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Quand la gouvernance prend la mauvaise direction

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Joseph Rouzel

mardi 14 juin 2011

4 ème congrès de l'AIFRIS du 4 au 8 juillet 2011, à Genève.

Communication de Joseph ROUZEL, directeur de l'Institut européen psychanalyse et travail social, psychanalyste, écrivain.

Axe 2: Référentiels, compétences, méthodes, outils.

Quand la gouvernance prend la mauvaise direction

J'engage ici une réflexion sur la fonction de direction, à la lumière de la psychanalyse et à partir de mon expérience de directeur d'un centre de formation continue en travail social. Le mot-clé y est "l'impossible" tel que Freud l'arrime au métier de gouverner (ou diriger) dans sa préface de 1925 à l'ouvrage d'August Aïchhorn, que j'ai republié récemment en langue française sous le titre « Jeunes en souffrance ». En 1937 Freud précise que si ce métier, auquel il associe ceux d'éduquer et de psychanalyser (dans un premier temps il parle de soigner) relève de l'impossible, c'est parce qu'  « on peut être sûr d'un résultat insuffisant ». Il s'agirait donc dans la fonction de direction d'apprendre à faire avec ce qui cloche, ce qu'on ne saurait maîtriser, l'imperfection, l'incomplétude. Ce qui s'oppose radicalement à la volonté de maîtrise totale sousjacente à l'idée de gouvernance.

« Le réel, c'est l'impossible », affirme Lacan, faisant de l'impossible freudien une catégorie qui échappe à la fois aux mots (symbolique) et aux images (imaginaire). Or la pente néolibérale à faire sauter cette dimension de l'impossible pour imposer une maîtrise absolue place les travailleur sociaux et les directions de l'action sociale devant une impasse, voire des formes larvées d'impuissance, qui prend les figures soit d'une toute puissance imaginaire, soit d'une « servitude volontaire » sous emprise des sirènes du capitalisme et de la marchandisation généralisée. Le management débridé qui a sévi récemment dans l'industrie et le commerce gagne du terrain et envahit petit à petit le champ de l'intervention sociale. Les valeurs qui guidaient jusque là l'action sociale, fondées sur le respect de la personne humaine, la solidarité face au malheur et à la souffrance, un compagnonnage actif dans le soutien et l'accompagnement, sont peu à peu battues en brèche par les seules valeurs marchandes. L'introduction récente des fonds de pension dans les dispositifs de soin et d'éducation, avec l'armada des mesures de rationalisation des coûts, de normes ISO, démarches-qualité, évaluations quantitatives etc signe, peu ou prou, si nous n'y résistons pas, l'arrêt de mort d'un travail social à visage humain. Le terme de gouvernance est le nom de cette dérive managériale. Comment alors dans la fonction de direction telle que je l'assume, d'un centre de formation continue en travail social, maintenir vif cette dimension, humaine, et parfois trop humaine, pour reprendre une expression de Nietzsche, de l'impossible, pour sortir de l'impuissance?

Comment faire de la fonction de direction, c'est à dire la direction que se donne un groupe humain, une institution pour avancer ensemble, l'affaire de tous?

Comment fonder la fonction de direction sur des valeurs partagées et référées aux grands principes de l'humanisation?

Comment conserver le cap et la bonne direction face aux dérives de la gouvernance tous azimuts?

D'emblée dans le titre de cette intervention j'ai mis en tension deux termes qui s'opposent: gouvernance et direction. Nous verrons que comme le montra magnifiquement Michel Foucault dans ses travaux d'épistémologie, chacun de ces vocables est alimenté en sous-main par des représentations, donc des idéologies totalement opposées.

En effet toute forme de pouvoir est alimentée en sous main par une forme de savoir qui mettent en scène des valeurs idéologiques. Les savoirs sont issus d'un moment socio-culturel qui justifie un pouvoir. Jean-Pierre Vernant fait une démonstration éblouissante de ce principe en suivant pas à pas l'avènement de la pensée scientifique chez les grecs anciens, entraînant comme conséquence directe l'invention de la démocratie. Dans ce travail l'auteur dresse un portrait clair de la civilisation mycénienne, et explique comment les Grecs ont pu passer d'une société fondée sur un pouvoir divin à la cité démocratique en s'appuyant sur des découvertes telles que la combinatoire, la géométrie, la pensée rationnelle, découvertes indissociables d'un souci d'organiser le vivre ensemble dans la Cité. L'isonomie désigne l'égale distance de chaque citoyen par rapport à l'agora et implique une démocratisation des savoirs. On assiste là à la formation d'une véritable matrice de civilisation où politique et développement des sciences se répondent en écho. En effet cette isonomie conjoint le savoir et ce qui se passe dans la cité.

Ceci posé, de quelle anthropologie relève nos deux vocables, gouvernance et direction? Que signifie ce glissement de l'un à l'autre?

Commençons par la gouvernance. De quoi la gouvernance est-elle le nom? Etymologie : de l'anglais, governance , gouvernement, venant du latin gubernare , diriger un navire.

La gouvernance désigne l'ensemble des mesures, des règles, des organes de décision, d'information et de surveillance qui permettent d'assurer le bon fonctionnement et le contrôle d'un Etat , d'une institution ou d'une organisation qu'elle soit publique ou privée, régionale, nationale ou internationale.
Selon l' IT Governance Institute , la gouvernance a "pour but de fournir l'orientation stratégique, de s'assurer que les objectifs sont atteints, que les risques sont gérés comme il faut et que les ressources sont utilisées dans un esprit responsable".

Reprenons au pied de la lettre cette définition. Qu'est-ce qui choque? On y parle d'orientation stratégique, d'objectifs, de risques gérés, de ressources utilisées... Qu'est-ce qui a disparu dans cette définition? Qu'est-ce qui est forclos? Évidemment la dimension humaine y est dramatiquement absente. La gouvernance relève ainsi de pure mécanismes abstraits, c'est une machine gouvernante! En cela la gouvernance est congruente avec le capitalisme lui-même soutenu par le discours de la science. Et c'est bien ce point qu'il convient d'interroger, comme l'interrogent de façon tragique certains qui sont aux prises avec ses effets de déshumanisation. Je pense ici aux suicidés récents à France Télécom ou dans des grands groupes industriels. Car les conséquences de la gouvernance dans la vie des citoyens et des travailleurs sont terribles. Réduits à l'état de choses de la machine capitaliste, que ce soit comme ressource humaine, au même titre que le pétrole ou les matières premières, – « ressources humaines », un des mots associés à la gouvernance - ou comme consommateurs des objets produits par cette même industrie. Or croyant consommer, le hommes se consument à petit feu. Croyant produire, ils sont réifiés.

