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Rencontre avec Mélodie

Le mardi 15 septembre, Mélodie rentre de l’école à 11H30, comme d’habitude. Toute la famille est réunie pour le repas lorsque des coups violents sont frappés à la porte. Des policiers entrent, accompagnés de leurs chiens. Ils se saisissent du père de Mélodie et l’emmènent. La fillette ne l’a pas revu lorsque Arnaud, rééducateur, la rencontre pour la première fois. 

Le réel, ça vous tombe dessus sans crier gare. Lacan le définit comme « la limite de notre expérience », l’impossible à penser, l’impossible à dire.

Au groupe d’Analyse de Pratique auquel il fait ce récit (1), Arnaud précise que Mélodie est une petite fille de 8 ans, plutôt « effacée ». Son enseignante a demandé une aide parce que Mélodie ne s’investit pas du tout dans la classe. Lors de la rencontre avec la mère, celle-ci a évoqué des conflits importants, anciens et récurrents entre sa fille et elle à propos de la nourriture et elle a ajouté que Mélodie est surnommée « l’anorexique » dans son milieu familial.

Lorsque Arnaud va chercher Mélodie pour leur sixième rencontre, il l’interroge sur la tristesse qu’elle semble manifester ce jour-là. La réponse qu’il obtient est que «Tout va bien ».

Dans la salle de rééducation, Mélodie sollicite Arnaud pour la première fois afin de l’aider à construire une petite tour à base carrée avec des Kapla. Arnaud est surpris par les gestes peu assurés, « tremblottants » de Mélodie, alors qu’ensuite, elle construit seule et avec assurance une grande tour hélicoïdale beaucoup plus complexe.

Quelle est la charge émotionnelle de ce que représente Mélodie par la tour carrée  ?

Lorsque Arnaud lui demande ce que seraient ces constructions, il rapporte qu’ : « elle a énormément de mal à le dire ». Elle se décide enfin et désigne la grande tour : « C’est un magasin de nourriture. Je serais la vendeuse ». Toutefois, ce magasin est vide et elle ne se dessine pas. Quant à la petite tour carrée : « C’est une maison d’habitation. »

Un dialogue s’instaure :

-   Qui habite là ? demande Arnaud.

-   Ce serait toi

-   Tout seul ?

-   Non, avec un Monsieur

-   Ce serait qui ?

-   Ce serait ton frère.

Arnaud rapporte au groupe qu’il s’est senti touché profondément, proche de la sidération, et ce qui surgit brutalement, ce qui le laisse un moment sans voix, c’est la mort récente de son frère, un peu plus âgé que lui, et ce, dans des circonstances dramatiques. Au moment du récit, la souffrance est ravivée et ses paroles s’accompagnent d’une grande émotion. 

Ainsi, l’angoisse surgit lors d’une rencontre sans médiation avec du réel, lorsque le réel ne peut être imaginarisé, lorsque le fantasme se fissure.

C’est la deuxième intrusion du réel dans cette histoire. Cette fois elle touche l’adulte, au sein du transfert de la relation avec l’enfant. Le réel, c’est aussi ce qui insiste, « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire », avance Lacan. Ces choses tues, intolérables, non exprimées, non élaborées, non intégrées, restées à l’état brut dans le corps, peuvent surgir d'une manière brutale, intrusive, sous la forme d'angoisse innommable, de sidération, ou en « agir » pulsionnels, passages à l'acte ou « acting-out » qui mettent en échec notre capacité à penser : « Ce qui n’est pas venu au jour du symbolique réapparaît dans le réel », dit encore Lacan.

Au moment du dessin, Mélodie reproduit ses constructions. Elle dessine les deux tours, deux personnages dans « la maison d’habitation » et insiste : « Comment s’appelle ton frère ? ». Elle a elle-même un grand frère, mais sans doute a-t-elle plutôt perçu, au sein du transfert de la relation, le vacillement d’Arnaud, la brèche, la fissure, le point sensible et douloureux. Et elle l’interroge là. Au moment de son récit au groupe, Arnaud se demande encore pour quelle raison il a répondu dans la réalité, car il a donné le prénom de son frère décédé. Mélodie inscrit alors ce prénom au-dessus de la tête du plus grand des hommes, et au-dessus du deuxième, elle inscrit : « Arnaud ».

Inscription symbolique de l’absence, du manque. Mariage de l’imaginaire et du symbolique.

Arnaud rapporte alors avoir dit à Mélodie combien il est difficile de parler de ceux qui sont absents, de ceux qui nous manquent : un frère décédé, un papa...

Mise en mots pour l’enfant de l’impensable, de l’innommable, bordure donnée au réel grâce au symbolique de la parole...

Au cours des échanges qui suivent dans le groupe d’Analyse de Pratique, il est relevé que le signifiant unique « frère » renvoie à deux signifiants différents : le frère de Mélodie et le frère d’Arnaud. Pour le rééducateur, il y a eu court-circuit du symbolique et donc un point de sidération. L’enfant l’a perçu.

Dans le transfert et parce que c’est la fillette qui a apporté ce signifiant de la perte, du manque, parce qu’elle l’a inscrit dans la rencontre, le rééducateur a pu témoigner que l’on peut vivre quand même, malgré des événements dramatiques, et que la vie vaut la peine d’être vécue. Autrement dit, il a pu lui transmettre qu’il y a un futur possible.

Dans le partage des émotions et au sein du transfert de la relation, il s’est produit un  moment précieux et rare d’une rencontre humaine et humanisante.

