jeudi 30 juin 2011
Quand travailler est… résister
Nous vivons une drôle d’époque… Une époque guerrière sans effusion de sang mais une guerre latente où chacun meurt en secret, où le désir s’étouffe au creux des consciences humaines. Une époque où les occupants sont les gestionnaires avec ou sans cols blancs, munis de leurs calculettes assassines, « il n’y a plus d’argent messieurs, dames, il est l’heure de vous restreindre ».
Se restreindre, oui effectivement, l’argent public n’est pas à dilapider, et il est obligatoire de rendre compte de l’usage qu’il en est fait. Au-delà d’en rendre compte, c’est aussi d’en interroger le « pour qui ? », le « pour quoi ? » cet argent est utilisé. Jusque là nous ne pouvons qu’être en accord avec la question de la restriction, il s’agirait même d’en signifier la dimension éthique.
Or, ces budgets, qu’on nous dit être en diminution et ils le sont, doivent-ils pour autant être à l’origine d’un climat délétère où chacun se trouve convoqué à la place de sa solitude plutôt qu’à celle de la sollicitude ?
Finalement, l’argent est-il aux sources du problème de l’individuation ?
Arrêtons-nous dès lors à ce que nous définissons ici comme problème, l’individuation, et illustrons-le par l’expérience que nous vivons dans notre centre de formation en travail social.
Et à partir d’ici, nous emploierons le pronom personnel « je », parce que ce qui va suivre n’engage que ma propre analyse et nulle autre.
Je partirai de l’année 2007, année où je suis engagée comme cadre pédagogique au sein de la filière « éducateur spécialisé », et année où l’ensemble des diplômes du secteur social et médico social sont réformés et accèdent au statut de diplôme d’Etat à l’instar des diplômes, « éducateurs spécialisés » et assistants de services sociaux », entre autre.
Drôle d’ambiance… chacun dans son bureau, quelques échanges sporadiques et factuels, nous sommes chacun dans un bureau, voisins, l’un de l’autre. Communication par mails, drôle de rencontre… Des collègues sur le départ en retraite, que nous les plus jeunes venons remplacer. Des mises en garde sur ceux dont il faudrait se méfier et surtout la question du « sens » qui fout le camp.
Cette école que j’ai vu vivre lorsque j’y étais étudiante, se meurt du départ de ses étudiants qui la quittent dès 16h30, elle sonne creux, les couloirs sont silencieux et vides. Question, que se passe-t-il ? Pourquoi cette école si cordiale, si bruyante de vie jusqu’à 22h jadis, si studieuse aussi, si bavarde de l’expérience éducative vécue en stage, inscrite dans nos réflexions et nos écritures, s’éteint si tôt ? Les étudiants sont-ils moins impliqués que nous jadis ? Sont-ils déjà blasés de cette drôle d’aventure qu’est la rencontre avec l’« Autre » ? Serait-elle cette génération, « sms » et « facebook » individualiste et consumériste, seulement ?
Et puis, non, justement des fêtes s’organisent chez les étudiants, ils emplissent leur espace institutionnel de musique jusque tard dans la nuit, ils apprennent à l’occasion à se connaître et discutent au milieu du volume sonore réglé à son maximum, du métier, de leurs stages, de leurs valeurs, de leurs désillusions sur le métier mais ils y croient, eux interrogeront leurs pratiques, leurs postures professionnelles… tout ça au milieu des cigarettes qui emplissent la nuit de petites lumières rouges incandescentes… des verres de punch, des cocas, des bières s’écoulent dans les gosiers et c’est sobre. On se saoule plus de paroles que d’alcool, chez les étudiants. Tout cet ensemble fait corps et nous les formateurs sommes de cette fête.
Mais depuis un peu plus d'un an, nous ne sommes plus à la fête, que s'est-il donc passé?
Au-delà, des baisses de budget et autres déficits, dont nous n'avons pas clairement l'explication, c'est à un choc de deux cultures que nous avons dans un premier temps assisté, béatement, fatalement... Depuis plusieurs années, ce choc se pressentait. Pas uniquement dans les écoles de formation mais aussi dans les associations, la fonction publique... nous devenions des éducateurs comptables des politiques, elles-mêmes très éloignées de la réalité sociale et des gens.
Mais revenons à notre école, dirigée par une directrice. Il y a environ deux ans, on nous a présenté un projet associatif aux valeurs humanistes inscrites au coeur d'une nouvelle dimension politique à la mode, la démocratie participative. Humanisme, participation... jolie musique aux oreilles des citoyens démocrates que nous sommes. Qu'y aurait-il à craindre d'un tel projet?
