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Quelle place pour la clinique dans la formation des travailleurs sociaux ?

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Patricia VALLET

mercredi 30 novembre 2011

Quelle place pour la clinique dans la  formation des travailleurs sociaux ?

Patricia VALLET

( intervention RVHA 24/11/2011)

C'est en tant que formatrice au sein de l’IRTS, que je voudrais ici proposer mes réflexions sur la place de la clinique dans le champ des formations initiales en travail social, et les enjeux qu’elle représente.

I – La logique des compétences, un contexte à prendre en compte

Dans le cadre de réformes récentes, nous devons nous inscrire dans la logique des compétences : des référentiels métier ont été déterminés, qui définissent ensuite un référentiel d'activités décrivant les fonctions des professionnels, puis un référentiel de compétences fonde le dispositif de formation en fonction de toute une liste de compétences à acquérir pour apprendre à "Conduire une intervention sociale d'aide à la personne, Etablir une relation professionnelle, conduire une intervention sociale d'intérêt collectif, s'inscrire dans un travail d' équipe, développer des actions de partenariat et en réseau etc."

Cette logique pose plusieurs questions :

D'une part la construction de ces référentiels aboutit à la constitution d'un grand catalogue de situations et d'activités plus ou moins floues, et de compétences très générales ou au contraire extrêmement réductrices. Et cette logique implique une polarisation sur les activités , ce qui ne me paraît pas être la caractéristique propre, singulière de nos métiers relationnels, qui s’intéresse plutôt à l’acte éducatif.

D’autre part, le risque majeur de la logique des compétences tient pour moi à tout un système de valeurs qu'elle paraît porter avec elle. Un système tourné vers l’opérationnalité, la recherche de maîtrise,  la rationalité instrumentale, sachant que l’idéologie techniciste n’est pas que dans les appareils : elle est dans les procédures, dans les paroles et dans les gestes professionnels…le danger est que les esprits se mettent à fonctionner comme des machines, en procédant par items et protocoles, avec ce qu’il en coûterait en terme d’appauvrissement de la parole, de la subjectivité, de l’affectivité …

 Il m'apparaît donc que l'essentiel est peut-être de laisser les référentiels "à leur place" c'est-à-dire de les considérer à titre indicatif, comme un outil qui permet seulement de formaliser l'activité et de ne pas polariser notre attention uniquement sur ce qui se voit, sur ce qui s'observe, mais de revenir toujours au véritable travail des professionnels, qui est essentiellement un travail relationnel, qui se décrit difficilement, et sur le but et le sens de l'action.

Ceci dit, le cadre des référentiels de compétences nous oriente vers certaines valeurs opératoires, qui ne sont peut-être pas incompatibles avec la conception que je vais développer ici, dans la mesure où les dispositifs formatifs à élaborer restent ouverts. Il nous faut inventer des stratégies d'appropriation au lieu de chercher à appliquer ce modèle, l'intelligence consiste à lire entre les lignes des textes prescriptifs et non à appliquer quelques axiomes ou consignes… L'application est commode mais, derrière la prescription, la réinvention contextualisée est toujours possible…

Sachant que les personnes en formation sont pendant la moitié du temps sur les terrains professionnels, les référents des « sites qualifiants » peuvent aussi être partie prenante pour promouvoir cette perspective…

 

II – quelle place pour la clinique

Ainsi, la formation peut rester, si nous la concevons ainsi,  une démarche clinique d'accompagnement, un processus qui vise la construction autant que la déconstruction des savoirs acquis, pour un ajustement réfléchi et créatif des futurs professionnels aux situations ardues, complexes qu'ils vont rencontrer.

 Quelle clinique ?

La clinique est ici envisagée comme un mode d'analyse et d'action ; ses fondements philosophiques et épistémologiques envisagent le travail social avant tout comme une rencontre entre des sujets, et le travail formatif comme l'expérience d'un déplacement subjectif à accompagner.

En fait, la transformation identitaire mise en jeu pour chaque étudiant, dans son rapport à l'Institution, son rapport au pouvoir et à l'autorité, son rapport au savoir, son rapport à l'autre, son rapport à l'aide etc., est absente des référentiels, mais rien ne nous empêche de réaffirmer l'importance de travailler ces dimensions dans la formation.

Par exemple, la confrontation aux représentations plus ou moins idéalisées du métier n'entre pas dans les cases des compétences à acquérir ! C'est néanmoins un travail essentiel que ma conception de la formation m'amène à conduire, dans les groupes d'analyses de pratiques notamment. (Rappelons que ces instances représentent environ 50h par an et permettent de travailler vraiment sur l’élaboration du positionnement subjectif des étudiants à partir de l’étude de leurs expériences de stage.)

