cf. La Question de l'éthique dans le champ éducatif, éd. Matrice, 1987. Mais il est vrai qu'eux ont la chance d'avoir déjà les "sciences de l'éducation"…

16. Ouvrage édité par la F.n.c.e., 1989. Je ne pourrai que renvoyer aux trois conférences princeps de : Pierre Thuillier, historien des sciences, responsable de la rubrique Épistémologie à la revue La Recherche : "La science, phare ou lampe de poche ?" ; François Leguil, psychanalyste : "Inconfort du travail, enjeu de l'acte" ; François Wahl, philosophe, directeur de la collection "L'Ordre philosophique", au Seuil : "Qu'il n'y a pas de mieux dans l'acte" ; ainsi qu'aux écrits des sept rapporteurs de travaux de groupes.

17. On voit tout de suite que c'est vite dit car, comme toute volonté de maîtrise, l'une, ici, est précisément faite pour ne rien savoir de l'autre. J'aurais dû écrire : " … ne font bon ménage qu'à trois : dans l'insu que procure, à suturer la brèche, le providentiel bouchon" …

18. J. Lacan, "Science et Vérité", in Écrits, Seuil, 1966 ; cf. Leguil et Wahl in La Théorie et le Savoir […], op. cit. en note 16.

19. Cf. "Le statut de la recherche-action dans le champ du travail social, signification et enjeux", in Cahiers d'E.C.A.R.T.S., n° 1, Afsea.

20. Cf. le texte d'Hauvuy cité en note (9), très clair sur ce point.

21. Sans oser l'accusation cynique : "Ils savent très bien ce qu'ils font et ils le font quand même." Cf. Slavoj Zizek, "Sur le pouvoir politique et les mécanismes idéologiques", in Ornicar ? n° 34, éd. Navarin.

22. Hervé Drouard, Brigitte Bouquet, Michel Duchamp, La Recherche en travail social, Centurion, coll. Éliane Leplay, 1989.

23. N° 51 de Forum, revue du Comité de liaison des formations permanentes et supérieures des travailleurs sociaux, (printemps 1990) : "Jalons pour une Aideologie". Heureusement malgré les promesses inconsidérées de ce néologisme qui laisse pantois, les travaux d'Aline Dhers, Claude Beley-Coursin et Geneviève Perrot portent plus sérieusement sur l'aide sociale professionnelle ou organisée. Cependant ceci ne change en rien ce dont il s'agit pour le destin de l'éthique dans le travail social.

24. Pour reprendre la boutade de Leguil, un Jules César qui franchirait le Rubicon en le croyant un ruisseau ordinaire ne serait qu'un Jules tout court.

25. Si, dans le contact, la présence, le travailleur social n'est pas forcément et de part en part un agent de contrôle social, s'il peut dire une parole qui va, par exemple, permettre à un adolescent de se sortir d'un piège, ceci n'est pas non plus assuré à tout coup sous le blason de la communication ou de l'épanouissement, etc. Il peut aussi dire n'importe quoi qui peut faire fardeau. Il faut donc décrire ce qui se fait et ce qui se dit et l'acte est à juger sur pièce, au cas par cas. Ce qui n'a rien à voir avec une éthique du coup par coup et de l'éphémère prônée par Beauchard à la suite du "fragmentaire" d'Anne Cauquelin in Actions et Recherches sociales, Riff, op. cit.

26. Destitution des idéaux, complices du discours du maître, commencée par Freud dès Malaise dans la civilisation, où il montre combien la civilisation, qui commande de céder sur son désir, alimente par là même la sévérité du surmoi dont Lacan établira dans L'Éthique de la psychanalyse, (Séminaire Livre VII, Seuil, 1986) qu'il est du côté du réel, de la loi folle de la jouissance, et non du côté du symbolique, de l'idéal du moi pacifiant, loi paternelle au prix de laquelle la jouissance peut condescendre au désir.

27. Voir le n° 168/169, mai/juin 1990, de la revue de l'Actif dont l'éditorial s'intitule "De la science de la morale à la morale de la science".

28. "Modes de lecture", in La Théorie et le Savoir […], op.cit.

29. Voir Jacqueline Maury, "… maintenir l'exigence de la question éthique, la responsabilité du formateur", Ibid..

Suggérer à un ami

Commentaires