Dans le même temps, il ne nous est pas clairement exposées les raisons qui commandent à une nouvelle hiérarchisation des fonctions, en ajoutant à la hiérarchie déjà en place, une direction générale, une direction générale adjointe (et directrice de notre école), une direction des études et autres cadres intermédiaires. Tout cela inscrit en jolies couleurs, dans un organigramme illisible. Disons-le, nous sommes devant le fait accompli! Le CREAI a bouffé notre centre. Sentiment de putsch! (même si on m'a reproché ce terme, je le redis ici...)
Certes, jusque là notre centre était déjà géré par une association loi 1901, un CREAI (fondé celui-ci, par arrêté ministériel en janvier 1966). Mais notre centre gardait son indépendance quant à sa vie institutionnelle et sa pédagogie... Espace de création, de circulation... Une dimension institutionnelle loin d'être idéale, mais les « possibles » demeuraient à l'horizon...
Ici, je n'aborderais pas les raisons historiques et autres raisons obscures de ce qui est advenu et dont l'oralité est venue jusqu'à mes oreilles. Je vais me contenter de narrer les conséquences de cette nouvelle gouvernance, concept lui aussi au goût du jour, bien que pas à mon goût mais dans l'air du temps, à l'image de notre Monde sous le joug de l'économie financière! Ce terme de gouvernance est emprunté à l'étymologie anglaise, governance, gouvernement et de l'étymologie latine gubernare, diriger un navire.
Ce terme qui sonne mal aux oreilles induit une approche gestionnaire strictement économique et éminemment idéologique de la conduite d'une institution. Nous nous situons davantage ici autour de stratégies plus quantitatives que qualitatives. C'est le chiffre qui fait loi, c'est la procédure qui enferme et resserre, plus que de raison, les initiatives créatrices et c'est là ce que nous vivons dans notre centre de formation.
Je préfèrerais ici parler de gouvernement , « Le gouvernement est une notion politique qui implique des choix, des convictions, des erreurs. La gouvernance, qui con vient aux entreprises aussi bien qu'aux pays, s'apparenterait plutôt à une technique, à un art ou à une science de gouverner, qu'il importe donc de confier à des techniciens professionnels, un mode d'emploi ou un manuel de bon usage qu'on ne saurait pas pl us discuter que les joueurs ne discutent la règle de leur jeu en cours de partie. » 1
Préférer ici le verbe gouverner , n'est pas qu'un effet de ma coquetterie sémantique mais une posture empreinte de la question de l'élaboration collective de la dimension institutionnelle. Or, ceci nous est confisqué par la nouvelle gouvernance. Depuis environ deux ans, nous sommes embués par une opacité telle, que nous ne connaissons pas les orientations réelles que l'on souhaite (à notre place) donner à cette école en travail social. D'autant plus que depuis de nombreuses années, on nous promet un IRTS, qui n'existe toujours pas, et qui n'existera sans doute pas, au regard du manque de perspectives pédagogiques de la part de cette gouvernance, et de l'isolement dans lequel elle enferme l'institut de formation.
Triste constat d'une école qui se veut vivante du côté des formateurs et des élèves... Alors que faire? Assister passivement au démantèlement d'un bel espace de professionnalisation, d'élaboration des pratiques éducatives, de questionnements autour de l'identité professionnelle ou RESISTER?
Au même moment où la nouvelle gouvernance prenait le pouvoir, nos délégués du personnel ont donné leur démission afin de dénoncer le manque d'écoute de la part de la hiérarchie, des mandats étaient donc à pourvoir. A cette époque, je n'avais pas l'expérience que j'aie aujourd'hui du dialogue de sourds , difficile exercice auquel je n'arrive toujours pas à me plier... Je croyais à l'espace possible de la négociation, dont l'objet pour moi était d'être au service de l'institution (au sens du projet humain) et donc au service aussi des étudiants.
Après mûre réflexion, et après avoir participer à la mise en place d'une section syndicale (SUD) et en avoir été élue la déléguée, j'ai présentée ma candidature au mandat de « délégué du personnel », à la seule ambition, celle de recréer du collectif et d'exploiter tous les espaces de négociations possibles. Elue, avec quatre autres collègues dont deux sont également délégués syndicaux (FO et CGT), nous nous sommes mis au travail!
Et quel travail!!!!
Il faut se souvenir de la réelle souffrance des collègues sur notre lieu d'emploi. Tout d'abord cet isolement, ce sentiment d'être seul face aux injonctions paradoxales que la direction des études produit via des mails peu diplomates et parfois incisifs, ce sentiment de n'être pas reconnu dans la tâche qui est la notre, ce sentiment d'enfermement dans des procédures castratrices... ces collègues en larmes, ces collègues en arrêt de travail et personne qui ne se soucie de ce qui les met K.O, sauf des collègues directs. Ces collègues brillants partis sous d'autres cieux parce que, ici, ils ne trouvent plus l'espace nécessaire à l'expression de leurs talents...
Des collègues... out!