La gouvernance est une rationalisation du pouvoir qui domine dans les sociétés modernes hyper complexes. Elle repose sur une triple alliance: l'avènement d'une science du chiffre et du numérique, dont l'ordinateur se présente comme le parangon et le concept de réseau (réseaux sociaux, mise en réseau, réseaux de partenaires etc) comme l'application; le quadrillage des populations, à travers des outils de contrôle présentés sous des noms d'emprunt: projets, évaluation, démarche-qualité... ; la mise en place d'une pensée pratico-formelle où les procédures remplacent les processus de pensée et de décision.

Comment en est-on arrivé là?

La généalogie du concept de gouvernance, qui est très récent, nous fournit une entrée dans la réponse. La première occurrence du terme de gouvernance, on la doit à un auteur américain, Olivier Williamson, qui en 1985, dans un ouvrage qui fait référence, en inaugure la notion pour élaborer la question du gouvernement des entreprises et, au-delà, des Etats.

Un lien de subordination est établi entre discours économique et discours politique. Désormais il s'agit de penser la politique en des termes économiques implacables. C'est ce qu'indique le passage de « gouvernement » à « gouvernance ».

La notion de gouvernance fait alors tache d'huile et nous parvient en Europe, sous l'égide de la Commission européenne, qui publie en 2001 un Livre blanc sur la gouvernance européenne . Il s'agit, précise la Commission, d'accorder la gestion collective à la mondialisation en cours. La gouvernance se décline alors à partir de deux impératifs: des méthodes de direction impliquant des acteurs et des niveaux de décision multiples dans des procédures décentralisées de consultation et de décision. Ce qui prévaut alors, c'est que la direction, quelle qu'elle soit, d'un Etat, d'une institution, d'une entreprise, échappe à un centre qui fait autorité. Ensuite on assiste à un écrasement des places, puisque les acteurs sont sans cesse consultés sur la conception et la mise en œuvre politique. Ainsi posés les fondements de la gouvernance s'avèrent tentants: disparition du pouvoir et de l'autorité, légitime, mais jugée écrasante; décentralisation et apparente démocratisation des lieux de décisions. C'est pour cela que les politiques autant de droite que de gauche ont sauté allègrement sur le concept et se sont empressés de l'appliquer. Mais le revers de médaille est patent: « les méthodes ouvertes de décision », comme dit le Livre Blanc, déconstruisent les différences des places et écrasent les montages symboliques que soutiennent les hiérarchies. Je rappelle au passage que le mot hiérarchie, issu du grec, signifie: le gouvernement du sacré, c'est à dire un mode d'organisation pour que « ça crée ». Si l'on regarde de près les conséquences de la gouvernance l'on s'aperçoit que les pouvoirs de décision sont en fait fragmentés et en font reposer sur chaque acteur l'entière responsabilité, sous l'aspect de contrats d'objectifs sans cesse négociés et contrôlés. Cela permet de pousser toujours plus loin la productivité. Ainsi dans la loi française de 2002-2 l'idée d'un usager au cœur du dispositif peut sembler séduisante. Mais dans la pratique elle repose sur des négociations de services associés à l'évaluation de prestations. Bref les services sociaux, comme l'Etat, affectés par la gouvernance à tous les étages, se transforment en entreprises.

Quel est le référentiel idéologique qui permet une telle invention?

La montée au zénith des sciences cognitives, médiatisées par la domination des experts, me semble une des explications plausibles. La conception d'un homme-machine, obéissant à des lois prédéterminées, d'une société régulée par la libre circulation des biens, d'entreprises industrialisées conduit tout droit à une forme de déshumanisation dont le capitalisme est la matrice. Certains événements avant-coureurs devraient nous mettre la puce à l'oreille. Par exemple Heichman déclarant au procès de Jérusalem qu'il avait une tâche à accomplir dans l'obéissance: le recyclage de milliers de cadavres tous les jours. Son modèle est un modéle technicien et productif: il s'agit que ça tourne. «  On ne tue pas massivement, on fait fonctionner un modèle industriel... Le caractère humain (le crime) est effacé par le caractère productiviste   ». Autrement dit désubjectivation, déresponsabilisation, déshumanisation sont les conséquences directes d'une idéologie dont la gouvernance se profile comme le bras armé. La sémantique que l'on voit à l'œuvre chez les nazis - on y parle pas de cadavres, mais de Figuren , mannequins; pas de massacre ni de génocide, mais de « solution finale » etc – préfigure bien ce que Georges Orwell désigne dan son roman visionnaire 1984, comme « Novlangue ». Un auteur l'avait précédé, Victor Klemperer qui étudia la façon dont les nazis triturèrent, trafiquèrent, tordirent la langue pour y faire passer des réalités meurtrières « Toute langue véhicule une culture c’est-à-dire des représentations spécifiques de l’univers. Des modifications dans les manières de parler sont souvent révélatrices de modifications dans les façons de penser... Dans les discours qui constituent notre environnement, des « novlangues » se font jour et certaines « novlangues » qui gagnent du terrain fonctionnent comme un « cheval de Troie » qui vient coloniser nos esprits... Appliquant ses recherches linguistes à la langue de III e Reich, Victor Klemperer a démontré avec brio combien l’imprégnation idéologique, envahissant la langue allemande, diffusait à bas bruit une « Weltanschauung » (représentation du monde) spécifique du nazisme »

Il en va de même dans l'idéologie capitaliste dont la gouvernance est la pointe avancée. Il s'agit bien de produire une sémantique commune pour garantir une adéquation des objectifs et des moyens. Un certains nombres de vocables, à terminaison en « ance » devraient nous mettre la puce à l'oreille: bientraitance, conductance, covariance, dominance, freelance, mouvance, observance, portance, traitance etc. Que signifie ce glissement phonématique? Si ce n'est la mise en place d'une novlangue qui véhicule les impératifs de la gouvernance? Plus largement, c'est ce qu'on peut voir à l'œuvre avec le DSM en psychiatrie. Son succès foudroyant auprès des praticiens comme des patients s'explique par une mise en conformité avec le système de gouvernance de la santé publique. Le DSM se présente comme un système d'informations objectives sans interprétation: il s'agit de repérer des dysfonctionnements comportementaux chez les malades et de les ranger dans la bonne case pour obtenir un traitement qui met en lien l'information produite par le praticien et l'information fournie par les laboratoires pharmaceutiques. La boucle est bouclée!

Les classements à travers les divers étages concernés: financier, médical, social, épidémiologique, politique etc permettent un mode de traitement global de la maladie mentale. En passant à la trappe le symptôme comme faisant signe d'un sujet, le DSM fournit clé en main le mètre-étalon de la santé qu'il ne reste plus alors qu'à administrer. La psychiatrie, reprend alors son rôle dénoncé en 1968, de « fliciatrie », chargée de traquer l'écart à la norme et d'administrer, y compris médicament, la normalisation des déviants.

