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Quelques réflexions sur le travail social à partir des notions de mythe, de rite, de sujet et d’action collective (Charles Ségalen)

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Pyët Vicard

lundi 26 août 2002

Les mythes et les rites dont s’autorise le travail social sont apparentés aux notions de famille, de travail, d’Etat-nation, figures du « bien commun ». Sacralisées, elles ont porté depuis deux siècles les rituels de solidarité du « contrat social ». Ce sont les marques temporelles - temporaires donc - d’une forme de passage de la « nature » à la « culture ». Ce sont ces « garants métasociaux », ces transcendances, qui accusent aujourd’hui un sérieux déficit. Des représentations du sacré passent.

Le sacré - l’intouchable - renvoie à une séparation, à un sacrifice. Pour permettre une relation. Dans ce sens où la relation, disait Winnicot, naît d’une séparation réussie. Le sacrifice participe d’une rupture. D’une forme de violence originelle. D’un renoncement, non a soi, mais à ce qui semblait aller de soi. Un sacrifice qui institue de l’Autre, du non-soi, et par là même du « commun », du collectif. C’est l’alternative du symbolique au diabolique. La primauté du pensé sur l’agi. Des actes de passage sur les passages à l’acte, comme le dit Jean-François Gomez. Le sacrifice symbolique veille à nous garder du sacrifice humain.

Pour autant, le symbolique reste un emprunt au réel, lequel arrive un jour à terme, son crédit épuisé. Consommé dans la réalité. Le moment est venu d’un nouvel emprunt, à moins de préférer penser ce qui l’a déjà été, et qui, épuisé, renverrait au sacrifice humain ; à l’économie de la différence, au sacrifice de l’Autre. Ce à quoi aspire l’absolutisme, qu’il soit religieux ou politique, pour verser dans le communautarisme ou le populisme. Le sujet, qui pense et dit ce qui ne l’a encore été, nous garde de cet ennui. Le sujet, en définitive, serait la seule entité humaine à ne pas être clonable.

Les représentations du sacré sont de passage. Ce n’est pas faute que l’idéologie pour les avoir portées, tente de les éterniser. C’est bien légitime. Il ne peut pas, du reste, ne pas y avoir d’idéologie. C’est encore le sujet, antithèse de l’idéologie, « antithèse de la socialisation » (Touraine), qui veille. Sacré sujet.

On ne doit donc pas se contenter d’un sacrifice symbolique, il faut encore tailler, sacrifier dans le symbolique lui-même.

En attendant, dans cette période de vacance symbolique, les rituels entre catégories sociales, politiques, entre classes d’âge, entre conjoints, accusent un déficit de sens : il n’y a plus de lutte de classe, de différence droite/gauche, plus d’épreuves d’accès au monde adulte, on divorce sans faute. Il n’y a plus lieu de discerner, de voter, d’élire ou de renoncer. Il n’y a même plus - relâchement suprême, comme le souligne Bruno Mattéi (1) de honte ou d’indignité. Plus de limites, plus de transgression, plus de culpabilité. Processus que résume bien ce concept de Robert Castel, désaffiliation . On ne sait plus contre qui se mesurer ou s’appuyer pour se dépasser. L’autorité ne sait plus où donner de la tête. Il n’y a plus de transcendance, à qui ou à quoi sacrifier.

En attendant, on sacrifie comme on peut. A Loft Story , aux Aventuriers de Koh-Lanta , à Maillon faible , à la Bourse, au Marché. En un mot au Meilleur ; même à l’école. On en revient à sacrifier au loup qu’est d’abord l’homme pour l’homme.

Que faire ? A la lecture de l’article de Thierry Goguel d’Allondans et Philippe Keller, Le travail social et ses rites, entre prométhéisme et herméneutique , il est possible de se poser la question sous l’angle du mythe, « pourvoyeur de sens », actualisé par le rite, « mode d’emploi du sacré ».

S’il y a crise comme on le dit des idéologies, quelle est la nature des rapports entre le mythe et l’idéologie ?

S’agissant de partage de savoir, l’idéologie se pointe, indique Régis Debray, quand le partage devient plus important que le savoir. Tentative aussi nécessaire que provisoire d’emprunt d’ un savoir au savoir. Au partage d’un savoir peut donc correspondre ou succéder, l’emprunt venu à terme, un partage de… l’ignorance. Assurée d’un égal militantisme. Une forme, autrement dit, de prêt à penser et par-là de jouissance de ce qu’il serait bon penser. Jouissance toujours déjà là, prête à l’emploi, prête à reprendre du poil de la bête, aussitôt la pensée et la parole laissées en souffrance, en panne de destination, dé-missionnées. Et c’est vraisemblablement une traversée de cette nature, du désert pour la tête, de la jungle pour le reste, que nous connaissons actuellement. Au déficit de « garants métasociaux » correspond un égal phénomène de « métamutisation », vocable qui donne à l’ignorance et au silence toute leur valeur militante. L’économie de marché, dérégulée, la bride sur le coup, sert aujourd’hui de fond de commerce à une économie de penser et de parler. Le loup de l’homme chasse sur ses terres. Il prospère.