Septembre 2010, disparition soudaine de la direction de notre établissement et du même coup de la direction générale adjointe... Un vendredi après-midi!
Evènement connu de tous, par le bruit assourdissant des couloirs, par les réseaux de chacun... Il n'y a plus de direction dans l'école. Les DP, nous nous saisissons du comité d'établissement pour poser une seule et unique question, « y a-t-il encore une direction dans l'école? », ce à quoi on nous répond que oui, et que tout de même, nous n'allions pas reprocher à la personne de prendre ses congés... Sans réelle réponse de la direction générale, nous avons quitté la séance.
Pendant près d'un mois un climat d'insécurité et de pesanteur a envahi les couloirs et les conversations aux pauses. Un bras de fer s'est engagé avec la présidence et la direction générale et il est toujours engagé. On nous mentait éhontément, avec pour nous, le sentiment de n'être que peu pour cette gouvernance . Depuis, l'école ne se meurt plus de son manque d'engagement institutionnel, on l'asphyxie à coup de règlements diverses et multiples, de restrictions d'initiatives, tout doit passer sous le joug de la gouvernance .
Voilà quelques constats qui ne doivent en aucun cas prendre toute la place ici parce que, a contrario, je peux dire que je sais pour quelle raison je suis toujours DP... Le collectif. Les salariés se sont emparés de l'instance pour faire part de leurs revendications mais aussi pour répondre à nos invitations à se réunir pour s'écouter et s'entendre les uns les autres et pour agir. Et c'est bien là ce qui est intéressant, la cause commune qui nous agit. Sans doute chacun avec ses raisons qui lui sont propres, un but commun nous agit, la question des valeurs qui animent chacun d'entre nous quant au sens de nos missions.
Alors de réunions en réunions, nous avons bâti notre propre résistance face à un système qui broie les individus isolés, qui façonne les plus fragiles à son image, qui nie la question du sujet désirant . Ce système animé et porté par des gens qui ne savent qu'occuper des places et qui ne savent pas habiter leurs fonctions divisent, aliènent, tuent le désir...
Mais c'était sans compter avec l'engagement de chacun des salariés dans son travail... Travail et non t ripalium !!! Finalement nous ne sommes pas si passéistes, nous croyons à l'évolution de ce terrible engin de torture de jadis pour en faire un espace de réalisation, de construction...
Ce collectif a été moteur de l'ouverture de notre école vers l'extérieur, de liens avec les médias, de rencontres avec la tutelle... La région et son président.
Car revenons au début de notre propos, la question de la restriction budgétaire est d'autant plus nécessaire lorsque l'on sait d'une part qu'il s'agit de l'argent de l'impôt, mais surtout elle est utile à saisir pour penser la pédagogie à partir de cette réalité. Ce qu'il manque à cette école aujourd'hui ce n'est pas l'argent mais un vrai projet pédagogique, pensé et porté par les cadres en charge de ce sujet. Cette gouvernance qui a la seule ambition de nous faire plier l'échine et prouver qu'un CREAI peut gouverner trois établissements (notre établissement, la formation continue et un UFA) confisque notre travail et le sens que chacun y investit... Mais ce n'est qu'une ambition car rien n'est gagné pour elle, tant qu'il y aura ces salariés convaincus de leurs missions, de leur travail et des valeurs dont chacun est tributaire à son niveau.
Il n'y a pas besoin d'autant d'argent pour mener un projet pédagogique, il s'agit avec la question du sens, de mettre l'argent là où il faut... Non pas dans un système pyramidal qui n'a pas d'autre sens que celui de faire la place aux parvenus, aux obsessionnels de l'ordre et de la loi... qui coûtent très chers aux contribuables, savent-ils qu'ils sont mis à contribution pour que quelques-uns s'adonnent à la maltraitance institutionnelle?
Alors nous, nous résistons... et nous proposons une école qui élabore et travaille avec l'université pour s'ouvrir une voie vers les hautes écoles en travail social... nous proposons un centre de recherche digne de ce nom qui publie de vrais travaux d'analyses et de recherches sur les questions de nos métiers du secteur social et médico social...
Nous résistons pour que nos étudiants se reconnaissent chez eux au sein de notre centre de formation... Que renaissent les cafés sociaux, les expositions, les conférences... Que se rallument les barbecues, que la musique anime leurs pas de danse, que des soirées accueillent les nouveaux arrivants... dans tous ces métiers de la relation... humaine. NOUS RESISTONS POUR QUE NOUS PUISSIONS NOUS REMETTRE AU TRAVAIL
Laurence Lutton, cadre pédagogique et éducatrice spécialisée
1 Armand Farrachi, Petit lexique d'optimisme officiel, éd. Fayard, 2007, p.91
le collectif est là, rien n'est perdu
Do
dimanche 19 février 2012