La gouvernance accompagne un changement radical dans les grandes représentations épistémologiques de l'humain dans les sociétés hypermodernes. Le paradoxe étudié par Bertrand Russel va nous permettre d'en cerner les linéaments qui se résument au passage d'une organisation pyramidale à une organisation en réseau.

Le paradoxe du menteur est un paradoxe dérivé du paradoxe du Crétois Epiménide. Ce paradoxe aurait été inventé par Eubulide, un adversaire d'Aristote. Sous sa forme la plus concise, il s'énonce ainsi : « Tous les crétois sont des menteurs », affirme Epiménide. Donc si c'est vrai, c'est faux et si c'est faux, c'est vrai. . Comment s'en sortir? Russel montre qu'on est obligé de déterminer deux ordres, deux univers au sens mathématique. D'un côté un monde incomplet, mais consistant. En l'occurrence, pour résoudre le paradoxe il faut extraire Epiménide de l'ensemble des crétois et lui conserver uniquement son statut de locuteur, donc dégager de l'ensemble une place d'exception d'où cet énoncé soit logiquement soutenable. Ou bien on a un monde complet, mais inconsistant, et le vrai et le faux se confondent.

Fort de cette avancée formelle dans la foulée de la théorie des ensembles, un certain nombre d'auteurs, philosophes, psychanalystes, économistes, sociologues etc, se sont mis à penser le monde dans lequel on vit. On peut dire en raccourci que jusqu'à récemment le monde était organisé sur un modèle incomplet, mais consistant. Incomplet, car comme nous le montre la psychanalyse, le sujet est manquant, pas tout, castré, divisé par la parole. Et les modes de socialisation qu'il se donne sont marqués par la même incomplétude. L'homme n'est/nait pas fini. C'est sa marque de fabrique. De fait il n'y a pas de savoir absolu. L'organisation sociale relève d'une place d'exception à qui est conférée l'autorité et que l'on soustrait de l'ensemble sous la figure d'un père au niveau familial, ou d'un chef au niveau social. Le sommet de la pyramide qui soutient l'ensemble est vide, principe même de l'appareil symbolique, comme capacité typiquement humain de représenter l'absence. C'est la case vide du jeu de pousse-pousse qui autorise les assemblages des lettres pour former des mots. Cette place d'exception garantit alors les places de tout un chacun en les différenciant tout en les articulant. C'est de ce point d'exception que s'exerce le gouvernement des hommes et des institution. Au nom d'une certaine forme de transcendance, que tout au long de l'histoire on a affublé des habits les plus divers: la Nature, les Esprits, les Dieux, le Dieu du monothéisme (il y en a au moins quatre!), la Déesse Raison, L'Esprit Suprême, le Grand Architecte, la Dictature du prolétariat etc C'est au nom de ces entités transcendantes inventées par les hommes et placées au firmament des idées que se produisent principes et valeurs au nom desquels s'organise tout mode de gouvernement.

La gouvernance met en œuvre une deuxième possibilité logique, à savoir l'avènement d'un monde complet, mais inconsistant. La place d'exception saute et avec elle la différence des places. Un discours absolu, le discours de la science notamment dans ses retombées technologiques, fait régner un ordre implacable et la construction symbolique qui régit l'organisation autant sociale que psychique s'avère inconsistante. L'écrasement de la pyramide laisse place à une organisation réticulaire dans laquelle tout se vaut. Le seul principe qui demeure c'est celui d'un libéralisme débridé:que rien n'entrave la libre circulation des marchandises et des capitaux. Cette bascule d'un monde incomplet, mais consistant, vers un monde complet, mais inconsistant, marque notre époque. On pourrait imaginer que dans les années qui suivent une voie du milieu s'ouvre qui laisse toute sa place à la fois à l'humain et aux enjeux de survie de l'humanité. Loin de nous l'idée de jouer de la nostalgie où se complaisent certains pour se plaindre à la cantonade de ce que c'était mieux avant. Il s'agit d'envisager le monde tel qu'il est et d'inventer dans un monde aux allures, si ce n'est totalitaires, tout au moins totalisantes, des niches de survie. Bref de résister à la gouvernance pour revenir à la direction, mais un mode de direction qui ne soit pas aliénant, parce que amputé de sa dynamique. La direction en effet implique deux niveaux. L'un qui est commun et partagé par un groupe humain, qui découle d'une hiérarchie de coordination liée à la structure même de la parole et du langage. C'est tout bête : parler détermine des places différenciées: quand l'un parle, les autres écoutent. Mais d'autre part il faut imaginer pour prendre des décisions, sur un autre axe, celui d 'une hiérarchie de subordination, une place légitimée par le groupe, la communauté, la nation, d'où l'on puisse trancher, choisir, donc... inscrire une perte, une incomplétude. Il me semble que ces deux principes, la fonction de direction, que se donne un groupe humain, lui donne un sens et est l'affaire de tous, et la place d'exception, dans une mise en tension permanente entre ces deux hiérarchies, coordination et subordination fraye une voie du milieu vivable. Autrement dit se coltiner ce que Freud met à l'enseigne de toute forme de direction: l'impossible, parce que, quoiqu'on y fasse, on est « d'emblée sûr d'un résultat insuffisant ». voilà qui devrait mettre un bémol à la suffisance qui imprégne toute forme de gouvernance. Cette tentative folle de faire sauter l'impossible comme marque de l'humanisation, dans le passage à la gouvernance, un prédécesseur, Göbels, en avait donné la formule: « rendre possible l'impossible ». C'est à dire abolir la marque même de ce qui conditionne les processus d'humanisation. On a vu à quoi dans l'histoire récente cette idéologie d'un monde sans limite peut mener. Que cette idéologie emprunte des atours softs et attrayants ne change en rien sa nature profondément fasciste.

Je prendrai au sein de ma pratique de formateur et directeur d'un centre de formation continue un exemple pour illustrer ce que produit cette dérive de la gouvernance en matière d'évaluation. Je mettrai aussi en avant comment une véritable pensée de la direction, dans son sens plein de ce qui oriente et de ce qui dirige, fournit une force de résistance aux effets délétères de la gouvernance. Loin de moi évidemment l'idée de mettre en cause la légitimité de la demande d'évaluation. Il est nécessaire dans une démocratie de rendre des comptes de l'usage des deniers publiques, mais aussi de rendre compte, en raison, d'une pratique et d'en construire le sens. Évaluer est un mot noble qui vient du latin e(x)- valuere, extraire la valeur d'une action.