C’est ce face à face avec le réel qui, semble-t-il, va (re)donner naissance au mythe. Il ne pourrait pas non plus ne pas y avoir de mythes. Le mythe, écrivait Barthes « est un langage qui ne veut pas mourir, (…) une parole dépolitisée ». Ce qu’il énonçait pour avancer que, « statistiquement, le mythe est de droite ». Peut-être, mais statistiquement seulement. Dans un contexte donné. Le propos prend aujourd’hui, paradoxalement, une signification particulière. Dans le sens où le mythe serait fondamentalement le langage qui ne veut pas mourir ; sur l’autel, précisément, de ce politique caractérisé aujourd’hui, à droite comme à gauche, par une politique d’individualisation des problématiques, une politique autrement dit de dépolitisation. Une politique qui, démystifiée, toutes tendances confondues, incline à droite. Le mythe, ici, comme « parole dépolitisée » passe statistiquement à gauche.

Le mythe, en effet, peut être ramené à sa fonction première, poétique, d’institution d’une parole publique, de méta-langage opposé à la « métamutisation ». Le mythe, au fond, « pacse » la parole et le réel pour tenter à nouveau, provisoirement, de donner sens à celui-ci et prendre forme dans un discours. Ce discours, en période creuse, touche en même temps qu’à sa vérité à sa fin. Il se retrouve confronté au réel, rendu à l’état brut. « Lorsqu’il parle d’une grande croisade ‘’ des forces du Bien contre les forces du Mal ’’, George W. Busch utilise le même langage que celui de Ben Laden » (Frédéric Lenoir, Le Monde 16-17 septembre). Le monde occidental s’est pris le réel en pleine figure.

Mais à quoi bon le langage ? A quoi bon, au fond, parler ?

C’est dans l’acquisition du feu, privilège des dieux, que résiderait métaphoriquement le « désir des hommes ». C’est aussi dans la guerre du feu, au cinéma cette fois, que le grognement de l’homme s’essaye au langage. Le désir ( de privatif ; siderus astre) est assujetti à la parole. Et c’est seulement poussé à bout que l’homme parle, car il ne peut pour obtenir le feu et en conserver quelque chose que le partager - même mal - avec ses semblables. Pour ce faire « s’entendre » un minimum avec eux. La pulsion de possession - prise direct sur le réel, jouissance, barbarie - doit en passer par le désir, contenu dans la parole - altérité, solidarité, civilisation - pour espérer saisir quelque chose du réel, du feu. Trouvant ainsi, un temps, à les domestiquer. Faute de quoi c’est le feu s’empare qui de l’homme.

Aujourd’hui, de par sa convoitise inlassable du monde et de ses astres, l’homme en est revenu à un discours inintelligible. Busch et Ben Laden poussent les mêmes grognements et, par là, conduisent au « des-astre ». C’est seulement poussé à bout, dans une guerre du feu, que l’homme à nouveau, peut-être, parlera.

Et ce qui l’aura permis aura probablement été prométhéen et herméneutique. Fait de passion civilisatrice, d’interprétation renversante des signes, des représentations, de passages de Haut en Bas, de kairos.

Aventure passionnante ! Le travail social va-t-il s’y laisser prendre ? Comment déconstruire puis ‘’remonter’’ le monde avec quelques pains, plutôt de « dyna-mythe » ?

D’un point de vue conceptuel

La notion de Sujet semble centrale. Un concept à enseigner, à populariser, à sacraliser peut-être. Comme il en fût de l’âme, dont il est une sorte de version sacrifiée à la laïcité. Emprunté comme elle au réel, il recèle une part d’insaisissable. Le Réel - le non-symbolisable - apparaît encore comme une notion capitale, sorte de Dieu profane, de Don essentiel, inaliénable, signe d’un univers de l’Autre, irréductible à soi.

On peut davantage philosopher sur le sujet que théoriser le sujet. Le sujet, c’est l’antithèse de la théorie : il n’a pas d’énoncé, il est - il n’est qu’énonciation. Version profane du Verbe ? Le sujet, c’est l’éclat de ce qui est pensé ou dit qui ne l’a encore été ; et qui attend de l’être. C’est à cette attente, prometteuse, prométhéenne pour peu qu’on lui donne un sens, qu’il conviendrait de sacrifier. Non pas sacrifier à telle ou telle attente, mais à l’attente en elle-même. Signe de l’incomplétude existentielle qui caractérise la condition d’être vivant et à laquelle s’ajoute celle, singulière de l’homme, d’être pensant. Incomplétude qui le conduit à faire en permanence avec des représentations de ce dont il n’a pas. Doué encore de cette faculté - imaginaire et fonction symbolique aidant - de transformer sa nature en culture . Sa pulsion, autrement dit, en désir . Etant entendu que la cause du désir n’est pas son objet, confusion qu’entretiendront toujours l’idéologie et la science lesquels, tel la publicité, véhiculent en permanence des objets de satisfaction, spirituels, intellectuels ou matériels, autant d’ «objets transitionnels » de représentations, de « doudous » sacrés, visant à ‘’occuper’’ un manque existentiel qui demeurera insatiable. Représentations d’emprunt, aussi nécessaires qu’épuisables..