Le travail sur la temporalité, les aléas, les incertitudes, la complexité et l'impossible dans l'analyse des situations est tout à fait fondamental pour un futur travailleur social. C'est un travail avec l'infini, ce qui ne sera jamais terminé, et chacun doit mettre aussi "du vide" en soi pour pouvoir accueillir l'autre différent, et surtout les personnes en difficulté.

Dans ce sens, ma conception de la profession vise une rencontre entre des sujets singuliers qui vont chercher ensemble comment vivre et devenir, pour s'épanouir et trouver des assises identitaires un peu plus créatives… Pour moi, un professionnel du travail social ou de l'éducation va travailler moins en terme de "faire" que vers "l'être".

C'est ainsi que nous cherchons à amener chaque personne en formation à changer de regard, changer de perspective pour venir au plus près de soi-même au lieu de s'en éloigner, travailler son être sensible pour plus de présence à l'autre ensuite. C’est une dimension esthétique qui reste à approfondir que cette importance dans nos métiers d'aiguiser nos sens : l'attention esthétique, c'est cette présence, cette acuité sensible, cette activité perceptive intense et rigoureuse qui permet notamment de percevoir des choses minimes mais essentielles, des éléments insignifiants significatifs… 

Par ailleurs la formation devient clinique à partir d'une certaine écoute et prise en compte des personnes ; la démarche clinique met l'accent sur la singularité du sujet dans sa globalité et dans son histoire, et sur son implication dans une situation complexe. "Celle-ci se définit comme un positionnement global, par rapport à l'autre, mais aussi par rapport au savoir et à son élaboration." (Lévy, 1997, p.14).  

La démarche clinique privilégie un certain traitement de la réalité, basée sur l'idée d'un monde complexe, chaotique et la plupart du temps insaisissable. Ces modèles épistémologiques peuvent commotionner l'individu qui arrive en formation, ébranler ses assises narcissiques et ses convictions personnelles, modifier sa cartographie psychique, et toute la finesse du travail d’un formateur consiste à accompagner et permettre ce travail sur soi sans brutaliser les étudiants, sans les laisser trop meurtris.

Précisons qu'il s'agit bien d'une clinique sociale , c'est-à-dire que la psychanalyse éclaire la compréhension des situations complexes mais c'est une grille de lecture parmi d'autres ; j'inclue dans notre point de vue les surdéterminations économiques, sociales et culturelles auxquelles devront faire face les futurs travailleurs sociaux ; autrement dit, notre approche dans le travail est toujours multipolaire et il ne s'agit pas de "psychologiser" des problèmes sociaux, nous gardons en tête les enjeux du contexte socio-économique et politique, la complémentarité des structures sociales et des psychismes individuels.

Ceci dit, les futurs professionnels devront faire face à de rudes épreuves : agressions, séparations, ruptures répétitives et violentes des liens, destruction des sentiments, désillusions, morcellement, effritement de la cohésion du Moi (Chami, 2006). La formation doit donc travailler leur sensibilité et assouplir leur personnalité professionnelle promise à d'importantes effractions. L'analyse des pratiques en formation paraît "propice à former des personnes vivantes et des professionnels conscients, qui ne soient pas trop attachés à leur ego , mais le connaissent suffisamment pour en faire un outil de travail et d'échange" (Chami, 2006, p.82).

Cela suppose de se laisser faire par le travail de la formation, au lieu de vouloir "faire une formation" et d'en découdre avec certains idéaux.

Un des fondements de la formation consiste en effet à creuser les idéaux du sujet pour qu'il comprenne quelque chose de ses motivations profondes à l'exercice de la profession, et puisse faire le deuil de sa toute-puissance sans s'effondrer. L'introspection accompagnée peut lui permettre d'élaborer sa position et vise l'intégration un peu plus "harmonieuse" de ses démons intérieurs, de son "public intérieur", si l'on admet l'idée qu'au fondement des choix professionnels du travailleur social existe toujours "une double composante de son identité professionnelle, à la fois réparatrice et sadique" (Blanchard-Laville, 2006, p.117).

La perspective clinique permet d'envisager un certain travail sur la négativité et la destructivité inhérente à ces métiers qui produisent de la haine sous la bienveillance affichée et le projet d'autonomisation de l'autre…

Il s'agit d'un travail patient, discret, sourd, mais essentiel de limage, de dégrossissage, de polissage des idéaux :

– c'est tout d'abord l'idéal de bienfaisance , c'est-à-dire l'illusion de pouvoir guérir et réparer, de trouver des pansements à l'absence de solutions, de redresser la barre pour rejoindre un monde meilleur à partir de ce point de la passion du Bien de l'autre !