Penser l’institution et instituer la pensée participent d’un même mouvement. Continuité möbienne pourrait-on dire. Si, comme l’énonce Jacques Lacan vers la fin de sa vie : « L’inconscient, c’est le social », c’est qu’il y a bien un principe d’engendrement mutuel entre subjectif et collectif. Pas d’institution sans sujet, pas de sujet sans institution. Sans que ces deux dimensions, de ce qu’on peut nommer à la suite de Lacan : «l’humus humain», se confondent, ni se rejointent. Demeure un «  hiatus irrationnalis  » . C’est justement de leur point de non-recouvrement que jaillissent et les questions  et… les difficultés. Ce qu'on nomme «symptômes» chez les sujets est issu de cette inadéquation. Que les thuriféraires du management et de la gouvernance veuillent les éradiquer à coup de prétendues évaluations qui ne sont qu'une resucée du contrôle, dit bien en quoi le symptôme constitue un mode de résistance des sujets au management industriel débridé. De fait l'évaluation fait... symptôme.

Qu’en est-il aujourd’hui de ce qui fait institution dans nos sociétés post-modernes soumises, comme l’affirme Pierre Legendre dans son dernier ouvrage, à l’Empire du Management ? « Quelque chose se durcit dans les rapports mondiaux, quelque chose de guerrier, qui déborde la techno-science-économie et touche aux ressources généalogiques, à la Terre intérieure de l’homme » (Pierre Legendre, Dominium mundi , Mille et une nuits, 2007).

Qu’en est-il comme effet de conséquence dans les institutions sociales et médico-sociales, là où le modèle du management industriel et de la gouvernance pousse son rouleau-compresseur à grands renforts de normes ISO, démarche-qualité, évaluations quantitatives, protocoles, procédures et autres avatars d’un ordre bureaucratique féroce? Qu’en est-il de la survie de cette espèce menacée, l’humaine, et de sa « Terre intérieure », ce que la psychanalyse nomme sujet, autrement dit : énigme ?

Si, comme l’énonce Pierre  Bourdieu, le néolibéralisme est une machine à briser les collectifs, comment survivre  dans un tel contexte ? Comment continuer à faire institution ? Qu’en est-il dans un tel contexte des procédures d'évaluation, donc de valorisation et de reconnaissance des pratiques?

Dirigeant un centre de formation continue où interviennent une trentaine de formateurs, j'ai été très préoccupé récemment par une véritable cabale menée contre nous par un Organisme Paritaire Collecteur Agréé (OPCA) chargé de recueillir et répartir les fonds de la formation continue, au service (à priori) des employeurs et des salariés. Les OPCA ont pour mission en France de contrôler que les formations proposées entrent bien dans le cadre de la « formation tout au long de la vie ». Il m’a semblé, à l’orée de cet article, qu’une façon de faire face à cette préoccupation, consistait à mettre au travail cette cabale et à en faire, au-delà du particulier du cas, un analyseur de ce dans quoi est plongé aujourd’hui le travail dit «social», notamment à travers le procédures dites d'évaluation.

RETOUR SUR LA PETITE HISTOIRE D'UN SABOTAGE. LES FAITS.

L'institut Européen Psychanalyse et Travail Social a programmé en 2008 un stage «Quelle légitimité pour l'institution aujourd'hui ?», animé par Jean-Pierre Lebrun, psychanalyste à Namur et Dany-Robert Dufour, philosophe, tous deux bien connus du secteur social pour leurs travaux. Jean-Pierre Lebrun a animé une formation similaire à l'Ecole Nationale de la Santé Publique. 

Le 12 février des salariés qui souhaitent s'inscrire sur ce stage, reçoivent un courrier de leur OPCA  précisant que ce « stage ne fait pas apparaître d'acquisitions de compétences précises » et qu'il relève «  du bien être personnel ». Cette formation a pourtant été agréée par d'autres OPCA. 

Le 18 février j'envoie un courrier au Directeur Général m'étonnant de ce refus vu que le motif invoqué, au regard de l'argumentaire de la formation, ne tient pas. Cette formation en effet vise l'acquisition d'une « méthodologie d'analyse institutionnelle transférable dans toutes les dimensions et à tous les niveaux du travail social: groupes socio-éducatifs, équipe, institution...» Il ne s'agit donc nullement de développement personnel. On ne propose ni de la gymnastique thaïlandaise ni du saut à l'élastique!  Je demande au Directeur Général d'intervenir auprès des délégués régionaux pour qu'ils révisent leur jugement et agréent cette formation. 

Le 12 mars la Déléguée nationale aux Affaires Juridiques  me fait retour en me demandant de lui envoyer le programme de la formation.  Ce que je fais. Un mois  plus tard, pas de réponse. Je la joins au téléphone: elle étudie le dossier et comme une commission doit se réunir le lendemain s'engage à me donner une réponse dans les 3 jours. A partir de là, malgré e-mail, courriers et messages sur le répondeur téléphonique: silence radio.

Le 15 mai je fais passer un article dans Lien Social pour alerter : « La formation continue en question », mettant en cause la charge qui est lancée contre la psychanalyse et un petit centre de formation qui visiblement dérange les pratiques de lobbying. Réponse du Directeur Général dans le n° suivant: langue de bois!

Les salariés qui se sont vu refuser la formation déposent un recours auprès de leur syndicat qui est partie prenante de leur OPCA, organisme paritaire regroupant des représentants des salariés et des employeurs. Aucun retour. Ils demandent également une rencontre avec leurs représentants régionaux qui ne donne rien, si ce n'est les motifs du refus déjà invoqués. La Déléguée  de l’OPCA  s'étonne cependant qu'un retour n'ait été fait ni par le biais de l’OPCA national, ni par la voie syndicale. Commentaire d'une salariée: « J'ai bien peur que ce soit désormais le fait de penser qui soit considéré comme bien être personnel. On ne veut plus être dérangé avec ça dans les institutions comme celle où je travaille. » Ils ont également appris que la formation a été refusée à partir d'une analyse quantitative des mots de l'argumentaire.

Le 9 juillet, la mort dans l'âme, nous annulons la formation en expliquant la situation à ceux qui, trop peu nombreux, avaient pu s'inscrire, par le biais d’autres OPCA.

En septembre je relance dans ASH et Lien Social la discussion, estimant qu'au-delà de l'injustice qui nous est faite, ainsi qu'aux employeurs et aux salariés, et d'un véritable sabotage de cette formation, c'est toute la formation continue qui est menacée. Réponse des ASH : nous ne passerons pas cet article, car il n'est pas équilibré par la position de l’OPCA. Comme si cela m'incombait de faire ce travail de journaliste! Quant à Lien Social : ils en ont déjà suffisamment parlé! Il faut dire que ces deux organes de la presse spécialisée en travail social vivent des annonces et que cet OPCA, directement ou indirectement, est un de leurs clients!

Début septembre nous lançons une pétition « Sauvons la formation continue en travail social » qui a recueilli fin décembre 400 signatures. Les commentaires sont éloquents, qui témoignent d'un malaise général dans le travail social en matière de formation continue.