C’est un « marché » où la demande demeure infiniment supérieure à l’offre, celle-ci tendant toujours à la combler celle-là, jusqu’à la saturer dans la reproduction du Même. Ce dernier veille à disposer, c’est reposant, de toujours plus de réponses que de questions Principe de jouissance qui, naturellement , a cours. Le désir, autant que faire se peut, est réifié. L’astre à nouveau à portée de la main. Notre civilisation, par bien des côtés, en passe par là, revient ce seuil critique, la krisis , celui de la révolution dans le sens du tour complet sur soi, du moment renversant, décisif. Entre l’itératif et le subversif, le grognement et la parole.

Mais comment enseigner le sujet, celui-là qui se présente toujours comme un mauvais sujet ? Le sujet, en effet, ne tient pas en place. Il n’est pas recommandable. C’est un résistant dans le sens, dit Deleuze, d’ être pour . «Antithèse du social » - Touraine s’est donné beaucoup de mal, parfois avec bonheur, à le faire tenir dans des formules (2) - c’est souvent seulement dans l’après coup, à titre posthume, qu’il est reconnu pour sa « passion civilisatrice ». En attendant, on lui accordera d’être impertinent, impudent ou exalté. Le sujet ne se commande pas. Il est. Reste à lui accorder droit de cité ce qui, précisément, n’est pas donné. Le sujet n’est jamais acquis, toujours conquis.

L’histoire, au fond, ne serait que lutte du sujet et du non-sujet, ce dernier n’étant jamais qu’un sujet qui l’a précédé et qui entend demeurer en l’état, se conserver. Ce qui est bien naturel . Qu’il s’agisse de l’histoire collective ou de l’histoire intime. Toute la difficulté de promouvoir le sujet est de le reconnaître a priori plutôt qu’ a posteriori . Tâche qui reviendrait, traditionnellement, à l’éducation, à l’enseignement ou à la politique et alors que le sujet, paradoxalement, est agent de dé-traditionalisation.

Le sujet, c’est un parti pris. Un pari à instituer.

« Le sujet ne se conçoit et ne se construit que comme acteur de mouvements sociaux », avance Touraine. Formule intéressante qui situe peut-être trop le sujet dans la « manif ». Le sujet, pour ne pas se rendre au désir de l’autre - ne pas en devenir l’objet plus que la cause - est convoqué aussitôt la relation engagée. Pour qu’il y ait de l’Autre - séparation de l’astre - opération engagée de bonne heure chez le tout petit quand, pour distinguer le moi du non-moi , se différencier l’astre-mère, s’individuer, il passe du balbutiement à la parole. Même s’il en reste un temps dans la « manif » au stade du « non ».

Il y a probablement matière à enseigner le sujet depuis la révolution. C’est du reste ce que fait Lionel Jospin pour décliner son identité d’ancien trotskyste. Il dit : la Révolution est le mythe fondateur de la République, elle est enseignée à l’école, elle doit pourvoir au sens de l’action politique. Le sujet révolutionnaire, selon le Premier ministre, est donc au coeur de l’instruction civique et de l’instruction en général puisqu’elles visent en commun, ne cesse-t-on de rappeler voire de scander, la citoyenneté. Si cela ne se remarque guère dans la pratique, c’est quand même une déclaration, une revendication d’envergure. C’est la légitimation d’un enseignement de cet ordre. Reste que la révolution, c’est dire ce qui est révolu. Ce sur quoi le Premier ministre, ici encore, est discret.

Dire ce qui est révolu, marque du sujet ? A l’envers de la jouissance, dont le propre est de ne pas se dire. Jouissance qui entend, comme au sens immobilier, disposer d’un bien , de l’astre-Même. C’est seulement une fois dit ce qui est révolu que le sujet, au besoin, peut aller à la manif. Sinon, faute d’énoncer, confinant dans la plainte, il ne fera que dénoncer, pousser ses grognements dans les manques de l’autre en caisse de résonance. Forme encore de jouissance.

Bref, en ce qui concerne le travail social, promouvoir le sujet, c’est faire autre chose que de le psychologiser ou de le « domestiquer », de s’attacher autrement dit aux processus de production de sens privé plus qu’aux processus de sens publics, forme encore jouissance, de la notion de sujet cette fois. Philosopher sur le sujet comme, plus généralement « philosopher, c’est faire de la théorie dans la politique » (Althusser). Enseigner le sujet c’est donc le politiser. Et en ce sens Touraine a raison de dire qu’ « il n’est pas de sujet individuel sans sujet collectif ».

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(1) L’éducation en panne d’humanité , Bruno Mattéi, CULTURES en mouvement , n°40, septembre 2001..

(2) Alain Touraine, Critique de la modernité , Fayard 1992. Alain Touraine et Farhad Khosrokhavar, La recherche de soi. Dialogue sur le Sujet , Fayard 2000.

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