Est évoquée dans le groupe la possible mise en forme par l’imaginaire d’une partie du réel qui a fait irruption dans la vie de la fillette. Cette tour carrée pourrait évoquer une « maison-prison pour les hommes ». Mélodie dira lors de la rencontre suivante qu’elle sait que son père partage « sa chambre » avec un autre homme. Par la représentation du magasin de nourriture, évocation d’un point de conflit important avec sa mère, on pourrait émettre l’hypothèse que Mélodie se donne une solution imaginaire : le magasin est vide et de plus, elle en maîtrise le contenu, puisqu’elle est la vendeuse... Par contre, cette petite fille « effacée » ne s’autorise pas encore à exister et à se représenter. Certains pourraient voir également dans cette grande tour vide la représentation symbolique du phallus du père manquant...

Selon Jacques LACAN, le réel se noue au symbolique, grâce à l’imaginaire qui lui donne sens. La représentation des trois registres sous la forme d’un nœud borroméen montre qu’aucun registre ne se suffit à lui-même, que si l’un se dénoue, aucun des deux autres ne « tient » plus.  Un nouage souple entre les trois registres est donc requis pour une bonne santé psychique mais aussi pour pouvoir donner sens aux apprentissages.

Tous les enfants rencontrés en rééducation ne vivent pas des choses aussi dramatiques que cette fillette. Pourtant, qui pourrait s’aventurer à juger de ce qui est anodin ou important pour l’autre ? Certains événements que nous estimons minimes au crible de notre rationalité sont  vécus douloureusement par l’autre. Les questions concernant la vie, la mort, la naissance, l’amour, la séparation, l’absence, le manque, le désir, sa propre existence, autant de questions auxquelles tout enfant est confronté, peuvent porter leur poids de réel, d’empêchement à penser, et la nécessité s’impose qu’elles se déploient, se mettent en forme dans leurs dimensions imaginaire et symbolique.

Qu’est-ce qu’être « un praticien de la fonction symbolique » comme le disait Lacan, et non un simple guérisseur de symptômes ?

Certains enfants ont besoin plus que d’autres d’un adulte disponible qui les sollicite, qui les accompagne, qui se prête aussi, au sein du transfert, comme support de leurs élaborations et de leurs questions. « L’essentiel est d’être là » dit encore Jacques Lacan, dans une présence complète et attentive, dans la singularité et l’inattendu de chaque rencontre. L’enfant redécouvre alors le plaisir de penser et d’être créatif, le plaisir d’investir son énergie dans des activités culturellement et socialement valorisées.

Nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire.

Dans le contexte actuel de recherche d’efficacité où tout doit être évalué, mesuré, quantifié, comparé, les rééducateurs ont besoin plus que jamais de s’ancrer sur leurs théories et sur ce qu’a montré l’expérience clinique. Dans un acte de résistance, ils ont besoin d’argumenter de leur posture et du détour qui seuls légitiment leur présence dans l’école. L’approche clinique a toujours fait peur à l’école. De plus les rééducateurs pointent l’échec de la pédagogie face à la grande difficulté scolaire, ils prennent en compte les difficultés familiales et sociales qui dérangent ou que certains voudraient ne pas voir.

Pour les rééducateurs, être pris dans l’éventuelle culpabilité de ne pas pouvoir faire la preuve d’effets immédiats de leur accompagnement de l’enfant, se laisser entraîner par le désir d’être efficace et céder aux sirènes de l’évaluation à tous crins des performances de l’élève, ne pourraient que dévoyer l’action rééducative tout en augmentant encore la pression exercée sur l’enfant, c’est-à-dire aller totalement à l’encontre de ce qui est recherché. Or, les rééducateurs ont appris, et je m’autoriserai à paraphraser Lacan, que le désir d’apprendre, que l’acceptation par l’enfant des règles, des contraintes et des exigences du milieu scolaire, que les capacités de l’enfant à différer, à anticiper, que ses capacités d’attention ou de concentration par exemple, surviendront « de surcroît » (2).

La suite de l’histoire a montré que Mélodie a bien entendu l’autorisation de parole donnée par son rééducateur, alors que la mère avait plutôt entretenu un certain flou et certaines confusions. Dès lors, Mélodie évoque ses visites au parloir et les questions qu’elle se pose quant aux interdits, à la loi. Elle poursuit également son travail d’élaboration quant à son origine, à la triangulation oedipienne, au manque, au sens qu’elle donne à sa propre histoire... Elle a par exemple tenté de faire s’envoler, au moyen d’une ficelle, une boîte dans laquelle elle avait enfermé trois escargots. La ficelle s’est cassée, mais elle a réparé la coquille cassée des escargots avec du ruban adhésif, avant de dessiner un papillon qui s’envole. On peut y lire bien sûr des métaphores en lien avec son père, avec la prison, avec un rêve d’évasion et avec le désir de le retrouver... Mélodie affirme également et dans le même temps qu’il est possible de réparer ce qui s’est cassé et ce qui n’a pas réussi à protéger. Ne serait-ce pas également une belle métaphore de son travail rééducatif ?

Jeannine DUVAL HERAUDET, 02 juin 2010

1-  Ce groupe est constitué de rééducateurs de l’Education nationale qui travaillent dans des Réseaux d’aides spécialisés aux élèves en difficulté (RASED). Cette situation, prise dans l’ensemble plus vaste d’une série de rencontres avec ce groupe, a fait l’objet d’un contrôle de superviseur avec Joseph ROUZEL.

2 - J. LACAN, 1960, L’éthique de la psychanalyse