Le 26 décembre j'envoie ce texte, le texte de la pétition et la liste des signatures au Directeur Général de l’OPCA en lui demandant un entretien pour mettre les choses au point. 

En réponse, le 30 janvier 2009, l’OPCA m’a envoyé un courrier de son avocat en me demandant de cesser mes récriminations, interventions intempestives dans les revues et pétition sur Internet. Depuis, un autre stage sur la méthodologie des histoires de vie en travail social a également été refusé à certains salariés, et pas à d’autres. Allez-y comprendre quelque chose…

Suite et pas fin : début avril 2009 des dizaines d’établissements se sont vu refuser des demandes de stages de salariés à Psychasoc. Tous les stages sont touchés. Ces refus systématiques sous des prétextes absolument fallacieux témoignent d’une volonté délibérée de la part de l’OPCA de nous supprimer. Ces refus émanent de différentes régions : on s’est passé le mot ! 

Il était très clair que ces basses manœuvres visaient à nous abattre. Nous étions en grande difficulté financière. Et notre crédibilité était entamée, ce qui risquait de nous porter préjudice dans les années à venir. 

Après avoir été éducateur spécialisé dans diverses institutions, j’ai exercé comme formateur depuis plus de 20 ans, en formation initiale comme en formation continue, aux CEMEA de Toulouse, à l’IRTS de Montpellier et aujourd’hui comme directeur de l’Institut Européen Psychanalyse et Travail Social (PSYCHASOC) où une trentaine de formateurs dispensent également des formations dans le champ du travail social et médico-social. Je suis titulaire d’un Diplôme d’Anthropologie de l’EHESS et d’un DEA d’Etudes philosophiques et psychanalytiques (Université Paul Valéry de  Montpellier). J’ai écrit une quinzaine d’ouvrages sur le travail social qui font autorité en formation et chez les professionnels. C’est un peu fort de m’entendre dire par des administratifs qui n'ont jamais vu le bout du nez d'un enfant autiste ou d'un adulte handicapé moteur que ce que je fais ce n’est pas de la formation, mais des discussions, des échanges, du développement personnel. Certains représentants malveillants de cet OPCA ont même été jusqu’à dire qu’ils refusaient nos formations parce que nous glissions dans «une dérive sectaire» (sic!). Est-ce que notre référence ouverte à la psychanalyse y serait pour quelque chose? On aura décidément tout entendu. Tous nos formateurs ont une connaissance approfondie du secteur social et médico-social où ils ont exercé durant plusieurs années; et presque tous ont un haut niveau universitaire, puisque nous comptons parmi nos collaborateurs des professeurs d'Université. Connaissance du terrain et savoirs qualifiés représentant un gage certain d'efficacité dans la formation. Cette cabale portait atteinte autant à notre travail de formation, au professionnalisme des formateurs et aux droits des employeurs et des salariés. On entrevoit bien dans cette petite histoire, comment des processus légitimes d'évaluation des formations sont détournées au profit de procédures de bas étages. Quelle est la logique interne qui préside à ces procédures dites d'évaluation, fer de lance de la gouvernance?

DANS QUEL MONDE ON VIT ?

Si j’ai pris un peu de temps pour exposer ces faits qui datent un peu, c’est que l’histoire me semble exemplaire de ce qui se passe aujourd’hui dans les coulisses de l'évaluation, prolongement logique de la gouvernance. Nous avons bien à faire à une sorte de fascisme mou, à la petite semaine, mais qui s’avance de façon insidieuse et irrigue toutes les dimensions du vivre ensemble. L’annonce visionnaire par les Situationnistes d’une monde spectaculaire et marchand, qu’en son temps on n’a pas prise au sérieux, voit aujourd’hui sa réalisation la plus féroce. Christian Laval  précise bien le ressort de cette férocité qui fait basculer notre société sur son axe: «  Le grand changement n’est pas que l’intérêt économique soit devenu le ressort de la vie collective, il est dans le fait que toutes les relations ont fini par relever d’une seule et même problématique, celle de l’intérêt, comme forme de morale générale. » Ce renversement qui met sous l’emprise de l’économie financière et de l’intérêt de quelques uns au détriment de tous, toutes les grandes économies humaines, inaugure un véritable  bouleversement du lien social. On a un peu vite oublié que l’étymologie du mot « économie » renvoie à deux mots grecs : oikos , la maison  et nomos , la loi, au sens de coutume, règle, manière de vivre… On pourrait traduire au plus juste par : les lois de la  maison. L’économie c’est proprement les lois de la maison des hommes, les principes qui permettent de vivre ensemble. Principes qui de fait constituent le socle de tout processus d'évaluation. On pourrait presque y associer cette définition très fine que Freud donne de la culture : « La culture désigne la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la règlementation des relations des hommes entre eux. »   Il faut donc considérer non pas une économie, mais des économies articulées les unes aux autres. Le philosophe Dany-Robert Dufour, dans un ouvrage flamboyant, Le Divin Marché , montre comment les grandes économies qui organisent la vie sociale sont touchées par ce renversement de valeurs, qui laisse l’entière emprise des valeurs marchandes sur le lien social. Que ce soit l’économie politique, l’économie symbolique et sémiotique, l’économie psychique. Tous les modes de régulation du lien social, dans ses aspects collectifs et subjectifs,  sont affectés par la mise en coupe réglée de ce que Dufour désigne comme un  nouveau dieu, le marché. Il existait jadis à Carthage, dans l’actuelle Tunisie,  un culte dédié au dieu Moloch. Représenté par une statue de fer chauffée à blanc, il disposait d’un bras articulé. On y déposait des nouveaux-nés qu’il engloutissait dans sa gueule de feu et les consumait. Voilà ce qu’il en est du nouveau dieu : nous lui sacrifions nos enfants, en les réduisant à de purs consommateurs. Là où il croit consommer, l’homme moderne se … consume. On peut comprendre qu’un tel état de fait n’est pas sans conséquences sur l’espace éducatif au sens large et les espaces de formation en particulier. On a pensé pendant quelque temps qu’enfin nous allions être débarrassés des anciens dieux, qui de Dieu le père au pater familias , faisaient régner un ordre de fer sur les corps, les esprits et les collectifs. Les révoltes multiples, de la Révolution de 1989 à Mai 68 en passant par  la Résistance ont fait plier les idoles. Débarrassés du patriarcat et de ses sbires, nous pensions enfin être libres: la libre gouvernance allait tourner toute seule et réguler les conflits. Or l’être humain ne peut vivre, ni subjectivement, ni collectivement, sans un point d’arrimage dans une forme de transcendance, origine de tout processus d'évaluation de l'action. Comme aime le dire plaisamment mon collègue et ami  Jean-Pierre Lebrun : bien sûr aujourd’hui le ciel est vide, mais il est toujours au-dessus de nos têtes. Le marché est venu remplir le ciel vide ou plutôt en obstruer la visibilité. La gouvernance en constitue le mode d'administration