– c'est encore l'idéal de transparence , ce leurre d'un accès direct, spontané, au plus près de "la vérité" de l'autre, pour pouvoir lire en lui et trouver « sa vérité » pour l'aider à changer …

– c'est aussi l'idéal de la communication , de la possibilité d'accéder au monde vécu de l'autre, parce qu'il est si semblable qu'il en deviendrait le même. C'est tellement rassurant de pouvoir imaginer cet échange de paroles, d'idées, de conceptions à partir du même ; cela permet d'occulter les impasses relationnelles, l'altérité radicale de la rencontre, c'est comme si le langage était commun, comme si le sens des mots était acquis… Alors qu'il est polysémique, toujours sujet au quiproquo…

– c'est enfin l'idéal de l'Autorité de l'expert [1] , qui porte aux nues à la fois l'expertise et l'expert et bouche l'angoisse de la rencontre par la quête de certitude. C'est une demande de sécurité et de maîtrise, qui pourrait assurer et rassurer sur ce qu'il faut faire et apprendre pour devenir un expert en travail social… Le travail formatif est là très délicat car l'étudiant cherche le plus souvent à "coller" au modèle professionnel tel qu'il l'imagine ; il cherche d'une part des explications, des repères, des savoirs certains, des recettes, des indications à suivre dans tel ou tel cas. C'est de plus ce qu'attendront de lui certains employeurs : résoudre des problèmes par des solutions rapides et efficaces, bien connaître les Institutions pour y intégrer les populations en difficulté le plus directement possible, utiliser les dispositifs pour faire rentrer les personnes en marge dans les cases prévues à cet effet…

Le travail formatif va donc poser constamment la question du sens de l'acte éducatif pour mettre l'étudiant en face de ce qui l'attend sur le terrain professionnel, interroger la dialectique implication-distanciation, et lui permettre de penser sa pratique. Nous travaillons sa demande dans le sens d'une dérive car nous ne lui offrons pas de recettes ou de règles de fonctionnement qui donneraient d'avance la réponse rassurante à tous les cas qui pourraient se présenter ; nous interrogeons beaucoup le  rapport au savoir  des personnes en formation car le besoin de savoir tout de suite, le besoin de sens peut être un problème, insidieusement défensif. La suspension et l’ajournement du savoir demandent du travail ; Dans ce sens là « le non savoir » (relatif bien sûr) est une « capacité négative ». Ce concept a été introduit par A.Philipps pour évoquer ces qualités qui passent plutôt dans notre société d’aujourd’hui pour des défauts…la capacité négative, c’est « lorsqu'un homme est capable d’être dans l'incertitude, les mystères, les doutes , sans courir avec irritation après le fait et la raison. »

Ainsi, en conclusion  je dirais que nous visons à la fois à insérer la personne en formation dans une culture professionnelle, avec ses codes, ses habitus, ses méthodes etc., mais nous cherchons surtout à transmettre un habitus clinique pour qu'elle reste en recherche sur son propre rapport au savoir et à la certitude, à l’inconnu et à l’altérité, à la souffrance et à la folie, à l’insensé de l’existence, à sa conception de l’aide et de l’accompagnement, pour qu’elle continue à chercher sa propre voie, son style, et construise sa propre identité professionnelle.

Au fond l'essentiel pour moi est au delà des référentiels, dans la traversée subjective que va pouvoir tenter la personne en formation, dans ce travail sur soi qui permettra le questionnement éthique, épistémologique, voire politique sur le sens de ses actes.

Bibliographie :

-Blanchard-Laville C. (2006), "Potentialités sadomasochistes chez l'enseignant dans sa pratique", in Connexions , "Clinique et pédagogie", Erès, n°86.

-Chami J. (2006), "La personnalité professionnelle interrogée", in Connexions , "Clinique et pédagogie", Erès, n°86.

-Lévy A. (1997), Sciences cliniques, organisations sociales , Paris, PUF.

-Miller, J.A. (2005) Psychanalyse et société , in Quarto , n°84, Bruxelles, Juin.

-Niewiadomski, C. (2006) "Pour une clinique psychosociale du travail éducatif", in Le travail éducatif à l'épreuve de la question sociale , Editions du Conseil Scientifique de l'Université Charles-de-Gaulle-Lille3.

-Philipps, A. (2009) Trois capacités négatives , éditions de l’Olivier.

-Vallet, P. (2003) Désir d'emprise et éthique de la formation , Paris, L'Harmattan.

-Vallet P. (2003), « Dans la formation initiale en service social, de quelle analyse et de quelles pratiques parle-t-on ? », in Blanchard‑Laville C. et Fablet D. (coord.), Travail social et analyse des pratiques professionnelles , Paris, L’Harmattan, pp.89‑106.

-Vallet P. (2008), « Logique des compétences et analyse de pratiques dans les formations initiales en travail social », in Fablet D., Intervenants sociaux et analyse des pratiques, Paris, L’Harmattan, pp.33‑49.

-Vallet P. (2009), Clinique, éthique et esthétique de l’éducation, in Eduquer dans un monde en mutation , ouvrage collectif sous la direction de M.C.David et L.Ott, Erès.

 

[1] Pour une approche psychanalytique plus approfondie, on peut se reporter à l'article de J.-A. Miller (2005).

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