Les conséquences de cet état de fait dans le travail social, notamment en formation, sont patentes et catastrophiques. Le travail social, dont les principes de solidarité ont été conquis de haute lutte par nos aînés, pour venir en aide aux plus démunis de nos contemporains, ne peut s’exercer que sous la tutelle bienveillante de l’Etat qui en garantit la mise en œuvre, sous les auspices des lois républicaines. Or nous assistons depuis plus de 50 ans à la genèse d’un modèle uniquement gestionnaire de l’Etat, les principes organisateurs de la Nation étant mis au rancart, notamment les Droits de l’Homme et du Citoyen.  Le socle des politiques sociales se trouve sérieusement affecté par cette nouvelle « gouvernance ». La commande sociale se profile selon des critères de projets, d’évaluation-contrôle et pour tout dire de marketing social. Les modes d’organisation ont été réduits à une gestion financière dont le mot d’ordre, qui nous sonne de plus en plus dans les oreilles, est : efficacité. Concrètement cela signifie que tout soutien de l’État des politiques sociales en action repose sur la rationalisation d’un projet. C’est le leitmotiv qui se décline dans toutes les sphères des institutions sociales et médico-sociales : projet d’établissement, projet personnalisé etc Loin de moi l’intention de critiquer bêtement le noble terme de projet, jailli dans l’histoire, à l’aube de la Renaissance, pour designer cette capacité nouvelle de se projeter en avant, donc de désirer. Ce que je mets en cause c’est la réduction de la notion de projet à un pur appareillage programmatique, où les objectifs chiffrés tiennent lieu de colonne vertébrale. Du chiffre avant toute chose !  C’est donc la rationalité du coût qui vient mesurer l’efficacité. Les mots d’ordre sont : programmer, projeter, évaluer.  La construction de ce modèle s’est déployée  en trois temps en France :

-    1945-1975 : mise en place de l’idéologie et des procédures de rationalisation

-    1975-1990 : le modèle gestionnaire impulsé par l’État diffuse dans le secteur social

-    1990-2009 : le modèle gestionnaire mis en place recompose profondément le lien social et particulièrement les relations au sein du champ d’intervention des acteurs sociaux.

L’invention d’un outil permet cette prolifération : le RCB, la  « rationalisation des choix budgétaires ». Chaque objectif doit être programmé, chiffré et évalué en termes d’efficacité en fonction de son coût. Toute activité sociale doit être organisée selon des règles financières. C’est ce modèle qui réorganise de fond en comble la Sécurité Sociale.

Le secteur du travail social, en grande partie géré par des associations privées,  se développe en marge. Divers rapports signalent d’ailleurs qu’il s’agit là d’organisations  « pléthoriques et couteuses ». La politique de l’Etat à partir des années 75 consiste à se décharger de la gestion. L’État ne gère plus, il délègue à des organisations privées. Ainsi le secteur du travail social est-il transformé en autant de prestataires de services selon un schéma directement issu de l’industrie ou des grandes entreprises, comme le BTP : appel d’offre, contractualisation sur des moyens (jamais sur des fins, quoi qu’on en dise), évaluation des coûts et des quantités de populations ou d’usagers  traités.

Ceci implique une concurrence féroce entre associations sur la maîtrise des moyens. Ainsi a-t-on vu lors de la mise en place plus que contestable des CER (Centres d’éducation renforcée), des associations se battre comme des chiffonniers pour emporter le morceau, sans questionner jamais, à la lumière de leurs valeurs et principes associatifs, le bien fondé d’une telle  mesure fondée sur l’enfermement des jeunes. Un glissement sémantique témoigne de cette dérive : dans les textes nous sommes passés de l’appellation de « Centre d’éducation renforcée » à « Centre d’éducation renforcé » !

Entre 1980 et 1990 l’Etat renforce ces modes de contractualisation pour aboutir en 2001 à la mise en place de la LOLF (Loi d'orientation sur les lois de finances)  qui soutient des financements uniquement par la programmation d’objectifs. L’État se contente d’encadrer les moyens. La finalité de ces réformes est d’appliquer la logique industrielle aux services publics via les notions de résultats et d’efficacité, et une comptabilité calquée sur celle des entreprises. L’Administration se multiplie en Agences (ARH, ARS…) qui agissent comme autant d’agents d’expertise. La formation continue entre donc dans ce circuit marchand. A priori administrée par des représentants des employeurs et des salariés, en fait ce sont les techniciens et administratifs qui font la loi, en position d’experts. L’argent de la formation continue issue des prélèvements sur la masse salariale est détourné au profit d’un formatage en règle. C’est une pente que l’on peut également constater en formation initiale  et sur le terrain, notamment à travers les dits « référentiels de compétences ».  Le formatage en question se traduit par une montée en charge des savoirs techniques : soyons pragmatiques, tel est le mot d’ordre. Disposer de professionnels qui obéissent au doigt et à l’œil à des consignes, aussi aberrantes soient-elles ; les adapter à la tâche ; mettre en œuvre des procédures sans fin, véritables usines à gaz, au lieu de processus ; transformer les évaluations légitimes sur l’action menée, en contrôles soupçonneux et tatillons etc Autant de signes qui ne trompent pas sur le modèle impulsé. «  Etat, Religion, Révolution, Progrès, ces artifices  sont emportés dans le déchainement du Management scientifique promis à la terre entière. », nous avertit Pierre Legendre.

Dans un tel contexte s’éclairent sans doute les basses manœuvres exercées à notre encontre  par l’OPCA dont je parlais plus haut: nous ne rentrons pas dans les cases d'une bonne gouvernance. Un petit centre de formation n’est pas intéressant en termes de contractualisation, mieux vaut avoir à faire à deux ou trois lobbies. De plus notre appartenance affichée à la psychanalyse et son éthique, dérange. Orchestré récemment par les courants des neurosciences, le laminage systématique des praticiens de la psychanalyse, qui trouve son acmé avec la publication du Livre noir de la psychanalyse , produit ses effets de façon insidieuse. Ce n’est pas un hasard. Les neurosciences se présentent bien comme la face pensante (et dépensante !) du Marché. C’est la nouvelle transcendance, la caution scientifique, ou plutôt scientiste, de la marchandisation généralisée. Il faut que la machine tourne, qu’elle soit financière ou biologique, les ratés sont traités en tant que tels, et face à tout problème qui surgit, se dessine une solution ad hoc.

Dès lors notre référence constante à la psychanalyse, sans exclusive, sans esprit de chapelle, de façon ouverte , n’entre pas dans les calculs des gestionnaires. Ne pouvant rien nous reprocher sur les objectifs, ni les contenus de formation, qui sont conformes à ce qu’exige la législation, il ne leur reste plus qu’à nous supprimer, en nous désignant comme une secte et en refusant systématiquement toutes nos formations,  objectant qu’il ne s’agit pas de formation, mais de « discussions, d’échanges, de développement personnel ». Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage !

QUE FAIRE?

Comment lutter dans un tel contexte où le modèle de la gouvernance tient le haut du pavé?  La question d'évaluer si j'en crois l'étymologie: e(x)-valuere , consiste bien à extraire la valeur d'une action. A ce titre elle met en œuvre une éthique. Ce n'est qu'en se référant à des valeurs énoncées comme telles que l'on peut évaluer une action. Tout d’abord notons que la chute des idéaux, des totems et des tabous, ne nous débarrasse pas pour autant d’avoir à soutenir nos actes en raison. A la fois sur le plan de la morale sociale et sur le plan de l’éthique du désir .  Nous sommes tous, chacun de notre place, responsables de la transmission de l’humaine condition, qui comme le rappelle dans le titre d'un ouvrage récent Jean-Pierre Lebrun, n'est pas sans conditions. C’est pourquoi les questions d’éducation et de formation, se présentent comme des enjeux vitaux, puisque ce sont les moyens mêmes de la transmission transgénérationnelle. Alors, comme disait Lénine, que faire ? Tout d’abord ne pas se précipiter tête baissée dans l’action qui bien souvent ne serait qu’un prolongement en miroir de l’idéologie dominante qui prône l’activisme quand ce n’est pas l’agitation, comme bouchon à l’angoisse.   Donc il s’agit dans un premier temps de prendre le temps d’analyser le monde dans lequel on vit, en mobilisant toutes les ressources de la pensée, que ce soit dans les sciences humaines ou les sciences dures. La difficulté réside dans le fait que les penseurs qui tentent cette analyse, le plus souvent en retrouvant le chemin de la pensé incisive des Lumières, ont beaucoup de mal à se faire entendre. Créons alors des réseaux souterrains de circulation de cette pensée en acte. Les Badiou, Stiegler, Dufour, Lebrun, Gauchet  et beaucoup d’autres ouvrent largement leurs ateliers d’artisans de la pensée pour y participer. 

L’essence même de la transmission transgénérationnelle se présente sous les aspects d’un NON radical à la jouissance. C’est le prix à payer pour vivre ensemble comme parlêtre. « Cette aptitude au langage se paye. Un prix pour l’humanisation. Un prix fort, qui consiste à admettre la nécessité d’une perte, d’une soustraction » . Or nous avons à faire à une société qui s’est érigée sur le démenti de cette essence : consommez, jouissez, c’est un ordre ! Autrement dit cette société hyper moderne a érigé en étalon absolu la valeur marchande et son administration par la voie de la gouvernance. C’est pourquoi, il est fait appel à des modes de jouissances individuelles et collectives : tout-à-l’ego et communautarisme vont de pair. Briser ce cercle infernal consiste donc à retrouver le chemin d’un sujet qui ne peut se produire que du collectif, sans s’y confondre. La parole est alors le moyen par lequel un sujet se fait naître dans la « langue de la tribu », pour reprendre une expression de Mallarmé. Que dans l’affaire qui m'a préoccupé, les  divers interlocuteurs d'une l’OPCA ne veuillent pas me parler, doit nous mettre la puce à l’oreille. La gouvernance ne supporte pas la rencontre de parole qui seule fonde le lien social. Elle lui substitue le formulaire, le dossier, la grille d'évaluation, la novlangue. Mais notons que nous sommes aussi sortis de l'impasse en mobilisant notre parole et celle de ceux qui nous soutenaient. La parole, lieu d’avènement d’un sujet qui n’apparaît jamais que représenté dans l’ordre des signifiants,  est jugée dangereuse lorsqu’elle n’est plus travestie en langue de bois ou novlangue, lorsqu’elle se fait porte-voix du désir déterminé d’un sujet. Elle se présente donc comme la voie royale de la résistance à l'oppression.  La parole, suivant cette règle  que dégage Jacques Lacan, comme « éthique du bien dire » , vertu cardinale s’il en est, puisqu’elle articule le sujet et le collectif, telle une bande de Möbius, se présente désormais comme la seule voie de subversion d’un société soumise aux injonctions de la communication, au management industriel débridé et à la production de zombis qui marchent au pas et surtout ne se parlent pas. Parler et écrire ce qu'on fait à longueur de journées me semble dès lors la seule voie navigable de l'évaluation. Rendre des comptes, certes, mais pas sans rendre compte. La demande incessante de reconnaissance que l'on entend, parfois de façon plaintive, émerger des travailleurs sociaux, des formateurs, ne prend tout son sens que lorsque ces dits acteurs se reconnaissent eux-mêmes dans ce qu'ils font. Le souci du travail bien fait, de la dignité de la tache accomplie, la joie éprouvée et partagée à la réalisation de « la belle ouvrage » fondent alors une véritable résistance en acte à la gouvernance généralisée. Ainsi retrouve-t-on le sens de... la direction, à la fois subjective et collective.

Bref : se parler reste le fer de lance de toutes les résistances. Or n’est-ce pas ce que nous avons impulsé dans nos espaces de formation professionnelle continue ? Se parler de ce qui nous arrive en situation. C’est pourquoi un des dispositifs de la formation à Psychasoc, l’instance clinique, dans  laquelle sont explorées en groupe des situations vécues par les stagiaires, constitue la colonne vertébrale de nos formations. La diffusion des savoirs que nous ne limitons pas à la psychanalyse, mais qui prend ses appuis aussi dans l’anthropologie, la sociologie, la littérature, le cinéma, l’art… opère alors comme autant de greffes qui donnent sens  à la pratique. La théorie de la pratique s’engendre de la pratique de la théorie, sans jamais qu'elles se recouvrent. Cette confrontation permanente  laisse vacants des hiatus, des énigmes, des sources toujours renouvelées de questionnement. « Les habitats institutionnels sont construits sur un vide – un vide à partir duquel se déplie la parole et qui porte la pensée. A la croisée des chemins historiques, une tâche s’impose : restaurer le doute, analyser l’agencement des ignorances qui font cortège à la Science contemporaine, surmonter la croyance obscurantiste d’aujourd’hui. Instituer la vie : tel est le maître mot qui résume cette tache. » Et c’est bien ce qu’on nous reproche. Qu’un travailleur social construise  le sens de son action et éclaire le désir qu’il y met en œuvre,  dans ces effets évaluatifs d’après-coup qu'impulse la formation,  ne va pas du tout dans la direction impulsée par les directives qui orientent toutes les politiques de formation, à savoir le formatage et l’adaptation à la tache. Il s’agit de turbiner, pas de penser !

Or nous sommes vivants et bien vivants et plus que jamais décidés à nous battre pour continuer à transmettre des savoirs, des savoir-faire, des savoirs être indispensables à nos collègues qui à longueur de journée accompagnent et soutiennent, parfois à bout de souffle, les plus démunis de nos contemporains. Et ce dans un contexte socio-économique extrêmement féroce. Cette  “fraternité discrète” que prône Jacques Lacan, a valeur de résistance face à “la plus formidable galère sociale” . La formation non  seulement  apporte une remise à jour indispensable des connaissances, mais aussi permet de conforter des positions professionnelles opérantes, dont on ne saurait réduire l’efficacité à l’aune de leur coût. Encore moins les subordonner à de basses manœuvres managériales.  Nous résistons pour un monde plus humain, plus respectueux des choix de chaque sujet, un par un.

«  La fabrique de l’homme n’est pas une usine à reproduire des souches génétiques. On ne verra jamais gouverner une société sans les chants et la musique, sans les chorégraphies et les rites, sans les grands monuments religieux ou poétiques de la Solitude humaine » Ajoutons à cette série que nous présente Pierre Legendre dans La Fabrique de l’homme occidental: sans ces lieux de transmission de l’humain que constituent les espaces de formation. Et on n'en saurait évaluer la pertinence qu'à l'aune de ces valeurs qui fondent ce qu'il n'y a pas si longtemps encore on nommait: l'humanisme. 

Joseph Rouzel, psychanalyste, directeur de l’Institut Européen Psychanalyse et Travail Social 

Biographie sommaire

Après avoir exercé de nombreuses années comme éducateur spécialisé, Joseph ROUZEL est aujourd'hui psychanalyste en cabinet et formateur. Diplôme en ethnologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, DEA d’études philosophiques et psychanalytiques. Il est bien connu dans le secteur social et médico-social pour ses ouvrages et  ses articles dans la presse spécialisée. Ses prises de position questionnent une éthique de l'acte dans les professions sociales et visent le développement d'une clinique du sujet éclairée par la psychanalyse. Il intervient en formation permanente, à la demande d’institutions,  sur des thématiques, en supervision ou régulation d’équipes. Il intervient dans des colloques et anime des journées de réflexion, en France et à l’étranger. Il a créé et anime l’Institut Européen «Psychanalyse et travail social » (PSYCHASOC / psychasoc.com) dont les formateurs dispensent des formations permanentes en travail social et interviennent à la demande dans les institutions sociales et médico-sociales. Il anime le site ASIE (asies.org)  consacré aux questions de supervision en travail social. Il est à l’origine de l’association  « Psychanalyse sans frontière » (PSF)

Ouvrages de Joseph ROUZEL

Direction de collections

Joseph ROUZEL a créé trois collections.

* Chez érès (Toulouse) : L'éducation spécialisée au quotidien (25 ouvrages parus)

* Aux Editions du Champ Social (Nîmes) : Psychanalyse (12 ouvrages parus).

* Chez Psychasoc Editions (Montpellier), Psychanalyse et travail social (5 ouvrages parus)

Participation à des revues

Joseph ROUZEL a publié environ 200 articles dans diverses revues du champ social ou psychanalytique. 

Jean-Pierre Vernant, L'origine de la pensée grecque , PUF, 2004.

Olivier Williamson, The économic institutionss of capitalims , New-York/Londres, The Free Press, 1985.

Ce qu'illustre Lionel Jospin, candidat à la Présidence de la République, lorsque interrogé par les ouvriers de Michelin sur ce qu'il comptait faire pour freiner les délocalisations, il leur répond: « le politique ne peut rien, c'est l'économique qui commande ».

Voir le séminaire de Philippe de Georges, La pulsion et ses avatars , Editions Michèle, 2010.

Victor Klemperer, « LTI, La langue du IIIè Reich » , éditions Albin Michel, collection Agora, Pocket, Paris, 1996.

Voir Charlotte Herfray, http://www.psychasoc.com/Textes/Ces-novlangues-qui-colonisent-nos-esprits

Par exemple: Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché , Denoël, Paris, 2007; Roland Gori, De quoi la psychanalyse est-elle le nom? Denoël, Paris, 2010; Jean-Pierre Lebrun, La condition humaine, n'est pas sons conditions, Denoël, 2010.

Claude Lefort, L'invention démocratique: les limites de la domination totalitaire , Fayard, 1994.

Sigmund Freud, préface à l'ouvrage d'August Aichhorn, Jeunes en souffrance , Champ Social, 2000; «  L'analyse avec fin et l'analyse sans fin » in Résultats, idées, problèmes II , PUF, 1985.

Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite , érès, 2009

C’est le titre d’un poème peu connu du jeune Jacques Lacan. On en trouvera le texte sur Psychasoc.com, rubrique « textes ».

Voir DEBORD Guy, La société du spectacle , Paris, Gallimard, 1996.

LAVAL Christian, L’homme économique, essai sur les fondements du néolibéralisme , Paris, Gallimard, 2007.

FREUD Sigmund, Le malaise dans la culture, Paris, PUF, 2004

SERRES Michel, Statues , Paris, Flammarion, 1989

GOGUEL D’ALLONDANS Thierry (sous la dir.), Education renforcée. La prise en charge des mineurs délinquants en France , Paris, Téraèdre, 2008

Pierre LEGENDRE, La fabrique de l’homme occidental , Paris, Mille et une nuits, 2000

Ce pour quoi nous avons créé l’association Psychanalyse Sans Frontière (voir rubrique sur Psychasoc.com)

Joseph ROUZEL : « L’éthique  dans les pratiques sociales », dans ROUZEL Joseph, Le transfert dans la relation éducative , Paris, Dunod, 2002 

Voir Georges DEVEREUX, De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Aubier Montaigne, 1998.

Jean-Pierre Lebrun, La perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui , Paris, Denoël, 2007

D’ailleurs depuis la rédaction de cet article les choses semblent bouger. Devant le scandale qui risque d’éclater sur la place publique, et donc qu’on en parle, l’OPCA en question fait machine arrière… Dans ce combat du pot de terre contre le pot de fer, c’est bien le talon d’Achille de ce colosse!

LACAN Jacques, Télévision , Paris, Seuil, 1974

Voir Yves CLOT, Le travail à cœur , La Découverte, 2010.

LEGENDRE Pierre, op. cit.

LACAN Jacques, « L’agressivité en psychanalyse », Ecrits , Paris, 1966

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Commentaires

"Les rêveurs deviennent des réveilleurs" - Ma

Ancienne directrice broyéee par un système, humainement dévastée hier, il est possible de renaître de ses cendres. Plus vivante que jamais.

...

rien ne devient plus vite inefficace que la démarche qui vise a tout prix l'efficacité